Unité ou confusion ?

A. Gibert

Ces lignes s’adressent à des chrétiens qui ont à cœur d’obéir à la Parole, mais sont plus ou moins troublés par les questions de communion fraternelle. Vous appréciez le rassemblement autour du Seigneur, à Sa table. Vous désirez aimer tous les enfants de Dieu, et le leur prouver. Et vous comprenez mal que des croyants n’aient pas la liberté de recevoir quelqu’un à cette table sans des précautions qui vous paraissent excessives, et qu’ils n’aient pas non plus celle d’aller prendre la cène en tout lieu où on la célèbre.

Ce sujet, bien des fois considéré, est des plus sérieux. Beaucoup de ceux que vous taxeriez volontiers d’exclusivisme n’ont pris qu’après de pénibles expériences la position qui leur est reprochée en bien des milieux. Ils éprouvent une grande tristesse de ce que les choses soient ainsi. Mais ils rendent grâces à Dieu de leur avoir montré où passe Son sentier à Lui.

L’Écriture nous donne là-dessus deux enseignements fondamentaux.

L’un est que participer à une « table » de culte, c’est affirmer qu’on est en communion avec ceux qui y participent (1 Cor. 10, 14-21). Cela ne veut pas dire qu’il y ait entre tous les participants identité absolue de pensée sur toutes choses, mais bien sur ce qui rassemble à la table en question et sur ce qui y est exprimé. Il n’y a plus dans nos pays de « table des démons », mais la leçon de l’exemple pris par l’apôtre demeure : « Je ne veux pas que vous ayez communion avec les démons », dit-il à des chrétiens qui certainement ne croyaient pas qu’une idole fût quelque chose et cherchaient encore moins à avoir communion avec les démons, mais qui s’asseyaient avec ceux qui, sacrifiant devant des idoles, sacrifiaient aux démons. Ces chrétiens auraient eu beau se défendre de penser comme ces idolâtres, ils avaient « communion avec les démons » en se joignant à leur table.

L’autre enseignement est que la table où le Seigneur réunit les siens n’est pas celle d’un groupe particulier de croyants unis par certaines vérités, mais celle du Seigneur, et que tous les siens y ont leur place : elle exprime l’unité du corps (1 Cor. 10, 16, 17). Se réunir et prendre la cène en tant que réformés, luthériens, évangélistes, méthodistes, baptistes, etc., pour ne pas parler de la messe, contredit cette notion. Et si nous nous réunissons comme « darbystes », ou même comme « les frères », comme si nous étions les seuls enfants de Dieu alors qu’il y en a quantité d’autres disséminés partout, nous la contredisons aussi, nous ne pouvons dire que nous sommes à la table du Seigneur. Pareillement, si nous nous réunissons avec la pensée d’être plus pieux que les autres, nous perdons de vue la signification de cette table. Bien plus, nous mentons, hélas, car les faits sont là pour montrer que la chair est à l’œuvre partout, et que nous manquons beaucoup, entre autres, au service de l’évangélisation qui est plus ouvertement revendiqué ailleurs. N’usurpons donc ni titre ni qualité qui ne nous appartiennent pas.

Mais si Dieu travaille à faire sortir les siens de la diversité des églises et des dénominations pour les rassembler au nom de Jésus (Matt. 18, 20), nous devons être attentifs à ce qu’Il demande de ceux qu’Il groupe ainsi. La Parole montre qu’ils doivent : être nés de nouveau (1 Cor. 12, 13 ; 2 Cor. 6, 14, 15) — reconnaître la seigneurie de Christ sur l’Assemblée et l’action du Saint Esprit distribuant « comme il lui plaît » dons et services (1 Cor. 12, 4-11) — se soumettre à l’autorité du Seigneur dans l’Assemblée soit pour maintenir la paix entre frères (Matt. 18, 17-20), soit pour « ôter le méchant » du milieu d’elle (1 Cor. 5). Par la même Parole nous voyons que l’Église est une, de sorte que ce qui est « lié » au nom du Seigneur par elle à un endroit l’est partout, sinon l’autorité du Seigneur serait reconnue ici et non pas là. Des groupements indépendants nient donc à la fois l’unité du corps de Christ et l’autorité du Seigneur présent « au milieu de deux ou trois ». On ne saurait trop y réfléchir. Une assemblée locale ne serait pas l’expression de l’Église entière — ce dont elle témoigne, à la table du Seigneur — si ce qu’elle fait au nom du Seigneur n’engageait pas les autres assemblées, et refuser de le reconnaître revient à nier l’unité du corps de Christ.


Tout chrétien qui a quelque peu compris ce que signifie « sortir hors du camp » admettra sans peine, en principe, la plupart de ces points. Mais les difficultés naissent, dans la pratique, à propos des derniers, savoir la responsabilité et l’autorité de l’assemblée locale. Voyons cela de plus près.


Il n’est pas possible, sans manquer aux droits de Christ, d’exprimer, à la table du Seigneur, la communion avec un homme qui mène une vie de péché manifeste. Et si malheureusement il participe déjà à la table, l’assemblée est tenue d’ôter le « levain » qui fait lever la pâte entière (1 Cor. 5, 6-8). L’unité dont elle témoigne dans la cène le commande. Elle est collectivement responsable ; la responsabilité de chacun subsiste assurément, mais englobée dans la sienne (idem et 11, 28-30). Non qu’elle agisse à la manière d’un tribunal, mais le mal parmi elle est le péché de tous, tous ont à le confesser et à s’en humilier lorsque, le coupable ne s’étant pas jugé dans le secret avec le Seigneur, ce mal s’est étendu et est devenu notoire, telle la lèpre dans la maison (Lév. 14, 39, 40). Il y a une discipline à exercer envers lui, avec amour et support ; s’il n’en tient pas compte, il devra être « ôté », et cela en vue de sa propre restauration, mais aussi parce que l’assemblée doit se purifier. Une assemblée de Dieu perd son caractère si elle refuse de se purifier de la sorte et tolère le mal en déclarant le laisser à la seule responsabilité individuelle.

La Parole n’est pas moins formelle quand elle enjoint de ne pas recevoir quelqu’un qui ne demeure pas dans la « doctrine du Christ » (2 Jean). Non que nous puissions espérer avoir sur tous les points une même pensée, sur la prophétie par exemple, ou sur les types, ou même sur l’Église, mais quant à cette doctrine du Christ, c’est-à-dire « Jésus Christ venu en chair », mort, ressuscité, glorifié, il ne saurait y avoir d’équivoque. Ni ignorance, ni divergence d’interprétation, qui peuvent être alléguées de bonne foi sur d’autres points, ne peuvent l’être lorsqu’il s’agit des fondements mêmes du christianisme.


Il est donc bien nécessaire que pour recevoir quelqu’un à la table du Seigneur, l’assemblée, dans son cadre local, soit au clair tant sur la conduite de celui qui exprime ce désir d’y participer (elle a le devoir de se préserver du mal moral) que sur sa foi (elle doit plus encore peut-être prendre garde au mal doctrinal). Un chrétien est de passage dans une localité, il désire « rompre le pain » ; s’il n’est pas connu, il est de l’ordre le plus élémentaire qu’il soit recommandé soit par des frères connus soit par une assemblée connue. Il ne s’agit nullement, pour prendre ici de front l’accusation tant ressassée, de recevoir quelqu’un comme « darbyste », membre d’une dénomination dont nous devons repousser même la pensée, mais de le recevoir comme sacrificateur ayant fourni les preuves de sa généalogie (Esdr. 2, 62). Faire autrement serait nier la seigneurie de Christ sur l’Assemblée.

Inversement, comment des chrétiens conscients de cette seigneurie se sentiraient-ils libres d’aller rompre le pain dans une réunion où le mal moral ou doctrinal serait toléré ? La conscience et les affections répondent d’elles-mêmes. Mais il s’agit, dites-vous, d’une assemblée de croyants fondée en dehors des organisations humaines, et où l’on n’enseigne rien de contraire à la « doctrine du Christ ». Soit, nous nous en réjouissons, mais il n’est pas moins vrai que, dans le désir de tendre la main à tous, on y admet à rompre le pain à peu près quiconque le veut, sous sa propre responsabilité. C’est consentir à associer la table, où l’on exprime la communion, au mal sous une forme ou une autre. Et si, comme le cas se présente certainement, on reçoit ainsi quelqu’un qui a été exclu ailleurs, on nie l’unité du corps, seule réalité sûre, ne l’oublions pas, dans le chaos changeant des opinions ecclésiastiques.

Nous sommes bien loin de penser que quelqu’un qui s’estime libre d’aller prendre la cène où il le veut ne puisse être un vrai chrétien, même plus fidèle et plus dévoué dans sa conduite personnelle que les autres. Mais en allant prendre la cène un jour dans tel groupe, un jour dans tel autre, il se joint à ce dont précisément le Seigneur veut nous faire sortir, et recherche le mélange quand Lui ordonne la séparation (2 Cor. 6, 17). Il est impossible, quelque peine que nous en éprouvions, de recevoir un tel croyant sans renier non pas de prétendus « principes des frères », expression qui est à rejeter entièrement, mais l’enseignement de la Parole. Nous ne le tenons pas à l’écart parce qu’il n’accepte pas les vues de J.N. Darby ou de tels autres, mais parce que, sous prétexte d’union, il annule l’unité, et, sans y penser sans doute, favorise la confusion.

En toute conscience, qui faut-il accuser de semer la division entre enfants de Dieu : ceux qui, voulant s’associer à tous, sanctionnent par là même l’émiettement, ou ceux qui maintiennent qu’il n’y a qu’un seul terrain de rassemblement, celui où se proclame l’unité du corps de Christ ? Ces derniers ont le devoir de répondre à qui se montre peiné sinon ulcéré de ne pas recevoir la cène : « Pourquoi, en réalité, l’êtes-vous, sinon parce que vous voyez en nous une secte parmi d’autres, alors que nous ne vous la donnons pas parce que nous ne voulons pas être une secte parmi d’autres » ?

Dieu nous garde de toute réglementation. Chaque cas est à considérer à part. Un chrétien dont la conduite et la foi apparaissent saines, mais dont l’attention n’a jamais été attirée sur ces choses et qui vient en toute bonne foi demander à participer à la cène ne saurait être écarté sans sectarisme. Mais convenez que de tels cas sont rares aujourd’hui, et que les personnes auxquelles vous pensez savent fort bien à quoi s’en tenir : elles veulent en réalité mettre leurs frères à l’épreuve et les amener à se contredire tout en gardant, elles, le loisir d’aller où bon leur semble, et de dénigrer ce qu’elles appellent l’étroitesse de cœur et d’esprit de ceux-là, qu’elles font souffrir plus qu’elles ne pensent.

Non, nous ne sommes pas l’Assemblée, nous ne sommes pas les frères, la table du Seigneur ne nous appartient pas ; mais tous les chrétiens sont responsables de maintenir ce que la Parole enseigne concernant l’Assemblée de Dieu, de marcher comme frères en Christ, et de prendre place à la table du Seigneur en l’honorant comme elle doit l’être.

Soyons en garde, inlassablement, contre l’esprit sectaire, et exhortons-nous l’un l’autre à avoir une conduite personnelle telle que l’ennemi n’ait pas de prise. Il ne ralentira pas pour autant ses attaques, mais l’affaire pour nous est de revêtir l’armure complète de Dieu — non la nôtre : une séparation extérieure ne serait rien sans la sanctification venant d’un cœur qui aime Christ et les siens, en pureté et en toute humilité.

N’élevons pas d’autre muraille que celle à laquelle la Parole nous enjoint de travailler. Mais celle-là, ayons-la à cœur, bâtissant chacun devant sa propre maison et ensemble non point autour de notre petite ville ou de notre quartier, mais autour de la seule et même cité. L’Église est une. Si elle est devenue sur la terre la « grande maison », nous n’avons pas à en sortir, nous ne le pouvons pas, nous en faisons partie intégrante. Il nous faut souffrir ses peines, gémir de ses tares, nous humilier de ses souillures, nous sentir déchirés par ses divisions, comme aussi, ne l’oublions pas, reconnaître la fidélité du Seigneur envers Son Assemblée, proclamer cette unité toujours merveilleuse à Ses yeux, jouir des dons qu’Il confère non pas à tel ou tel groupe de chrétiens, mais à l’Église entière. Jusqu’à la fin Il travaille pour la sanctifier, et Il ne se lasse pas de conseiller et d’avertir avec amour celle qui porte Son nom ici-bas.

Mais, à l’intérieur de cette maison à laquelle nous appartenons toujours, c’est l’Esprit de Dieu, non point un homme, qui nous dit : « Qu’il se retire de l’iniquité, quiconque prononce le nom du Seigneur » (2 Tim. 2, 19-23).

« Paix aux frères, et amour, avec la foi, de la part de Dieu le Père et du Seigneur Jésus Christ » (Éph. 6, 23).