Les Philippiens et l’évangile

A. Gibert

Une cause aussi bien qu’un résultat de notre faiblesse spirituelle est la tendance à séparer l’évangélisation de la vie propre de l’assemblée.

Tantôt l’évangélisation — encore la restreint-on à la recherche et à l’appel des inconvertis — est considérée comme la seule activité chrétienne, et comme une activité à exercer dans l’indépendance totale de l’assemblée ; on donnera la main d’association à tout ce qui se fait dans la chrétienté pourvu que la bonne nouvelle du salut soit diffusée. N’en arrive-t-on pas quelquefois à faire tourner toute la vie chrétienne autour de campagnes d’appel, en mesurant volontiers leur valeur au bruit qu’elles font ou à la qualité de leur organisation ? On en oublie facilement l’évangélisation silencieuse, celle des contacts personnels et de l’exemple, celle qui se fait dans la famille, dans les réunions ordinaires, celle qui « saisit l’occasion », celle qui ne se montre pas. Et on tient vite pour surannés les principes de la Parole quant au rassemblement, à la discipline de l’assemblée et à la séparation du mal, si même ils ne sont pas niés. Le service de l’adoration, le culte, l’édification, seraient traités de secondaires sinon de négligeables. Le discernement des fausses doctrines et le refus de témoigner de la communion avec ceux qui les retiennent passent pour un manque d’amour et de la petitesse d’esprit, tant est grand le souci exclusif de l’évangélisation ainsi comprise.

Tantôt, à l’opposé, nous risquons de tomber dans l’indifférence pratique de l’assemblée vis-à-vis du devoir d’évangélisation, pourtant si précieux et si pressant pour peu que nous prenions à cœur les besoins des multitudes d’âmes inconverties. Même si l’on soutient matériellement des évangélistes, colporteurs ou missionnaires, il semblerait qu’on en redoute les activités comme pouvant distraire de tâches tenues pour plus élevées. Dans la crainte de voir le mal doctrinal envahir l’assemblée de Dieu, on se replierait entièrement sur les services, d’ailleurs de valeur inestimable, qui lui appartiennent comme telle et qui, eux, ne peuvent s’exercer qu’à l’écart du monde. Ainsi se formerait peu à peu, sans y penser peut-être, une société particulière pour ne pas dire un petit corps professant, distinct quoique au sein de l’ensemble de la chrétienté professante. L’aboutissement serait le sectarisme. Par une inconséquence frappante, certains qui freinent le zèle pour l’évangélisation déplorent hautement de ne pas voir plus de conversions. C’est méconnaître que nous ne moissonnons pas parce que nous ne semons pas.


Des deux côtés le danger est bien de dissocier propagation de l’évangile et marche de l’assemblée. Or la Parole ne les sépare point.

L’accroissement du corps de Christ, selon Éphésiens 4, son édification au sens premier du terme, implique des évangélistes au même titre que des pasteurs et des docteurs. Les uns et les autres sont donnés par le Seigneur et sont responsables devant Lui, mais ils agissent tous « en vue du perfectionnement des saints, pour l’œuvre du service, pour l’édification du corps de Christ » (Éph. 4, 12).

L’assemblée elle-même n’évangélise pas, pas plus qu’elle ne nourrit ni n’enseigne : elle est nourrie par des pasteurs, enseignée par des docteurs et elle est, pareillement, recrutée par le moyen des évangélistes, toute « l’œuvre du service » se faisant, sur le fondement qu’ont posé une fois pour toutes les apôtres et les prophètes, par le Saint Esprit. Il est l’agent divin qui ajoute, conversion après conversion, des membres nouveaux dont Il s’occupe ensuite ; et trop souvent Sa puissance — la seule qui compte — est méconnue dans l’évangélisation. Telle est la formation normale du corps du Christ, dans l’équilibre des actions qui concourent à sa croissance. Paul, lorsqu’il était parti pour l’œuvre, avait été mis à part par l’assemblée selon l’ordre donné par le Saint Esprit qui l’avait appelé ; ensuite il avait été recommandé à la grâce de Dieu par elle ; et il était resté en étroite liaison avec l’assemblée locale qui avait ainsi agi à son égard (Act. 13, 1 ; 14, 26 ; 15, 40 ; 18, 22).

N’avons-nous pas grandement perdu de vue cet accord nécessaire, et cela par manque d’amour pour le Seigneur, pour Son Assemblée, et pour les âmes ?

Nous pouvons apprendre beaucoup sur ce sujet en lisant l’épître de Paul aux Philippiens, cette épître de caractère si pratique, l’épître de l’expérience et de la vie chrétienne en action, et si directe dans ses exhortations affectueuses qu’on pourrait l’appeler l’épître du cœur à cœur.

Un de ses traits est précisément l’étroite association, que l’apôtre tient à resserrer encore, entre les Philippiens et lui-même dans l’œuvre de l’évangile. Cette épître n’est pas adressée proprement à l’assemblée comme telle ; mais « tous les saints qui sont à Philippes, avec les surveillants et les serviteurs », représentent bien une assemblée en activité, fonctionnant sainement, avec les moyens donnés de Dieu, et tous ces saints sont appelés à vivre et à combattre ensemble, sans exception. Paul, lui, ne prend pas le titre d’apôtre mais celui d’esclave de Jésus Christ, ainsi que Timothée ; c’est un serviteur spécialement appelé mais qui écrit à des compagnons de service : une place et un travail particuliers lui ont été assignés, mais il s’adresse aux saints, à « tous les saints », comme à autant de collaborateurs dans l’œuvre de l’évangile.

L’évangile est ici au centre des préoccupations de l’apôtre. Il s’agit de l’évangile dans son plein sens : « Christ prêché » (1, 15), « Christ annoncé » (1, 18). La bonne nouvelle du salut, c’est Christ. Il s’agit de beaucoup plus qu’émouvoir des auditeurs et faire vibrer en eux la fibre religieuse, mais bien de les amener à Christ, Christ mort, Christ ressuscité, Christ dans la gloire, Christ modèle et puissance de la vie du chrétien, Christ qui va revenir. On oublie trop souvent qu’évangéliser va bien plus loin qu’adresser un appel, si pressant qu’il soit, aux âmes. Jeter le filet est l’opération première, en un sens la plus facile ; mais d’autres sont aussi nécessaires qui supposent de la persévérance, savoir, retirer le filet, puis amasser avec discernement les poissons dans les vaisseaux et non point les laisser replonger dans leur ancien élément. Nous annonçons Christ, disait Paul, « exhortant tout homme et enseignant tout homme en toute sagesse, afin que nous présentions tout homme parfait en Christ » (Col. 1, 28, 29).

L’évangile est « l’évangile de Dieu… touchant son Fils » et l’évangéliste ne saurait demeurer dans le vague et s’en tenir à remuer des sentiments ; il a à conduire les âmes jusqu’à Christ. Des hommes sont appelés des ténèbres à la lumière, du pouvoir de Satan à Dieu, et placés sous l’autorité de Christ comme Seigneur. Tirés du monde, ils sont par l’Esprit de Dieu introduits dans l’assemblée où des soins et un enseignement doivent leur être donnés sous l’action du même Esprit.

« Serviteur de l’évangile » comme il l’était de l’assemblée (Col. 1, 23, 25), l’apôtre ne cesse d’avoir à cœur « l’avancement de l’évangile », autrement dit ses progrès parmi les nations. Il ramène tout, ses efforts, ses joies, ses craintes, ses affections, à cet évangile. Le mot revient fréquemment dans notre épître où la bonne nouvelle est en quelque sorte personnifiée. Il parle de la défense et de la confirmation de l’évangile (1, 7, 16), de la foi de l’évangile, avec laquelle il faut combattre (1, 27) ; il présente Timothée comme l’ayant servi dans l’évangile (2, 22) ; il s’adresse à son compagnon de travail pour qu’il aide, dit-il, « celles qui ont combattu avec moi dans l’évangile » (4, 3).

Or il était reconnaissant envers Dieu et il Le priait instamment, avec joie, au sujet des Philippiens, à cause de la part qu’ils prenaient à l’évangile « depuis le premier jour jusqu’à maintenant » (1, 5). Cela avait commencé au temps où Paul et Silas semaient l’évangile à Philippes dans l’opprobre et sous les coups. Cela continuait maintenant que l’apôtre était de nouveau « dans les liens ». La grâce avait été avec lui pour défendre et confirmer l’évangile, ce pour quoi il était « établi », lui Paul, et ils avaient été participants de cette grâce.

C’était là pour lui une grande joie et un puissant encouragement. Son grand désir est que les Philippiens persévèrent, et il les stimule. Il les associe aux exercices qu’il connaissait alors dans son service. Qu’ils ne s’affligent pas des circonstances par lesquelles il passe : elles « sont plutôt arrivées pour l’avancement de l’évangile ». Qu’ils ne soient pas attristés si certains annoncent Christ par esprit de parti ou par vaine gloire : « Christ est annoncé », et Paul se réjouit ; certes, il n’engage pas les Philippiens à s’associer à ceux qui agissent ainsi, mais il veut les voir se réjouir avec lui de ce que Christ, la vraie bonne nouvelle, est annoncé. Et puisqu’ils ont à soutenir le même combat qu’ils ont vu en lui (1, 30), il les exhorte à combattre « ensemble d’une même âme, avec la foi de l’évangile, et n’étant en rien épouvantés par les adversaires ». Il ne distingue pas quelques-uns seulement parmi eux, qui seraient appelés à présenter l’évangile en vertu d’un don spécial — non que ce ne pût être le cas et que certains ne fussent pas à reconnaître comme « évangélistes » qualifiés — mais il s’adresse bel et bien à l’ensemble : « tous les saints » ont à œuvrer dans ce domaine. Tous sont placés comme luminaires : qu’ils présentent tous la Parole de vie, qu’ils fassent tous « l’œuvre d’un évangéliste » (2 Tim. 4, 5) !

De fait ils prenaient part, en pensées, en prières, et par les secours matériels qu’ils lui envoyaient, au labeur et aux besoins des évangélistes sortis dans le monde. Ils le faisaient dans un saint zèle pour Christ et pour les âmes. Mais l’apôtre ne sépare pas, dans son esprit, l’évangile de l’ensemble de leur service chrétien. « La foi de l’évangile », qu’ils avaient reçue, dont ils vivaient, était engagée dans la bataille, et ils luttaient à ses côtés. Quel privilège pour tout chrétien, de pouvoir faire ainsi, en « présentant la parole de vie », et quelle faveur de pouvoir le faire en commun !

Mais — et n’est-ce pas le fond même et l’intention, la raison d’être de l’épître ? — ce combat pour l’évangile ne peut être victorieusement soutenu si les Philippiens ne marchent pas bien, individuellement et comme assemblée. L’apôtre a confiance dans le Seigneur, mais il les exhorte à se conduire « d’une manière digne de l’évangile » (1, 27). L’évangélisation du monde se lie de la façon la plus étroite à ce que le monde peut voir de la conduite des saints. Entre les « dignités » dont la marche chrétienne doit témoigner, nous avons ici celle de l’évangile[1]. La Parole de vie ne peut être présentée seulement dans des formules, indépendamment de ses effets pratiques.


Trois points surtout sont abordés dans cette épître à ce propos. Chacun aura intérêt à y réfléchir pour soi-même, nous ne ferons guère que les mentionner.

Nous trouvons d’abord la communion entre les saints. L’apôtre ne pouvait avoir sa joie accomplie en pensant à ses chers Philippiens s’ils ne marchaient pas pleinement dans le même sentier. Comment « combattre ensemble », avec lui, dans l’évangile, avec la foi de l’évangile, s’ils étaient désunis ? Est-il besoin de rappeler les accents si touchants avec lesquels il les presse d’avoir une même pensée, un même amour, un même sentiment, à penser à une seule et même chose ? C’est pour qu’Évodie et Syntyche retrouvent une même pensée dans le Seigneur, elles qui avaient combattu avec lui dans l’évangile, qu’il demande à son compagnon de travail de les aider. Le secret est dans une humilité dont le modèle est fourni par Jésus (chap. 2), et dans le dévouement entier dont Paul est l’exemple, lui qui, ayant été saisi par Christ, poursuivait, cherchant à Le saisir (chap. 3).

À cela se lie la sainteté pratique. Ceux qui sont sauvés doivent « travailler à leur propre salut avec crainte et tremblement », et le rendre évident à tous : « afin que vous soyez sans reproche et purs, des enfants de Dieu irréprochables », dans votre conduite — et pas seulement dans votre position en Christ (2, 12, 13). Le danger est grand de se laisser détourner vers « les choses terrestres ». La mondanité de certains qui faisaient pourtant profession de christianisme faisait pleurer l’apôtre (3, 18, 19) ; que dirait-il de nos jours ? Avec la même insistance pleine de douceur, il exhorte à rechercher les choses vénérables, justes, pures, aimables, celles qui sont de bonne renommée (4, 8), de façon à jouir de la présence et de la communion de Dieu, dans laquelle se réalisera sans effort celle des saints. Par là nous montrerons au monde la paix et la joie dans le Seigneur. Quel témoignage, et quelle évangélisation ! « Pour croire à leur Sauveur, écrivait sarcastiquement un philosophe incrédule, il faudrait que ses disciples aient davantage l’air de sauvés ».

Et enfin il est indispensable de garder la saine doctrine. « Prenez garde aux chiens, prenez garde aux mauvais ouvriers, prenez garde à la concision » (3, 2) — à ceux qui enseignent des doctrines propres à égarer les âmes. Le chrétien a pour part distinctive de « rendre culte par l’Esprit de Dieu », de « se glorifier dans le Christ Jésus », et de « ne pas avoir confiance dans la chair » (v. 3) — la chair religieuse au premier chef. Paul combat, là comme dans d’autres épîtres, le légalisme, ce grand et constant ennemi, qui prend avantage de l’ignorance des chrétiens. Il n’y a pas d’exposé proprement doctrinal dans cette épître, mais elle est remplie de Christ, avec qui la doctrine ne fait qu’un. Pour que quelqu’un n’ait pas confiance dans la chair, il faut qu’il se glorifie dans le Christ Jésus, et donc qu’il Le connaisse, soit occupé de Lui tel que la Parole Le présente. Paul avait prêché Christ aux Philippiens, selon qu’il Le connaissait et qu’il désirait toujours plus Le connaître ; c’est « à cause de l’excellence de la connaissance de Jésus », son Seigneur, qu’il regardait toutes choses comme une perte. Faire connaître Christ, voilà le but de l’évangélisation, le sujet de l’évangile. Ni l’émotion sentimentale ni la froide théorie n’ont place ici, mais une personne vivante, dans sa vérité.

Or, pour revenir sur un point important entre tous, n’est-il pas manifeste qu’actuellement des gens, dont le zèle évangélisateur est hors de contestation, paraissent ne plus bien savoir ce qu’est, au fond, cet évangile dont ils se font les hérauts ? Appeler, réveiller des âmes, est excellent à sa place ; mais s’en tenir là, sans que Jésus Christ soit exactement et clairement présenté selon l’Écriture, est-ce « prêcher le Christ Jésus comme Seigneur » (2 Cor. 4, 5) ? Le danger est alors d’occuper les âmes de leurs expériences, de leurs exercices, de leurs activités, et finalement d’elles-mêmes, beaucoup plus que de l’objet de la foi. Il importe donc que celui qui évangélise soit lui-même pénétré de cet objet. N’oublions pas qu’il y a un zèle qui n’est pas selon la connaissance, et que l’évangile du Christ peut être « perverti ». La lutte est souvent nécessaire pour le maintenir dans sa pureté. Méditons Galates 1, 6 à 10.

Mais cela même est une raison impérieuse pour que ceux qui ont le bonheur d’avoir été enseignés selon une saine doctrine aient le souci d’en faire part à d’autres. « Prêche la parole, dit Paul à Timothée ; insiste en temps et hors de temps, convaincs, reprends, exhorte, avec toute longanimité et doctrine » (2 Tim. 4, 2). Autant ceux qui évangélisent ont le devoir d’être sains dans la doctrine, autant ceux qui sont sains dans la doctrine ont le devoir d’évangéliser.

Si Christ est la source, le but et le modèle de la vie pratique, s’Il constitue le lien entre les croyants en étant leur objet commun, s’ils n’ont pas d’autre gloire, s’Il est tout et partout pour eux — alors ne nous mettons pas en peine de l’évangile : Christ sera présenté au monde, prêché par les évangélistes, démontré par la conduite des saints. Ainsi les Philippiens participaient à la confirmation de l’évangile. Nous sommes loin d’offrir un tel tableau. Cela nous excuse-t-il, et nous autorise-t-il à ne pas mettre tout en œuvre pour l’offrir, nous aussi ? Ce serait déserter la plus sainte des causes que refuser de porter au-devant de nous la Parole de vie. Mais pour annoncer Christ, il faut vivre Christ.