Séparation

A. Gibert
« Dieu sépara la lumière d’avec les ténèbres »
(Gen. 1, 4)

Le principe même du témoignage est de manifester la séparation que Dieu lui-même établit entre les siens et le monde.

Ce principe se retrouve tout au long de l’Écriture, et chacun éprouvera intérêt et profit à en chercher les nombreuses expressions et illustrations. Dieu, au premier jour de la création, sépare la lumière d’avec les ténèbres [Gen. 1, 4] ; au quatrième, le jour d’avec la nuit [Gen. 1, 14]. Noé tranche par sa perfection sur ceux de son temps. Abraham se retire sur la montagne, abandonnant la plaine aux plaisirs impies. Le peuple d’Israël est mis à part pour l’Éternel (Nomb. 23, 9). Daniel et ses compagnons se préservent soigneusement des mets délicats du roi [Dan. 1, 8]. Le Seigneur dit des siens : « Ils ne sont pas du monde, comme moi je ne suis pas du monde » [Jean 17, 14, 16]. Y a-t-il, dit l’apôtre, « communion entre la lumière et les ténèbres ? et quel accord de Christ avec Bélial ? » [2 Cor. 6, 14, 15]. Et toutes les exhortations des épîtres nous rappellent sans cesse à la sainteté pratique, une séparation effective, dans notre marche, d’avec le mal dans lequel gît le monde (1 Jean 5, 19). « Se conserver pur du monde » est l’un des deux aspects du « service religieux pur et sans tache », selon Jacques 1, 27.

Pour quiconque est né de nouveau, ce principe est simple et clair. Quand on a été par grâce arraché au pouvoir des ténèbres, moralement sorti du monde, rendu propre pour le ciel, on sent bien que l’on ne peut à la fois servir le monde et Jésus.

Seulement, si la nécessité d’une telle séparation est une vérité que notre nouvelle nature reçoit sans conteste, qu’en est-il dans la pratique ?

Cette question nous oblige tous, n’est-ce pas, à courber la tête et à confesser que nous sommes bien loin de vivre séparés de ce monde comme nous le devrions. Et chacun constate, dans le détail de sa propre existence, combien il est difficile de garder, toujours en éveil, cette sainte vigilance qui lui est demandée.

C’est que notre vie terrestre est appelée à se dérouler dans le cadre même de ce monde dont il faut cependant sortir. Il faut être « dans ce monde » sans être « du monde », selon les paroles mêmes du Seigneur en Jean 17. Il faut vivre au milieu du monde, travailler avec lui, gagner les moyens de subvenir aux besoins de cette vie par les mêmes moyens que lui, et en même temps il faut le fuir. Pourquoi dissimulerions-nous que cette obligation, simple en principe, comporte bien des cas délicats ou exerçants ? Nombre de questions viennent se poser, variables de l’un à l’autre, selon l’occupation de chacun, l’éducation qu’il a reçue, son tempérament propre, son degré d’expérience, son entourage.

Beaucoup disent, et en particulier des jeunes à qui pourtant les bonnes intentions ne manquent pas : « Où donc passe cette limite entre le monde et la vie chrétienne ? ». On entend répondre à des avertissements ou des répréhensions : « Vous allez trop loin, vous êtes trop strict, on ne pourrait plus vivre sur la terre, alors ». Ou bien : « Je me permets ceci que tel frère réprouve, mais lui-même ne fait-il pas cela que je ne voudrais pas m’accorder ? Après tout, cette distraction, ce délassement que je m’accorde, ne sont pas plus coupables que son voyage ou ses habitudes de confort ».

Être dans le monde, sans être du monde… Certains, devant les difficultés de le réaliser, ont plus d’une fois souhaité une vie absolument retirée de l’agitation et des séductions de la société humaine. Mais ce n’est pas dans un cloître ni dans un désert que nous avons à rendre témoignage, c’est au milieu des hommes. Du reste, mortifier sa chair, c’est lui rendre indûment honneur (Col. 2, 23). Et enfin, vous vous retireriez dans la plus complète solitude que vous retrouveriez le monde dans la seule compagnie qui vous resterait, la pire, votre propre cœur.

Qui n’a souhaité du moins de consacrer entièrement, exclusivement son activité à « l’œuvre du Seigneur », avec le secret espoir que par là le plus grand nombre des liens difficiles à rompre avec ce monde le seraient d’un coup ? Chers amis, veuille le Seigneur en pousser un plus grand nombre dans le champ de la moisson, colporteurs, prédicateurs, missionnaires ; qu’il en qualifie beaucoup d’entre vous pour ce travail. Qu’il accorde en même temps aux autres de savoir mieux utiliser pour Lui, dans un service semblable, les occasions et les loisirs qu’Il nous donne. Mais il reste que l’enseignement des épîtres considère la masse des chrétiens comme engagés dans les affaires ordinaires de la vie, « mangeant leur propre pain en travaillant paisiblement » [2 Thess. 3, 12], et appelés à rendre témoignage dans des occupations extérieurement identiques à celles du monde. Il y aurait un danger à rêver seulement à un service possible, auquel le Seigneur ne nous appellera peut-être jamais, et à oublier de L’introduire, Lui, dans notre vie journalière. Aux champs, au bureau, au magasin, à l’atelier, dans la maison, le chrétien, occupé à des travaux dont l’objet paraît uniquement terrestre, peut les faire et doit les faire pour le Seigneur, le cœur et la conscience heureusement exercés devant Lui.

Mais voilà précisément ce qui suppose bien des combats, soulève bien des perplexités, et disons-le, surtout dans nos temps. Il devient de plus en plus difficile de pouvoir travailler seul, pour soi, dans la famille ou entre chrétiens ; on est engrené dans l’immense machine humaine, avec le danger d’être pris dans des engrenages qui vous entraînent malgré vous. Je sais plus d’un jeune d’aujourd’hui qui a dit ou pensé : « Il était relativement facile, au temps où l’on pouvait vivre tranquillement, presque isolé, sur son petit coin de terre, où il y avait des artisans libres, où les affaires ne représentaient pas un tel tourbillon, de se fermer aux bruits de ce monde. La vie n’avait pas la fièvre d’aujourd’hui. On pouvait se recueillir davantage. Maintenant qu’à chaque pas nous avons affaire à des sollicitations nouvelles, à mesure qu’inventions, procédés nouveaux, groupements nouveaux, transforment nos pays, comment se tenir à part ? On ne peut tout ignorer de son temps, et pourtant que de poisons dans tous les journaux ! On a besoin d’une instruction suffisamment poussée, et elle est pleine de périls. Nous voudrions bien ne rien entendre de tant de théories ou de systèmes politiques, religieux ou autres, mais ils nous assaillent, et mille conversations inévitables nous forcent à nous en occuper. Comment s’y reconnaître ? Peut-on vraiment nous donner une limite nette et nous dire : Ceci est du monde, n’y touchez pas, ceci est légitime, ne vous mettez pas en souci ? ».

Hélas ! Esquisser seulement une limite, que ce soit en matière de lectures, de procédés commerciaux, de distractions, de toilette, que sais-je, ce serait immédiatement donner à nos cœurs la tentation de la franchir. Cela a toujours été l’effet de la loi. Toutes les fois que le légalisme a voulu se dresser avec rigidité, il a provoqué de tristes réactions.

Mais d’un autre côté, à quelles catastrophes irions-nous si nous disions : « Libre à chacun de se tracer sa propre voie. Ma conscience est ma seule règle ». Vous savez ce qu’il arriva en Israël quand chacun faisait ce qui était bon à ses yeux. La conscience ? Tout homme a la sienne. Mais elle parle différemment de l’un à l’autre. Elle n’est pas une règle, mais l’instrument qui indique si l’on s’écarte d’une règle donnée. L’apôtre lui-même disait que n’avoir rien sur la conscience ne le justifiait pas (1 Cor. 4, 4). Elle a besoin d’être réveillée, ranimée. Il faut qu’elle soit exercée ; il y a des progrès à faire dans le discernement du bien et du mal (Héb. 5, 14). Il faut, d’un mot, que la conscience soit éclairée.

Nous revenons ainsi à l’illustration par excellence de la séparation : Dieu sépara la lumière d’avec les ténèbres. « Malheur à ceux qui appellent le mal bien, et le bien mal, qui mettent les ténèbres pour la lumière, et la lumière pour les ténèbres ! » (És. 5, 20).

Quiconque voit saisit d’emblée le contraste entre la lumière et les ténèbres, il a l’idée de la pleine lumière et de l’obscurité complète. Tout le monde sait ce que c’est que de passer des ténèbres à la lumière. J’étais dans une chambre obscure, j’ouvre une porte, me voici dans une chambre illuminée. Rien de plus simple. Mais vous m’arrêtez bien vite. Tout n’est pas si simple dans la réalité. Le plus souvent, c’est par degrés que l’on passe de la lumière aux ténèbres. Le cercle lumineux d’une lampe décroît à mesure qu’on s’éloigne, il s’affaiblit insensiblement, on entre dans la pénombre et peu à peu, bien lentement, on arrive à la nuit complète, où l’œil le plus exercé ne distingue plus rien. Le jour s’établit et disparaît par l’intermédiaire de l’indistinct crépuscule.

Je crois que nous sommes au cœur même du problème. C’est bien ainsi que, moralement, se posent tant de questions pour nous. Nous sommes bien souvent dans la pénombre, nous sommes dans la lumière affaiblie du crépuscule, et l’on s’interroge alors sur la voie à suivre. On sait bien que tel péché grossier, telle compagnie, telle façon d’agir, sont du domaine des ténèbres. Mais en deçà, sur les confins de la clarté et de l’ombre, que d’hésitations ! « Il me semble que je puis accepter cette invitation, il n’y a vraiment pas de mal. Cette musique, en somme, est très convenable. Ce petit artifice de comptabilité n’est pas une tromperie. Il faut payer les impôts, c’est sûr, mais tout le monde arrive à tourner cette taxe gênante. Et celui-ci ou celui-là font bien pis… ».

Chers amis, il est bien vrai que nous avons souvent à cheminer aux confins de la lumière et des ténèbres. Nous ne serons dans la pleine lumière qu’au ciel. Comment donc nous orienter ? D’une seule manière. Puisque être dans la pénombre, cela veut dire être entre la lumière et l’obscurité, il s’agit seulement pour nous de tourner les yeux vers la source de lumière. De quel côté tournons-nous les yeux ? C’est la seule question. Nul ne peut y répondre que pour soi-même. Nous ne voyons pas clair sur notre route, disons-nous. Soit. Mais dans quel sens la suivons-nous ? Vers le noir, ou vers la clarté ? Nous savons tous qu’il n’y a qu’une lumière, Jésus. Faisons-nous toutes choses en ayant Jésus devant nos yeux ? Tourner les yeux vers la lumière. Tout est là. « La lampe du corps, c’est l’œil. Si donc ton œil est simple, ton corps tout entier sera plein de lumière » [Matt. 6, 22]. Le vrai modèle est Celui qui s’est « toujours proposé l’Éternel devant Lui » (Ps. 16, 8).

Reconnaissons-le. Presque toujours, nous posons mal la question de ce qui est permis ou non au chrétien : « Y a-t-il du mal à entrer ici, à aller là ? », disons-nous. Alors que toute incertitude disparaît si nous nous demandons : « Si je vais là, Jésus restera-t-il devant mes yeux ? ». Nous n’avons pas idée de la simplification que cette manière de penser et d’agir apporterait dans notre vie. Mais cela ne peut avoir lieu que si nous cultivons avec Lui ces rapports personnels que seules la prière et la Parole, qui le révèle, assurent. Alors cette Parole sera, pour chacun de nos pas, la lampe à nos pieds, la lumière dans notre sentier dont parle le psalmiste [Ps. 119, 105], en d’autres termes la réponse à toutes les questions de la route.

Voyons la chose d’une manière plus importante encore. N’oublions pas que c’est seulement tournés vers Christ que nous reflèterons Christ, ce à quoi nous sommes appelés (Éph. 5, 8-14). C’est cela, le témoignage. C’est pour cela que nous sommes laissés ici-bas, pour que Christ soit vu en nous. C’est là marcher « dans la lumière » (1 Jean 1, 7).

Soyons occupés de Lui. Connaissons-le toujours mieux. Regardons à Lui et non aux autres. C’est ainsi que, gardés dans nos voies et Le reflétant Lui-même, nous vivrons cette vie chrétienne, en dehors de laquelle il n’est pas de vie pour nous (Gal. 2, 20), dans la séparation nécessaire pour être utile au Maître (2 Tim. 2, 21).