Livre:Voyage du chrétien vers l’éternité bienheureuse/Chapitre 21
Alors ils se souvinrent de ce qu’ils avaient ouï dire à leur fidèle ami l’Évangéliste, ce qui les affermit davantage dans leur voie et dans les souffrances qui leur survenaient, parce qu’ils considéraient qu’elles leur avaient été prédites. Ils se consolaient mutuellement par l’assurance que celui sur qui tomberait le sort en serait d’autant plus heureux, et chacun en secret souhaitait ce bonheur. Toutefois, ils se remettaient à la sage disposition de Celui qui conduit toutes choses, toujours tranquilles et contents de demeurer dans l’état où ils étaient jusqu’à ce qu’il Lui plût d’y apporter du changement. Peu de temps après, ils furent ramenés devant le tribunal pour y recevoir leur jugement. Leurs ennemis et leurs accusateurs comparurent avec eux en présence du juge qui se nommait l’Ennemi de la vertu. Les dépositions revenaient au fond à une même chose et ne différaient que dans quelques circonstances ; les principaux chefs d’accusation étaient : qu’ils étaient des ennemis de l’état ; que par là ils avaient déjà causé des séditions et des émeutes dans la ville ; qu’il s’y était même déjà formé un parti, ayant séduit et entraîné quelques individus dans leurs dangereuses opinions.
Sur cela, le Fidèle répondit qu’ils ne s’étaient opposés à rien qu’à ce qui était contraire à la volonté du Roi des rois. — Quant à l’émeute dont vous nous accusez, ajouta-t-il, ce n’est point moi qui l’ai excitée, car je suis un homme de paix. Ceux qui ont parlé en notre faveur y ont été poussés par l’évidence de la vérité et de notre innocence ; c’est par là qu’ils se sont détournés d’un mauvais chemin pour entrer dans celui qui conduit à la vie. Pour ce qui est du prince dont vous parlez, c’est Béelzébub, l’ennemi de notre Seigneur ; c’est le prince de ce monde que je déteste avec tous ses anges.
Alors on publia que tous ceux qui auraient quelque chose à avancer contre les deux prévenus eussent à se présenter et à produire leurs preuves contre eux ; sur quoi il se présenta trois témoins, savoir : l’Envie, la Superstition et le Flatteur. On leur demanda s’ils connaissaient les prisonniers qui étaient devant le siège de la justice et ce qu’ils avaient à dire contre eux et en faveur de leur propre maître.
L’Envie, qui eut ordre de parler avant les autres[1], fit ainsi sa déposition : — Monseigneur, il y a longtemps que je connais cet homme ; ainsi, je puis rendre témoignage sur son compte ; et, afin que ce témoignage ne soit pas suspect, je parlerai volontiers en présence de cette honorable compagnie, me souvenant de mon serment.
Après avoir prêté serment, il continua de cette manière : — Cet homme, quoiqu’il porte un si beau nom, est l’un des plus méchants de notre pays. Il ne se soucie ni du prince ni du peuple, ni de la loi ni de la coutume[2] ; mais il fait ce qu’il peut pour imprimer dans l’esprit de chacun des opinions erronées, qu’il nomme les règles fondamentales de la foi et de la sainteté. En particulier, je lui ai ouï dire une fois que la sainteté et les coutumes de notre ville de la Vanité sont des choses diamétralement opposées qu’il est impossible de concilier. Ainsi, il condamne, non seulement notre louable commerce, mais aussi nous tous qui l’exerçons.
Le juge lui demanda s’il avait encore quelque chose à dire. — Oui, monseigneur, répondit-il, j’aurais encore beaucoup d’autres choses à dire, mais je ne veux pas importuner la cour. Toutefois, après que ces honnêtes gens auront déposé, je suis encore prêt à étendre davantage mes accusations contre ces malheureux, plutôt que de souffrir qu’il manque quelque chose à leur procès.
Ensuite on appela la Superstition, à qui le juge commanda de faire sa déposition, et qui, en conséquence de cet ordre, ayant prêté le serment selon les lois, commença ainsi :
— Monseigneur, je ne connais guère cet homme et je n’ai jamais souhaité d’avoir commerce avec lui[3]. Je sais cependant, par un entretien que j’ai eu récemment avec lui, que cet homme est une peste publique, car il m’a soutenu que ce n’était point notre culte qui pouvait nous rendre Dieu propice, ni en général aucune de nos pratiques extérieures. Or, si cela est ainsi, nous sommes encore dans nos péchés ; c’est en vain que nous servons Dieu, tout cela ne nous empêchera pas de périr : ce qui renverse notre religion de fond en comble. Voilà ce que j’ai à dire contre lui.
Alors on appela le Flatteur, et, après qu’il eut prêté serment, il eut ordre de dire ce qu’il savait, en faveur de son seigneur, contre les accusés.
— Monseigneur, dit-il, et vous tous, nobles assistants, il y a longtemps que je connais ce malheureux et que je l’ai ouï proférer beaucoup de discours indignes et malséants, car il a méprisé notre grand prince Béelzébul, et il a parlé en des termes fort offensants de ses meilleurs amis : le Vieil Homme, le Divertissement charnel, l’Impudicité et l’Avarice, en un mot de ceux que nous respectons le plus. Qui plus est, il a dit que si on voulait l’en croire et si tous nos habitants étaient de son sentiment, aucun desdits personnages ne ferait un long séjour dans la ville. Il ne vous a pas même épargné, vous, Monseigneur, qui êtes maintenant son juge, et il a porté le mépris et l’insolence jusqu’au dernier degré, vous nommant un scélérat et un impie et vous chargeant d’autres noms exécrables. En un mot, il a fait tout ce qu’il a pu pour rendre odieuse la plus grande partie de notre noblesse.
Le Flatteur n’eut pas plus tôt fini son discours que le juge s’adressa aux prisonniers et leur dit : — Vagabonds, traîtres, hérétiques, avez-vous bien ouï ce que ces personnes respectables viennent de déposer contre vous ? Et pouvez-vous alléguer quelque chose pour votre défense ?
— S’il m’est permis, dit le Fidèle, de me défendre, en peu de mots…
— À bas ! à bas ! s’écria le juge, vous n’êtes pas digne de vivre plus longtemps… Cependant, ajouta-t-il, afin que chacun voie la bonté et la droiture avec lesquelles nous voulons agir envers vous, écoutons ce que ce misérable scélérat aura encore à dire.
— Voici, dit le Fidèle, ce que j’ai à avancer pour ma défense. Premièrement, pour ce qui concerne la déposition de l’Envie, je n’ai jamais dit autre chose, sinon que toutes les coutumes, les lois, les ordonnances et tous les peuples qui s’opposent à la loi de Dieu sont directement contraires au vrai christianisme. Si en cela j’ai mal parlé, qu’on me montre mon erreur, et je suis prêt à me rétracter. Quant au témoignage de la Superstition, je n’ai autre chose à dire, sinon que le vrai service divin exige nécessairement une foi divine qui ne peut exister chez un homme sans une révélation expresse de la volonté de Dieu. C’est pourquoi tout ce qui se pratique dans le culte, qui ne s’accorde pas avec la révélation, ne peut, en aucune manière, être fondé sur une foi divine, mais simplement sur une foi vaine qui ne peut servir pour la vie éternelle. À la déposition du Flatteur, je réponds simplement (sans m’arrêter aux dures expressions par lesquelles il m’accuse d’user de mépris et de blasphèmes) que le chef de cette ville, avec tous ses sujets et tous ses adhérents, tout autant qu’il en a nommés, sont plus dignes du séjour de l’enfer que de celui de cette ville ou de ce pays. Et sur cela, j’implore la grâce de mon Dieu !
À ces mots, le juge prit la parole et dit aux jurés qui avaient assisté à toute cette procédure : — Nobles assesseurs de la justice, vous voyez devant vous cet homme qui a causé un si grand tumulte dans la ville ; vous avez aussi entendu ce que des personnes respectables ont déposé contre lui et ce que lui-même a répondu. Il dépend maintenant de vous, ou de le condamner à mort, ou de lui conserver la vie. Cependant, pour éviter toute précipitation dans ce jugement, il me semble qu’il est à propos de vous remettre nos lois devant les yeux.
Au temps de Pharaon, ce grand serviteur de notre prince, on publia un édit au sujet du trop grand accroissement de ceux qui pratiquaient un autre culte que celui du pays, pour empêcher qu’ils ne devinssent trop puissants. Il portait qu’on devait noyer tous leurs enfants mâles.
Du temps du grand Nebucadnetsar, autre serviteur célèbre de notre prince, il fut arrêté que tous ceux qui ne se prosterneraient pas devant la statue d’or devaient être jetés dans une fournaise ardente.
De même aussi, du temps de Darius, on publia un édit qui portait : que si, pendant un certain temps, quelqu’un invoquait un autre dieu que le roi, il serait jeté dans la fosse aux lions.
Or, ce rebelle a violé l’essentiel du contenu de nos lois, non seulement par ses pensées, ce qu’il ne faudrait pas même souffrir, mais aussi par ses paroles et ses actions, qui sont absolument insoutenables ; le Fidèle mérite donc infiniment plus l’application de la loi que ne le faisaient ceux dont il s’agit dans les décrets précédents. En conséquence, je conclus pour la peine de mort.
Alors les jurés se levèrent ; leurs noms étaient : l’Aveugle, le Perfide, le Voluptueux, le Méchant, le Mort-vivant[4], l’Homme de cou raide, l’Orgueilleux, le Haineux, le Menteur, le Cruel, l’Ennemi de la lumière et l’Irréconciliable. Et après avoir prononcé leur jugement, chacun à part, contre le Fidèle, ils conclurent unanimement de le déclarer coupable en la présence du juge.
L’Aveugle, en qualité de président[5], parla ainsi : Je vois clairement que cet homme est un hérétique. — Le Perfide dit : Qu’on ôte cet homme de dessus la terre ! — Oui, s’écria le Méchant, car je ne puis plus le voir. — Le Voluptueux s’écria qu’il n’avait jamais pu le souffrir. — Ni moi, répondit le Mort-vivant, car il a toujours condamné toutes mes actions. — Qu’on le pende ! s’écria l’Homme de cou raide. — C’est un homme plein d’orgueil, ajouta l’Orgueilleux. — Mon cœur s’aigrit quand je le vois, dit le Haineux. — Le Menteur se mit à crier : Qu’on se défasse de ce fripon ! — Le Cruel : Le gibet est un supplice trop doux pour lui. — Qu’on l’ôte d’ici ! ajouta l’Ennemi de la lumière ; c’est trop différer. — Et l’Irréconciliable : Quand on me donnerait le monde entier, je ne pourrais jamais me réconcilier avec lui.
Ainsi, ils le déclarèrent unanimement digne de mort et le condamnèrent sur-le-champ à être traîné jusqu’au lieu de supplice. Là on lui fit souffrir la mort la plus cruelle qu’on puisse imaginer ; car, après l’avoir battu et fouetté, les bourreaux déchirèrent sa chair avec des couteaux, l’accablèrent de pierres, et enfin l’attachèrent à un pilier et le réduisirent en cendres. Telle fut la fin du Fidèle. Mais j’observai qu’il y avait derrière la foule du peuple un char attelé de chevaux qui l’attendait ; ce char l’enleva aussitôt et l’emporta au ciel à travers les nues et au bruit des trompettes qui retentissaient de tous côtés.
On ramena cependant le Chrétien en prison, où il demeura quelque temps. Mais Celui qui est gouverneur de l’univers et qui tient en Ses mains les clés de la vie et de la mort disposa les choses de telle manière qu’il échappa, et qu’ainsi il continua son voyage en chantant en chemin ce couplet :
Un chrétien doit être fidèle,
Dans les tourments jusqu’à la mort,
À notre roi qui nous appelle
Par l’orage à chercher le port.
Souffre sans murmure
La croix la plus dure :
C’est le seul chemin
Qu’il fraye lui-même
Au bonheur suprême,
Au bonheur sans fin.
- ↑ En effet, c’est l’envie qui est une des premières causes de la haine que le monde porte aux enfants de Dieu.
- ↑ Le prince de ce monde, c’est le diable ; le peuple de ce monde, ce sont les incrédules ; la loi et la coutume de ce monde, c’est le péché.
- ↑ La superstition n’a presque rien de commun avec la religion. On peut être superstitieux sans être pieux.
- ↑ Un homme qui est religieux à l’extérieur et selon le monde, mais non selon Dieu et dans la réalité.
- ↑ C’est l’aveuglement qui préside aux jugements que le monde porte sur les enfants de Dieu. Mais les aveugles prétendent voir clairement, comme il est dit ici.