Notre patrie

A. Gibert
« Ceux qui disent de telles choses montrent clairement qu’ils recherchent une patrie ; et en effet, s’ils se fussent souvenus de celle d’où ils étaient sortis, ils auraient eu du temps pour y retourner ; mais maintenant ils en désirent une meilleure, c’est-à-dire une céleste ; c’est pourquoi Dieu n’a point honte d’eux, savoir d’être appelé leur Dieu, car il leur a préparé une cité »
(Héb. 11, 14-16)

Être attaché à son pays natal est naturel et légitime. Ses aspects, ses paysages, le genre de vie et le langage de ses habitants s’associent tellement à nos souvenirs, qu’ils font partie de nous-mêmes. Ce sentiment n’a rien à voir avec les mérites propres de ce pays, ses beautés particulières ou le rang qu’il occupe dans le monde, car on ne choisit pas plus sa patrie terrestre que sa famille, et l’on ne peut pas plus discuter l’amour de celle-ci que l’amour de celle-là. Il faudrait être insensible pour n’éprouver ni l’un ni l’autre.

Mais le chrétien, tout en laissant à ces sentiments naturels leur valeur, et, quand ils sont à leur place, leur réelle beauté, doit veiller à ne pas les laisser prendre dans son cœur ce qui est dû à Christ. Ce n’est pas sur les choses qui se voient que nos regards doivent se fixer [2 Cor. 4, 18]. Nous n’avons pas ici-bas de cité permanente [Héb. 13, 14]. « Ils ne sont pas du monde » [Jean 17, 16], a dit Jésus. Nous devrions éprouver davantage, et « montrer clairement » [Héb. 11, 14], que notre seule patrie, c’est désormais le ciel.

Chez « ceux qui habitent sur la terre », cet attachement au pays natal est soigneusement cultivé. Il s’y ajoute le désir de le voir plus grand et plus fort que les autres. Stimuler l’orgueil national est une nécessité, pour un état : sous peine de décliner et de disparaître, il doit affirmer sa vie et sa puissance, aussi met-il tout en œuvre pour exciter le patriotisme des siens. Sans doute, il est des esprits généreux ou utopiques qui rêvent de la grande fraternité humaine ; mais le fait est là que le monde actuel est organisé en pays distincts qui, quelle que soit leur origine, vivent en s’opposant entre eux. Chacun nourrit son propre sentiment national, fait d’éléments les plus divers, parmi lesquels dominent, on ne saurait le dissimuler, la satisfaction de soi, l’intérêt, la fierté du passé historique du peuple ou de la race (et chacun défigure complaisamment l’histoire en sa faveur), l’espoir d’un avenir plus glorieux. Tout cela vient se superposer à ces affections profondément respectables dont nous parlions plus haut. Ce patriotisme s’accompagne fréquemment d’une étonnante ignorance de l’étranger, de l’impossibilité de comprendre son véritable état d’esprit, et chaque pays ne voit trop souvent ses voisins qu’à travers des sentiments d’envie, de crainte, de méfiance ou même de haine. Bref, il est bien difficile au patriotisme d’être autre chose qu’un égoïsme collectif. Le chrétien doit lutter pour ne pas être entraîné par ce courant, qui atteint parfois un extraordinaire degré de puissance.

Car le chrétien n’est pas de ce monde. Cela doit tout régler pour lui. Certes, il n’oublie point qu’il a des obligations strictes vis-à-vis des autorités terrestres. Il doit donner l’exemple de l’obéissance aux lois, et non point simplement par crainte des sanctions, mais par conscience (lisez Rom. 13, 1-7), plus encore, pour l’amour du Seigneur (1 Pier. 2, 13). Il doit avoir à cœur le bien des autorités, et prier pour elles, spécialement pour celles de son pays. Il doit prier pour la paix de celui-ci. Il est comme l’Israélite qui, déporté à Babylone, devait prier pour la paix de la ville de son exil (Jér. 29, 7) : étrangers ici-bas, nous devons nos prières à la terre où nous séjournons, de même que nous devons prier pour la paix de l’Assemblée (rapprochez Ps. 122, 6-9 de ce passage de Jérémie).

Obéir, être soumis, prier. Mais tout cela comme des étrangers qui n’ont pas le droit d’épouser une cause terrestre. Nous sommes dans un monde qui a rejeté Christ et qui continue à le faire. Il ne nous appartient à aucun degré de faire valoir nos titres à une cité de la terre, dont notre Roi est exclu. « Mon royaume n’est pas de ce monde » [Jean 18, 36], a-t-Il dit.

Au reste, comment pourrions-nous, dans ce monde, prendre parti entre causes différentes ? Je sais bien que l’on allègue plus d’une raison spécieuse pour persuader les chrétiens qu’ils auraient tort d’abandonner le soin des affaires publiques à d’autres, qu’ils devraient jouer un rôle parmi les forces les plus saines de la patrie, etc. Mais, à supposer qu’ils se croient libres d’intervenir, sur quel principe pourraient-ils choisir, juger, se déterminer ? Entre groupes politiques opposés, ou entre nations qui contestent, dans combien de cas est-il impossible de discerner où est le bon droit, dans l’enchevêtrement des faits, des raisons, des sentiments ? Qui se flattera de connaître les mobiles secrets, d’apercevoir les fils invisibles, de deviner les animateurs cachés de telle ou telle politique, les intérêts obscurs, avouables ou non, qu’elle servira ? Dans un pays où la presse est libre, en apparence au moins, tant de voix discordantes s’élèvent qu’elles étouffent entièrement celle de la vérité ; et dans un pays où la presse obéit à un seul mot d’ordre, on sait comment la pensée de tout un peuple est arbitrairement asservie et faussée.

De sorte qu’à vouloir soutenir une doctrine politique ou nationale, nous nous exposons à sanctionner, consciemment ou non, des efforts entièrement opposés aux droits du Seigneur ou à Ses desseins. Pour le patriote convaincu, la cause de son pays est la seule juste, la seule bonne. Le patriotisme ne se raisonne pas, il ne peut se raisonner. Il exige le sacrifice de tout, pensée, affections, existence. Humainement, il y a quelque chose de grand dans ce dévouement de l’individu à un principe. Mais le chrétien, s’il doit la soumission aux autorités, se doit lui, esprit, âme et corps, à Christ, et à Christ seul. Nous avons été achetés à prix [1 Cor. 6, 20], nous sommes esclaves d’un Maître. Nous ne nous appartenons pas.

Si nous voulons être effectivement le sel de la terre [Matt. 5, 13], il nous faut garder du sel la saveur — celle de la séparation. Même incompris, raillés ou calomniés, soyons persuadés que nous ne pouvons poursuivre le bien de ce monde qu’en restant ceux qui n’en sont pas.

Être soumis, sans faire valoir nos droits, ce doit être une des formes essentielles du témoignage, et prier, le meilleur acte de civisme terrestre des citoyens du ciel.

Mais nous éprouvons bien, n’est-ce pas, qu’il s’agit avant toutes choses, pour chacun de nous, de l’état réel de notre cœur. Où est-il ? Qu’est-ce qui l’occupe ? À quoi sommes-nous attachés ? Les patriarches dont nous parlent le passage cité en tête de ces lignes vivaient dans la seule attente de la patrie que Dieu plaçait devant eux. Le souvenir même de celle qu’ils avaient quittée avait disparu, chassé par l’espérance proposée. Pareillement, nous ne sommes détachés de la terre que dans la mesure où nous aimons le ciel, et Celui qui le remplit.