Préférences et comparaisons

A. B.-P.

Préférer un objet à un autre, telle personne à telle autre, est chose commune sous le soleil. Les préférences sont ancrées dans l’homme depuis qu’il est sur la terre ; elles sont naturelles, humaines ; on ne les empêche pas. Vous êtes libre de préférer ce paysage à celui-ci et d’aimer tout particulièrement, entre plusieurs choses de nature différente ou de même nature, celle qui vous plaît le plus. Et si je vous dis que je préfère à ce tableau que vous aimez tel autre qui est spécialement de mon goût, vous n’en serez pas fâché. La gamme des préférences et des goûts est infinie.

Mais il y a pourtant lieu, dans certains cas, d’examiner sérieusement les raisons de nos préférences, et spécialement lorsque des personnes sont en cause. Nous constaterons alors que, émanant de nos cœurs égoïstes et vaniteux, il peut y avoir en elles quelque chose de condamnable, si bien que nous ne devons pas nous laisser gouverner par elles. Si Jacob avait une préférence bien légitime pour son fils Joseph, Isaac aimait d’autre part Ésaü plutôt que Jacob, simplement parce que le gibier était sa viande. Ses préférences étaient charnelles, trop humaines dirons-nous. Toutes ne sont pas aussi basses en apparence, mais participent néanmoins de cette nature égoïste qui est en nous, toute remplie d’orgueil. Elles peuvent me conduire, par exemple, à choisir comme ami tel jeune homme, non seulement parce qu’il m’est sympathique, qu’il y a en lui ce qui répond à certains de mes goûts (ce qui se ressemble ne s’associe-t-il pas tout naturellement ?), mais aussi ce qui peut flatter mon orgueil — et c’est là un point essentiel sur lequel nous avons à veiller.

La vraie et utile amitié selon Dieu[1] doit s’élever au-dessus des préférences purement humaines, au-dessus de l’esprit de classe et de parti qui caractérise nos temps et divise les hommes. L’amitié dégénérée, qui ne mérite plus le nom de chrétienne, nous isole de la masse de nos frères et nous conduit, pour une question de préférence trop intéressée, à nous plaire à nous-mêmes et à satisfaire nos goûts dans le choix de ceux que nous voudrions nous associer.

Or nous devons tendre à passer par-dessus ce qui est le propre de l’homme dans la chair et nous appliquer à aimer sans distinction et sans esprit de parti. « Que rien ne se fasse par esprit de parti, ou par vaine gloire ; mais que, dans l’humilité, l’un estime l’autre supérieur à lui-même » (Phil. 2, 3). « Ayant purifié vos âmes par l’obéissance à la vérité, pour que vous ayez une affection fraternelle sans hypocrisie, aimez-vous l’un l’autre ardemment d’un cœur pur » (1 Pier. 1, 22).

Évitons aussi les comparaisons, qui peuvent être dangereuses. Soyons prudents en comparant nos frères, les jeunes comme les plus âgés, et ne nous hâtons pas de formuler une appréciation en soulignant que nous préférons de beaucoup tel frère à tel autre. Vous admirez avec raison la rose magnifique au parfum enivrant, mais n’oubliez pas que Dieu a mis sa gloire aussi bien dans l’humble fleur que foule votre pied. Ne comparez pas, ou plutôt comparez sagement, et appréciez chaque chose à sa place dans l’admirable diversité que vous offre, dans son unité, la merveilleuse création de Dieu. Et cette étonnante diversité dans l’unité se retrouve dans les dons du Seigneur et dans le corps qui est un et où chaque membre doit être apprécié à sa place. Pourquoi comparer la main avec le pied, l’un et l’autre ayant une fonction différente ? Et pourquoi l’un se réclamerait-il du nom de Paul et l’autre d’Apollos [1 Cor. 1, 12] ? « Qu’il n’y ait point de division dans le corps, mais que les membres aient un égal soin les uns des autres » [1 Cor. 12, 25].

Combien sont grandes et belles les leçons de l’amour divin qui s’est attaché à ce qui est petit et méprisable ! Et combien mesquines et fragiles sont le plus souvent nos préférences, si petites en regard de cet amour qui nous inonde ! Elles sont habituellement et naturellement basées sur ce à quoi l’homme regarde : l’extérieur, les qualités naturelles, le talent, l’argent, et nous laissent ignorants de tant de vertus cachées chez ceux que nous estimons peu. Fragiles, elles subissent l’influence de tous les vents de médisance et sombrent si vite. Aveugles, injustes, passionnées, elles engendrent si facilement les dissensions, les querelles, la haine même.

Aussi, poursuivons plutôt les choses qui tendent à la paix et à l’édification mutuelle [Rom. 14, 19] et n’insistons pas sur les excellentes raisons que nous avons pour « aimer mieux » celui-ci plutôt que celui-là, ceux-ci plutôt que ceux-là, en cachant peut-être dans nos paroles ou dans nos cœurs quelque secret mépris à l’adresse de ceux que nous abaissons.

Mais si, après tout, nous aimons à cultiver les préférences, penchons-nous alors avec prédilection sur les délaissés, sur ceux de nos frères qui réunissent le moins de suffrages parmi nous, mais toujours sans oublier les autres, « ayant, les uns envers les autres, un même sentiment ; ne pensant pas aux choses élevées, mais nous associant aux humbles » [Rom. 12, 16].