Livre:Voyage du chrétien vers l’éternité bienheureuse/texte

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où l’on voit représentés sous diverses images les différents états, les progrès et l’heureuse fin d’une âme chrétienne qui cherche Dieu en Jésus ChristAuteur: J. Bunyan Date: 1678

Avertissement

L’ouvrage dont nous donnons ici une nouvelle édition jouit, depuis près d’un siècle (note : Édition de 1870. (Éd.)), d’une estime peu commune, qu’il mérite sous bien des rapports. On n’y trouve pas les fleurs de la sagesse humaine. Le style n’en est pas brillant. Dieu a d’autres moyens pour convertir les âmes et les faire penser à l’éternité. Lecteur, vous ne devez prendre ce livre en main que dans le désir d’y trouver un aliment spirituel.

On a quelquefois donné, dans des notes, l’explication de divers sens spirituels, cachés sous les emblèmes de la lettre, et que plusieurs lecteurs n’auraient peut-être pas remarqués. On a aussi renvoyé à l’Écriture sainte toutes les fois que l’auteur avançait quelque chose d’important, ou qui aurait pu choquer les idées ordinaires. Nous conseillons beaucoup à nos lecteurs de prendre la légère peine de lire ce livre avec la Bible à côté d’eux et d’y chercher les endroits auxquels nous renvoyons, lorsque nous ne les citons pas. Ils en tireront beaucoup de profit. Et, à ce sujet, nous avertissons que quelques éditions de Bibles numérotent les Psaumes de manière que depuis le dixième, il faut toujours chercher le psaume que nous indiquons ici sous un nombre inférieur d’une unité : par exemple, lorsque nous indiquons le 20, on doit chercher le 19 ; au lieu du 124, le 123.

Nous avons aussi imprimé en caractères italiques quelques mots ou phrases importantes, afin d’attirer l’attention de nos lecteurs sur le sens emblématique qu’elles renferment.

Chers lecteurs, et vous tous à qui ce livre tombe entre les mains, lisez-le donc pour réfléchir sérieusement à l’état de votre âme. N’oubliez pas la vie à venir, et la sainteté et la bonté de Dieu.

Convertissez-vous, car le règne de Dieu est proche !

Chapitre 1: Conversion d’une âme réveillée à fond. — Fausse conversion d’une âme qui n’a pas de solidité.

Comme je voyageais par le désert de ce monde, j’arrivai dans un lieu où il y avait une caverne. Je m’y couchai pour prendre un peu de repos, et, m’étant endormi, je vis en songe un homme vêtu d’habits sales et déchirés (Ésaïe chapitre 64 verset 6 ; Matthieu chapitre 22 versets 11 et 12, 13 ; Colossiens chapitre 3 versets 9 et 10). Il était debout (note : Tout prêt à agir ; sorti du sommeil de la sécurité. Matthieu chapitre 24 verset 42 et chapitre 25 versets 1 à 13 ; Éphésiens chapitre 5 verset 14 ; Exode chapitre 12 verset 11.), tournant le dos à sa propre maison (Luc chapitre 9 verset 62 et chapitre 14 versets 26 et 27 ; Marc chapitre 8 verset 34). Il avait un livre à la main (Jean chapitre 5 verset 39 ; Luc chapitre 16 verset 30), et il était chargé d’un pesant fardeau (Hébreux chapitre 12 verset 1 ; Psaume 38 verset 5). Je vis ensuite qu’il ouvrit le livre et qu’il y lisait. Bientôt il se mit à pleurer et à trembler, de sorte qu’étant tout effrayé, il s’écria d’un ton triste et plaintif : Que faut-il que je fasse (Actes chapitre 16 verset 30) ?

Dans cet état il retourna chez lui, et se contraignit, aussi longtemps qu’il lui fut possible, devant sa femme et ses enfants, de peur qu’ils ne s’aperçussent de son angoisse. Mais comme sa tristesse augmentait de plus en plus (2 Corinthiens chapitre 7 verset 10), il ne put se contenir longtemps ; ainsi il leur découvrit bientôt ce qu’il avait sur le cœur, et il leur dit :

— Ma chère femme, et vous, mes chers enfants, que je suis misérable et que je suis à plaindre ! Je suis perdu, et le pesant fardeau qui m’accable est la cause de ma perte. J’ai d’ailleurs un avertissement certain que cette ville où nous habitons va être embrasée par le feu du ciel (2 Pierre chapitre 3 versets 7, 10 et 11) ; et que les uns et les autres, moi, et vous, ma chère femme, et vous, mes chers enfants, nous serons misérablement enveloppés tous ensemble dans cet épouvantable embrasement, si nous ne trouvons pas un asile pour nous mettre à couvert ; or, jusqu’ici je n’en vois aucun.

Ce discours surprit au dernier point toute sa famille (1 Corinthiens chapitre 2 verset 14) ; non pas qu’elle y ajoutât foi, mais parce qu’on s’imagina que cet homme avait le cerveau troublé, et qu’il s’était mis des pensées creuses dans l’esprit (note : 1 Corinthiens chapitre 1 versets 18 à 31 et chapitre 2 tout entier. C’est un jugement que le monde a toujours porté sur ceux qui pensent sérieusement à faire leur salut. Les Juifs accusaient Jésus Christ d’avoir le diable.). Toutefois, dans l’espérance que son cerveau pourrait se remettre par le repos, parce que la nuit approchait, ils se hâtèrent de le mettre au lit. Mais, au lieu de dormir, il ne fit, presque toute la nuit, que soupirer et verser des larmes (Psaumes 6 verset 7 ; 28 verset 9 ; 102). Quand le matin fut venu, ils voulurent savoir comment il se portait. Il leur dit que son état allait de mal en pis, et leur réitéra encore ce qu’il avait dit la première fois. Mais, bien loin de faire quelque impression sur eux, cela ne servit qu’à les irriter. Ils s’imaginèrent même qu’ils pourraient le faire changer en usant de rigueur ; de sorte qu’ils commencèrent à le mépriser et à le quereller ; puis ils l’abandonnèrent à lui-même sans se mettre plus en peine de lui (Jean chapitre 15 versets 18 à 21 ; Matthieu chapitre 10 versets 34 à 39). Aussi s’enferma-t-il dans sa chambre (Matthieu chapitre 7 verset 6), afin de prier pour eux, comme aussi pour déplorer sa propre misère. Quelquefois il allait se promener seul dans la campagne, tantôt lisant, tantôt priant, et c’est ainsi qu’il passait la plus grande partie de son temps (Éphésiens chapitre 5 verset 16).

Il arrivait aussi qu’en allant par la campagne, les yeux fixés, selon sa coutume, sur son livre, il était extrêmement en peine, et j’entendis qu’en lisant il s’écria tout haut comme auparavant : Que faut-il que je fasse pour être sauvé ?

Je remarquai d’ailleurs qu’il tournait les yeux, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, comme un homme qui cherche à s’enfuir ; cependant il ne quittait point la place, parce qu’apparemment il ne savait où aller (Psaume 139 versets 7 à 12 ; Luc chapitre 23 verset 30). Sur cela je vis un homme, dont le nom était Évangéliste (Luc chapitre 4 versets 18 et 19), qui s’approcha de lui et qui lui demanda pourquoi il poussait des cris si lamentables.

— Monsieur, lui répondit-il, je vois par le livre que j’ai entre les mains que je suis condamné à la mort, et qu’ensuite je dois comparaître en jugement (Hébreux chapitre 9 verset 27). Je ne saurais me résoudre à la première, et je ne suis nullement préparé au dernier (Ézéchiel chapitre 22 verset 14).

L’Évangéliste. — Comment ne pouvez-vous pas vous résoudre à la mort, puisque cette vie est mêlée de tant de maux ?

Le Chrétien. — C’est que je crains que le fardeau que je porte ne me fasse enfoncer plus bas que le sépulcre, et ne me précipite jusqu’au fond des enfers (Matthieu chapitre 25 verset 41). Or, monsieur, si je ne suis pas seulement en état de souffrir la prison, combien moins pourrais-je soutenir le jugement et en subir l’exécution ? Voilà ce qui me fait pousser tant de gémissements.

L’Évangéliste. — Si tel est votre état, pourquoi en demeurez-vous là ?

— Hélas ! répondit le Chrétien, je ne sais où aller.

Là-dessus l’Évangéliste lui donna un mémoire en parchemin (note : Ce mémoire c’est la Parole de Dieu, l’évangile. Le parchemin marque la solidité de toutes ses promesses, qui ne passeront jamais.), où étaient écrites ces paroles : Fuyez arrière de la colère à venir (Matthieu chapitre 3 verset 7).

Le Chrétien lut ce mémoire, et aussitôt il demanda à l’Évangéliste, en le regardant tristement : — Où est-ce donc qu’il faut fuir ?

Alors l’Évangéliste, étendant la main, lui dit : — Voyez-vous bien, de ce côté-là, une petite porte étroite (Matthieu chapitre 7 verset 13) ?

Cet homme lui répondit : — Non (note : En effet, l’homme n’a naturellement aucune idée des principes de Jésus. Ses regards ne portent que sur la porte large et le chemin spacieux.).

L’Évangéliste lui dit : — Ne voyez-vous pas, du moins, une lumière brillante au milieu de l’obscurité (2 Pierre chapitre 1 verset 19) ?

Il me semble, répliqua-t-il, que je la vois.

— Eh bien ! dit l’Évangéliste, attachez uniquement les yeux sur cette lumière (Psaume 119 verset 105), marchez droit à elle, et alors vous verrez bientôt la porte étroite. Quand vous heurterez, on vous dira ce que vous aurez à faire.

Alors le Chrétien se mit à courir. Mais il n’était pas encore fort éloigné de la porte de sa maison, que sa femme et ses enfants lui crièrent qu’il revînt sur ses pas (note : C’est un dernier effort des attachements de ce monde pour retenir le chrétien.). Mais lui, sans se retourner (note : La femme de Lot, et Luc chapitre 9 verset, 62.), se boucha aussitôt les oreilles, en s’écriant : La vie, la vie, la vie éternelle (Matthieu chapitre 16 verset 26) ! Et, sans se retourner, il se hâtait de traverser la plaine.

Ses voisins étant sortis pour le voir, les uns se moquaient de lui, les autres le menaçaient ; quelques-uns lui criaient qu’il rebroussât chemin. Il y en eut même deux qui entreprirent de le poursuivre et de le ramener par force dans sa maison (note : C’est ce qui arrive encore de nos jours, même de la part de ceux qui se vantent le plus d’être tolérants. S’ils n’usent pas de force ouverte, ils emploient toute sorte de persécutions et d’intrigues secrètes.). Le premier se nommait l’Obstiné, et l’autre Facile ; et bien que cet homme eût beaucoup d’avance sur eux, ils ne se rebutèrent point, et firent tant qu’ils l’atteignirent.

Alors il leur dit : — Mes chers voisins, pourquoi me poursuivez-vous ?

— C’est, répondirent-ils, pour vous persuader de revenir sur vos pas avec nous.

— Mais, répliqua le voyageur, c’est impossible. Vous demeurez dans la ville de Corruption, où je suis né aussi bien que vous (note : Romains chapitre 5 verset 12. Comme par un seul homme, etc., et verset 18 ; Éphésiens chapitre 2 versets 1 à 3 ; 1 Jean chapitre 5 verset 19.), et si vous y mourez, vous serez tôt ou tard précipités plus bas que le sépulcre, dans un étang ardent de feu et de soufre. Prenez donc courage, mes chers voisins, et faites plutôt le voyage avec moi.

L’Obstiné. — Comment ! avec vous ? Abandonner tous nos amis et renoncer à tous nos plaisirs !

Le Chrétien. — Oui, sans doute, parce que rien de ce que vous laisserez n’est à comparer à la moindre partie de ce que je cherche (Marc chapitre 10 versets 29 et 30) ; et si vous voulez venir avec moi et m’accompagner constamment, vous aurez les mêmes avantages, car le pays où je vais est un pays de richesse et d’abondance (Luc chapitre 15 verset 17). Hâtez-vous donc, et vous éprouverez la vérité de ce que je vous dis.

L’Obstiné. — Qu’est-ce donc que vous cherchez, et qui vous oblige de renoncer à tout le monde pour l’obtenir ?

Le Chrétien. — Je cherche un héritage qui ne peut ni se corrompre, ni se souiller, ni se flétrir, et qui est réservé dans les cieux (1 Pierre chapitre 1 verset 4) à ceux qui le cherchent avec soin et avec persévérance. Lisez, si vous voulez, toutes ces choses dans mon livre.

L’Obstiné. — Bagatelles ! bagatelles ! Voulez-vous rebrousser chemin avec nous, ou ne le voulez-vous pas ?

Le Chrétien. — Non, non ; je n’en ferai rien. J’ai mis une fois la main à la charrue : malheur à moi si je regarde en arrière !

L’Obstiné. — Venez donc, mon voisin Facile ; retournons-nous-en et le laissons aller. Il y a certaines têtes qui se croient plus sages que les autres, et qui, ayant une fois conçu quelque chose dans leur imagination, suivent opiniâtrement leur idée et s’imaginent être infaillibles.

Facile. — Ne regardez pas les choses avec tant d’indifférence ; car si ce que ce bonhomme nous dit est véritable, les choses qu’il cherche sont préférables à celles auxquelles nous nous attachons, et je sens quelque penchant à le suivre.

L’Obstiné. — Quoi ! encore d’autres fous ! Croyez-moi, retournons-nous-en. Tout ceci n’est point sage, et les lumières d’une saine raison doivent nous conduire à tout autre chose. Qui sait où cet écervelé pourra vous mener ? Rebroussez, rebroussez chemin, et soyez sage une bonne fois.

Le Chrétien. — Joignez-vous plutôt à moi, voisin Facile ; car tous les biens dont je vous ai parlé nous attendent, et d’autres plus excellents encore. Si vous ne voulez pas m’en croire, lisez ce livre et vous connaîtrez la vérité : tout ce qui y est contenu est confirmé et scellé avec le sang de Celui qui l’a fait (Hébreux chapitre 9 versets 17 et 21).

Facile. — Eh bien ! voisin Obstiné, je suis résolu à m’en aller avec le Chrétien et à éprouver le même sort que lui.

L’Obstiné. — Mais, mon cher ami, savez-vous bien le chemin de ce lieu tant désiré ?

Le Chrétien. — Un nommé Évangéliste m’a ordonné de gagner une petite porte qui est là devant nous, où l’on nous enseignera le chemin qui doit nous conduire plus loin.

Facile. — Allons donc, mon cher compagnon, allons !

C’est ainsi qu’ils continuèrent ensemble leur chemin.

— Pour moi, dit l’Obstiné, je retourne dans ma maison, et je ne veux point être le compagnon de semblables visionnaires.

Chapitre 2: Craintes qui viennent assiéger l’âme quand elle n’en est encore qu’au sentiment de ses péchés. — Celui qui n’a eu qu’un commencement de conversion ne sait se délivrer de ces craintes qu’en retournant à son train précédent.

L’Obstiné s’étant donc retiré, je vis le Chrétien et son compagnon Facile qui marchaient dans cette vaste campagne, et j’entendis qu’ils s’entretenaient de cette manière :

— Eh bien ! voisin Facile, dit le Chrétien, comment vous trouvez-vous ? Je me réjouis de ce que vous êtes disposé à venir avec moi. Si l’Obstiné avait senti la valeur de l’invisible et l’effroi qu’inspire l’inconnu, il ne nous aurait pas aussi facilement tourné le dos.

Facile. — Mais, mon cher voisin, puisque nous sommes seuls ici, racontez-moi un peu plus au long, je vous prie, quelles sont les choses que nous cherchons, et comment nous pouvons en être rendus participants.

Le Chrétien. — Je les comprends bien mieux que je ne puis les exprimer ; toutefois, puisque vous le souhaitez, je vous en lirai quelque chose.

Facile. — Croyez-vous donc que les paroles contenues dans votre livre soient des vérités certaines ?

Le Chrétien. — Oui, sans doute, car tout nous dit qu’il a été fait par Celui qui ne peut mentir (Tite chapitre 1 verset 2).

Facile. — Voilà qui est bien ; mais quelles sont ces choses ?

Le Chrétien. — C’est un héritage incorruptible, un royaume éternel, pour la jouissance duquel une vie éternelle nous est donnée (Jean chapitre 10 versets 28 et 29).

Facile. — Oh ! quelle félicité !

Le Chrétien. — Il y a des couronnes de gloire (2 Timothée chapitre 4 verset 8) et des vêtements resplendissants comme le soleil dans le firmament (Apocalypse chapitre 7 versets 13 et 14).

Facile. — Ah ! que cela est charmant ! Continuez.

Le Chrétien. — Dans ce lieu-là, il n’y a aucune tristesse (Ésaïe chapitre 35 verset 10), ni cri, ni deuil ; car Celui qui y règne essuiera toutes larmes de nos yeux (Apocalypse chapitre 7 versets 16 et 17 ; Ésaïe chapitre 25 versets 8 et 9).

Facile. — Nous nous trouverons sans doute dans une société bien belle et bien heureuse ?

Le Chrétien. — Nous y serons avec les chérubins et les séraphins, qui sont des créatures si glorieuses, que nos yeux seraient éblouis de les voir. Nous y rencontrerons des milliers de personnes qui y sont entrées avant nous, dont chacune est revêtue d’une sainteté parfaite et remplie d’un amour ardent pour ses frères. Chacun de ces êtres se tient sans cesse en la présence du Seigneur, plein de joie. Il nous est parlé d’anciens couronnés, que nous y verrons (Apocalypse chapitre 4 verset 4), de vierges pures avec leurs harpes d’or, d’hommes qui ont été sciés, brûlés, déchirés par les bêtes féroces (Hébreux chapitre 11 verset 37), et noyés dans la mer pour l’amour du Seigneur, tous bienheureux et revêtus d’immortalité.

Facile. — L’éclat de cette gloire est suffisant pour ravir les cœurs. Mais comment faut-il s’y prendre pour l’obtenir ?

Le Chrétien. — Le Souverain l’a déclaré dans ce livre, où il est dit que si quelqu’un désire avec sincérité de les avoir, Il les lui donnera certainement (Jean chapitre 7 verset 17 ; chapitre 6 verset 29).

Facile. — Que je suis ravi, mon cher compagnon, d’entendre ces choses ! Hâtons-nous. Un tel bonheur mérite bien que nous redoublions nos efforts.

Le Chrétien. — Le fardeau dont je suis chargé ne me permet pas de me hâter autant que je le désirerais (note : Le péché est un obstacle à notre avancement. Celui qui ne sent pas sa corruption croit que l’ouvrage du salut est une affaire extrêmement facile.).

Ici je vis dans mon songe qu’aussitôt qu’ils eurent cessé de parler, ils tombèrent tous deux dans un bourbier fangeux qui était au milieu de la plaine (note : Il arrive souvent qu’après avoir fait le pas important d’une rupture prononcée avec le monde, on est saisi de quelques mouvements d’incrédulité et de défiance.) : ils ne s’étaient pas assez tenus sur leurs gardes. Le nom de ce bourbier est le bourbier de la Défiance ; ils y demeurèrent enfoncés pendant quelque temps et furent fort incommodés de cette boue. Le Chrétien surtout, à cause du pesant fardeau dont il était chargé, faillit y être étouffé.

— Ah ! voisin Chrétien, s’écria alors Facile, où êtes-vous ?

— Hélas ! répondit le Chrétien, je n’en sais rien en vérité.

Facile commença alors à s’inquiéter, à se chagriner et à s’emporter : — Est-ce là, disait-il à son compagnon, le bonheur dont vous venez de me dire tant de merveilles ? Si, dès le commencement de notre voyage, nous faisons une si mauvaise rencontre, que n’avons-nous pas à attendre dans la suite, avant que nous soyons parvenus à la fin de notre pèlerinage ? Ah ! si seulement je puis sauver ma vie d’ici, je vous laisserai bien ce bel héritage à vous seul…

Là-dessus il se débattit deux ou trois fois avec de grands efforts, se tira ainsi à grand-peine du bourbier et sortit du côté qui regardait sa maison, vers laquelle il prit incontinent sa course, de sorte que le Chrétien ne le revit plus, et se trouva seul dans le bourbier de la Défiance. Il s’y débattait de toutes ses forces et tâchait d’en sortir du côté opposé de sa maison ; mais il n’en pouvait venir à bout à cause de son pesant fardeau. Alors je vis un homme dont le nom est Secours (note : La grâce de Dieu.), qui s’approcha de lui et lui demande ce qu’il faisait là.

Le Chrétien. — Une personne qui se nomme l’Évangéliste m’avait ordonné de suivre ce chemin pour arriver à la porte qui est là devant nous, afin de fuir la colère à venir. Et comme je m’y acheminais, je suis tombé ici, comme vous voyez.

Secours. — Pourquoi ne regardiez-vous pas aux traces des promesses ?

(Et, en effet, je vis des traces qui menaient tout droit, sans le moindre obstacle, au but proposé).

Le Chrétien. — La crainte me pressait si fort que j’ai perdu de vue le bon chemin. C’est ainsi que je suis tombé dans ce bourbier.

— Donnez-moi la main, lui dit Secours.

Et ayant pris le Chrétien par la main, il le tira dehors et le mit sur un terrain ferme et solide, en lui commandant de poursuivre son voyage.

Alors le Chrétien s’approcha de son libérateur et lui dit : — Seigneur, puisque en sortant de la ville de Corruption il faut passer par ce chemin pour venir à cette porte étroite qui est si éloignée, pourquoi ne comble-t-on pas cette fosse, afin que les pauvres voyageurs puissent passer plus sûrement ?

— Ce chemin fangeux, répondit Secours, est un endroit qu’on ne peut raccommoder, parce que c’est l’égout où s’écoule continuellement l’écume et l’ordure que jette la conviction du péché. C’est pour cela qu’il est nommé le bourbier de la Défiance ; car lorsque le pécheur se réveille à la vue de son état de perdition, il est presque impossible qu’il ne s’élève dans son âme une nuée de frayeurs et de doutes qui lui livrent mille assauts. Ils lui font perdre courage, et, s’unissant tous ensemble, ils viennent tomber dans ce lieu-ci.

Cependant ce n’est pas l’intention du roi que ce passage demeure si mauvais. Ses ouvriers travaillent déjà depuis plus de dix-huit siècles à le réparer et à le rendre praticable. On a déjà employé des millions d’exhortations et de remontrances en tous temps et en tous lieux pour y faire une digue ; et ce sont là les matériaux les plus propres à cette réparation. Avec tout cela le bourbier de la Défiance subsiste et subsistera toujours, quelque précaution qu’on y apporte.

Il est vrai que, par les soins du souverain, on y a mis des matières solides pour que le chemin fût ferme sous les pas des voyageurs. Mais il y a certains temps où ce lieu jette ses impuretés avec plus d’abondance, ce qui arrive ordinairement lorsque le temps change (note : Quand il survient quelque circonstance importante inopinée, lorsqu’on se trouve dans quelque situation nouvelle, ou lorsque les épreuves se présentent, alors il arrive souvent que la crainte et la défiance reparaissent dans l’âme.), et alors les traces de ce chemin sont fort difficiles à découvrir ; ou, si on les découvre, souvent, dans le passage, la tête tourne aux voyageurs (note : Étourdissement de l’âme.), et cela leur fait manquer le chemin, de sorte qu’ils tombent dans la boue, malgré ces traces ; mais le fond est bon dès qu’une fois on a passé la porte.

Je vis aussi que quand Facile fut de retour dans sa maison, ses voisins vinrent lui rendre visite. Quelques-uns d’entre eux disaient qu’il était un homme sage d’être ainsi revenu. Mais il y en avait d’autres qui disaient qu’il avait été bien fou de se hasarder à se mettre en chemin avec le Chrétien. Il y en avait même quelques-uns qui se moquaient de lui (Luc chapitre 14 versets 29 et 30), et qui déclaraient qu’il était un grand poltron : « Oh ! » disaient-ils, « puisque vous aviez si bien commencé, il ne fallait pas vous rebuter pour si peu de chose. Si j’avais été à votre place, j’aurais continué mon chemin ». Ainsi le pauvre Facile était tout honteux parmi eux. Enfin, pourtant, il reprit courage ; il se mit au-dessus de leurs railleries, et les railleurs le laissèrent en repos. On recommença à se moquer du pauvre Chrétien.

Chapitre 3: L’âme, effrayée du sentiment de ses péchés, veut presque toujours, au premier abord, essayer de se sauver par son obéissance à la loi de Dieu: mais quand elle vient à l’essayer sérieusement, elle en découvre l’effrayante impossibilité.

Cependant le chrétien faisait son chemin, et il découvrit en marchant un homme qui venait au-devant de lui ; de sorte qu’ils se trouvèrent en face l’un de l’autre dans le même chemin. C’était un gentilhomme, nommé le Sage-Mondain (note : Il s’agit ici de ces personnes qui se conduisent honnêtement, selon les principes du monde, mais qui, quand on leur parle de Jésus Christ et du salut opéré par Sa mort, croient qu’elles n’en ont pas besoin pour ce qui les concerne. Ces hommes prétendent aussi que, pour secouer le joug du péché, ils n’ont pas besoin de tous les secours dont parle l’évangile (la renaissance du cœur, la prière, l’union à Jésus Christ, etc.). Tout ce qui va suivre expliquera leurs principes. Il est dit que ces gens se trouvent à l’opposite du chrétien, parce qu’en effet ils sont en tout point en contradiction avec lui, et ils marchent à leur perte.), qui faisait sa demeure dans une ville nommée la Sagesse charnelle, grande ville voisine de celle où le Chrétien habitait auparavant.

Cet homme ayant rencontré le Chrétien dont il avait ouï parler (car sa sortie hors de la ville de Corruption avait fait du bruit de toute part), et ayant connu, à sa démarche triste, à ses soupirs, et à ses gémissements, ce qui se passait en lui, commença à lui parler en ces termes :

— Qu’est ceci, mon cher ami ? Où pensez-vous aller avec un si pesant fardeau ?

Le Chrétien. — Hélas ! que vous avez raison de dire que mon fardeau est pesant ! Jamais personne n’en a porté un plus accablant. Si vous me demandez encore où je vais, je vous dirai que je m’achemine vers la porte étroite qui est là devant moi, et où, selon que j’en ai été informé, on doit m’enseigner le chemin que je dois suivre pour être déchargé de ce même fardeau.

Le Sage-Mondain. — Avez-vous une femme et des enfants (note : Question qui ne se rapporte qu’aux choses de cette vie.) ?

Le Chrétien. — Oui ; mais je suis tellement accablé sous mon fardeau que je ne puis plus y prendre plaisir ; il me semble que j’ai une femme comme si je n’en avais point (1 Corinthiens chapitre 7 verset 29).

Le Sage-Mondain. — Voulez-vous me croire ? Je vous donnerai un bon conseil.

Le Chrétien. — S’il est bon, je le veux bien ; car j’ai maintenant très grand besoin d’un bon conseil.

Le Sage-Mondain. — Le conseil que j’ai à vous donner est de vous décharger vous-même sans délai de ce fardeau (note : Chose impossible à l’homme. Voyez 2 Corinthiens chapitre 3 verset 5 ; Romains chapitre 7 versets 13 à 25 ; Jean chapitre 15 versets 4 à 9.) ; car sans cela vous n’aurez jamais aucun repos dans votre âme et vous n’obtiendrez jamais la bénédiction de Dieu.

Le Chrétien. — C’est à cela même que j’aspire. Je cherche à être délivré de ce faix accablant. Mais, hélas ! je ne puis le faire moi-même. Il n’y a personne dans nos contrées qui puisse m’en décharger (note : Actes chapitre 4 verset 12. Il n’y a point de salut en aucun autre, etc.), et c’est pour cela que je me suis mis en chemin. Mais il me semble apercevoir que vous-même, malgré les conseils que vous me donnez, vous êtes aussi chargé d’un énorme fardeau semblable au mien. Il est vrai que vous le portez avec aisance, et que vous ne paraissez pas même vous en apercevoir.

Le Sage-Mondain. — Que me dites-vous là ? Je n’ai point de fardeau, moi ! D’ailleurs, c’est de vous dont nous parlons. Dites-moi qui vous a conseillé de prendre ce chemin pour être délivré de ce poids accablant ?

Le Chrétien. — C’est un homme fort vénérable qu’on nomme l’Évangéliste.

Le Sage-Mondain. — C’est un très mauvais conseiller (1 Corinthiens chapitre 2 versets 6 et 13). Il n’y a point de chemin si dangereux et si fâcheux dans le monde que celui qu’il vous a montré, comme vous l’éprouverez bientôt si vous suivez son conseil. Au reste, il est vous est déjà arrivé, à ce que je vois, divers malheurs. Je remarque la boue du bourbier de la Défiance attachée à votre corps. Or, ce bourbier n’est encore que le commencement des incommodités qu’ont à essuyer ceux qui suivent cette route. Croyez-moi, je suis plus âgé que vous : vous trouverez dans ce chemin des douleurs, des fatigues, la faim, le péril, la nudité, l’épée, les lions, les ténèbres, enfin la mort même et une infinité d’autres maux encore. C’est là la pure vérité, confirmée par beaucoup de témoignages. À quoi bon, pour obéir à autrui, se jeter soi-même inconsidérément dans un labyrinthe de maux ?

Le Chrétien. — Comment, monsieur ! Ce fardeau que j’ai sur le dos me cause bien plus de frayeurs que toutes les choses que vous venez de nommer. Et quelques disgrâces qui puissent m’arriver, elles me seront peu de chose, pourvu que je puisse obtenir le soulagement que je désire.

Le Sage-Mondain. — Comment avez-vous commencé à sentir ce fardeau ?

Le Chrétien. — Par la lecture de ce livre que j’ai entre les mains.

Le Sage-Mondain. — Je le crois bien. Il vous est arrivé comme à plusieurs autres esprits faibles qui, ayant voulu trop approfondir les choses, sont tombés subitement dans le trouble dont vous êtes agité. Et cette manie rend non seulement les hommes inhumains et misanthropes, comme je m’aperçois qu’il vous arrive, mais elle leur fait entreprendre des choses impossibles, dans l’espérance d’obtenir je ne sais quoi.

Le Chrétien. — Pour moi, ce que je prétends obtenir, c’est le soulagement de mon fardeau (note : La rémission de mes péchés.).

Le Sage-Mondain. — Quel soulagement voulez-vous chercher dans cette route, où vous n’avez à attendre que mille dangers ? Au lieu que je puis vous instruire, si vous voulez m’écouter patiemment, d’un moyen sûr pour obtenir ce que vous désirez avec tant d’ardeur, sans encourir aucun des dangers qui vous menacent dans le chemin où vous êtes. Oui, ce moyen est entre vos mains. Ajoutez à cela qu’au lieu de ces incommodités auxquelles vous vous exposez, vous y trouverez beaucoup de douceur et de contentement.

Le Chrétien. — Je vous prie, monsieur, apprenez-moi donc ce secret.

Le Sage-Mondain. — Je le veux bien. Dans un bourg nommé le bourg de la Morale (note : Ici s’ouvre la question qui fait la base de tout l’évangile : Comment pourrai-je être sauvé (être déchargé du fardeau de mes péchés) ? La sagesse mondaine répond aussitôt, comme disent tous les hommes : « C’est en me conduisant bien ». L’évangile vous dit que non ; et la raison en est que personne ne se conduit bien, c’est-à-dire ne fait la volonté de Dieu comme il doit la faire, et que, par conséquent, tous les hommes sont sous la condamnation. Revient donc la question : Comment pourrai-je être sauvé ? Alors l’évangile vous dit que c’est en vous faisant, par la foi en Jésus Christ, ami de ce Sauveur, qui devient votre intercesseur auprès de Dieu. Mais la sagesse mondaine ne veut jamais entendre parler de cela, et, afin de pouvoir s’enorgueillir de bonnes qualités et de vertus, elle veut toujours vous persuader que vous pouvez vous rendre agréable à Dieu par une prétendue bonne conduite. C’est ce qu’on appelle vouloir se sauver par la loi, par les œuvres de la loi (c’est-à-dire de la loi de Dieu). Nous allons bientôt voir que le Chrétien le tenta ; mais que quand il voulut, de bonne foi, mettre la main à l’œuvre, il fut effrayé de l’étendue et de la sainteté de cette loi de Dieu, que tant d’hommes prétendent avoir observée dans sa plénitude.) habite un homme très vertueux dont le nom est la Loi, et qui a la réputation de savoir délivrer les hommes du fardeau qui vous presse. Je sais qu’il a fait beaucoup de bien à cet égard. Il a même l’adresse de guérir ceux à qui ce fardeau a causé quelque renversement d’esprit. C’est pourquoi je vous conseille d’aller droit à lui, et vous trouverez bientôt du soulagement. Sa maison n’est pas éloignée. Si vous ne le trouvez pas lui-même chez lui, il a un fils nommé l’Honnêteté, qui est un charmant jeune homme, et qui peut vous aider autant que le vieux gentilhomme. C’est là que vous trouverez le soulagement de votre fardeau. Et si vous n’avez pas dessein de retourner chez vous (note : De retourner aux grossiers désordres de la corruption et des vices.) (comme aussi je ne vous le conseille pas), vous pouvez mander votre femme et vos enfants, et les faire venir auprès de vous dans le bourg (note : C’est-à-dire vous mettre sur le pied, non d’une vie chrétienne, mais d’une conduite honnête selon les hommes.), où il y a maintenant assez de maisons vacantes, et où vous pourrez en avoir une à un prix raisonnable (note : C’est-à-dire qu’il n’est pas nécessaire de faire une bien grande dépense d’efforts pour mériter d’être mis au rang des honnêtes gens et des hommes vertueux selon le monde.). Les vivres sont aussi fort bons et à bon compte. Et ce qui rendra votre vie encore plus heureuse, c’est que vous y jouirez de beaucoup d’estime et de crédit parmi vos bons voisins (note : Les gens du monde se flattent et s’encensent mutuellement sur leurs vertus, sur leur grandeur d’âme, leur noblesse, leurs belles qualités.).

Le Chrétien s’étant arrêté un moment pour délibérer sur tous ces avantages si précieux, prit tout d’un coup la résolution de se rendre. « S’il en est ainsi », disait-il en lui-même, « comme ce gentilhomme l’assure, je ne saurais mieux faire que de suivre son conseil ». Et, en même temps, il lui demanda le chemin qui conduisait à la maison de ce vieux gentilhomme.

— Voyez-vous bien, dit le Sage-Mondain, cette haute montagne (note : C’est Sinaï qui représente la loi qui fut donnée au peuple d’Israël, loi qui, comme nous l’avons montré, ne peut faire autre chose, par sa sainteté, que rendre les hommes sujets à la condamnation. L’escarpement de la montagne et les foudres qui s’en échappent ne sont pas là pour nous rappeler les terreurs de Sinaï, mais pour figurer la terreur spirituelle qui s’échappe de la loi d’un Dieu tout juste et tout saint. La sévérité de cette loi réduirait tous les hommes au néant, si la grâce n’était pas survenue pour nous sauver.) ?

— Oui, très bien, répondit le Chrétien.

— C’est à cette montagne que vous devez aller, lui dit le Sage-Mondain ; et la première maison que vous trouverez, c’est la sienne.

Chapitre 4: L’âme, effrayée par la pensée de la sainteté de la loi de Dieu, apprend que cette loi, par cela même qu’elle est sainte, bien loin de nous sauver, ne fait que nous condamner ; et elle a son recours à l’évangile de grâce.

Ainsi le Chrétien continua son chemin vers la maison du seigneur la Loi, espérant y trouver le secours dont il avait besoin. Mais comme il approchait de la montagne, elle lui parut si haute et si escarpée, et le côté qui le regardait penchait tellement sur lui, qu’il crut qu’elle allait fondre sur sa tête (note : Quand on examine la loi de plus près, on en voit l’étendue et la rigueur.). Ainsi il s’arrêta tout court, n’osant avancer davantage, et son fardeau lui parut plus pesant et plus insupportable (Romains chapitre 7 versets 13, 7 et 8 ; Galates chapitre 3 verset 10) que quand il était dans son chemin. Il sortait aussi de la montagne des éclairs et des flammes si épouvantables, qu’il craignait d’en être dévoré. Toutes ces choses ensemble faisaient sur lui une si forte impression, qu’il tremblait, s’affligeant amèrement d’avoir suivi le conseil du Sage-Mondain.

Dans cette perplexité, il vit venir à lui l’Évangéliste : à son approche la rougeur lui monta au visage. L’Évangéliste s’étant approché de plus près, et le regardant avec indignation (note : L’évangéliste est sévère là-dessus. Voyez Galates chapitre 2 verset 21 ; chapitre 3 verset 10, et surtout chapitre 5 verset 4, où il nous dit que toute personne qui prétend faire son salut par ses œuvres, en observant la loi, est déchue par cela même de la grâce. La raison en est que ce refus de la grâce et cette tentative de se sauver par ses propres œuvres naissent de l’orgueil.), lui dit d’un ton sévère :

Que faites-vous ici, Chrétien ?

À cette parole, le Chrétien eut la bouche fermée, ne sachant que lui répondre.

L’Évangéliste continuant, lui dit encore : — N’est-ce pas vous que j’ai rencontré, il y a déjà quelque temps, devant les murailles de la ville de Corruption, si affligé et si éploré ?

Le Chrétien, après avoir hésité quelque temps, à cause du trouble de son âme, répondit enfin : — Oui, monseigneur, c’est moi-même.

L’Évangéliste. — Ne vous ai-je pas adressé au chemin qui conduit à la porte étroite ?

Le Chrétien. — Oui, monseigneur.

L’Évangéliste. — Cependant vous n’y êtes plus ; comment donc vous en êtes-vous détourné ?

Le Chrétien. — Aussitôt après être sorti du bourbier de la Défiance (note : Le Chrétien, comme nous l’avons vu, avait d’abord été plongé dans la terreur à la vue de ses péchés, ce qui l’avait fait tomber dans la pensée que son salut n’était peut-être pas possible. Ensuite, au lieu d’embrasser avec foi l’assurance de la justification par Jésus Christ, il en vint à la pensée de chercher son salut dans une conduite plus réglée. Mais il vit bientôt que cette résolution, quelque bonne qu’elle fût en elle-même, ne pouvait non plus le sauver.), j’ai rencontré un gentilhomme qui m’a engagé à passer dans le bourg que nous voyons devant nous, m’assurant que j’y trouverais quelqu’un qui me délivrerait de mon fardeau.

L’Évangéliste. — Quel était cet homme ?

Le Chrétien. — Il paraissait être un homme de considération, et il m’a dit tant de choses qu’il m’a enfin persuadé de venir jusqu’ici. Mais lorsque j’ai considéré le penchant affreux de cette montagne, je me suis arrêté tout court, de peur qu’elle ne me tombât sur la tête.

L’Évangéliste. — Que vous disait donc ce gentilhomme ?

Le Chrétien raconta alors tout au long la conversation qu’il avait eue avec le Sage-Mondain, l’égarement où il était ensuite tombé, et toutes ses suites fâcheuses.

L’Évangéliste lui dit d’un ton grave :

— Arrêtez-vous un peu, jusqu’à ce que je vous aie mis sous les yeux la Parole de Dieu.

Le Chrétien se tint là devant lui tout tremblant.

L’Évangéliste, continuant, lui dit :

Prenez garde que vous ne rejetiez celui qui vous parle ; car si ceux qui méprisaient celui qui parlait sur la terre n’ont point échappé, nous serons punis beaucoup plus, si nous nous détournons de celui qui parle des cieux (Hébreux chapitre 12 verset 25). Le juste vivra de sa foi ; mais si quelqu’un se retire, mon âme ne prend point plaisir en lui (Hébreux chapitre 10 verset 38). Il lui fit ensuite l’application de ses paroles, disant : — C’est là le malheur où vous êtes tombé. Vous avez commencé à mépriser le conseil du Très-haut, et à retirer vos pieds du sentier de la paix, et cela au péril de votre âme. Comment échapperez-vous, si vous négligez le grand salut qui vous est offert ? [Hébreux chapitre 2 verset 3]

À ces mots, le Chrétien tomba comme mort aux pieds de l’Évangéliste, en s’écriant :

— Malheur à moi : je suis perdu !

Mais l’Évangéliste, le voyant dans cet état, le prit par la main droite, et lui dit : — Tous les péchés et les blasphèmes seront pardonnés aux hommes [Matthieu chapitre 12 verset 31]. Ne sois pas incrédule, mais fidèle [Jean chapitre 20 verset 27].

Ces paroles donnèrent un peu de courage au Chrétien, qui se releva tout tremblant et se tint debout comme auparavant en la présence de l’Évangéliste, qui continua à lui parler ainsi :

— Prenez désormais plus soigneusement garde aux paroles que je viens de vous dire ; souvenez-vous que ce Sage-Mondain est ainsi nommé parce qu’il ne suit que les maximes du monde et la doctrine qui peut le mettre à couvert de la croix, et qu’il est affectionné aux choses de la terre. De là vient qu’il cherche à renverser mes voies, quelque bonnes qu’elles soient.

Quant au conseil qu’il vous a donné, il y a trois choses dangereuses que vous devez rejeter :

1° Vous devez fuir le conseil qu’il vous a donné de vous détourner du chemin où vous étiez. Vous devez même détester l’acquiescement que vous y avez donné, parce que c’est rejeter le conseil de Dieu pour complaire à un sage selon le monde. Le Seigneur dit : Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite (Luc chapitre 13 verset 24) (savoir, par la porte à laquelle je vous ai adressé) ; car la porte est étroite et le chemin est étroit qui mène à la vie, et il y en a peu qui le trouvent [Matthieu chapitre 7 verset 14]. C’est de cette porte et du chemin qui y conduit que ce méchant homme a voulu vous détourner, tellement qu’il s’en est peu fallu qu’il ne vous ait jeté dans la perdition. Détestez donc sa séduction, et ayez honte d’avoir été capable de suivre son conseil.

2° Vous devez aussi rejeter son conseil parce qu’il a voulu vous donner de l’éloignement pour la croix et qu’il a tâché de vous la faire paraître fâcheuse et insupportable, au lieu que vous devez la préférer à tous les trésors. Le Roi de gloire a déclaré que celui qui veut sauver sa vie la perdra (Luc chapitre 9 verset 24), et que celui qui veut le suivre et qui ne hait pas père, mère, femme, enfants, frères, sœurs et sa propre vie, ne peut être son disciple (note : Luc chapitre 14 verset 26. — Tous ceux qui veulent bien comprendre cette expression savent assez que Jésus, qui nous a commandé d’aimer même nos ennemis, ne peut pas nous demander de haïr nos plus proches. Il faut bien saisir la pensée du Maître. Cette expression paradoxale n’indique dans Sa bouche que le détachement complet du monde.). De sorte que, si quelqu’un veut vous persuader que vous trouverez la mort là où vraiment vous trouverez la vie éternelle, vous devez rejeter une telle doctrine.

3° Enfin, vous devez détester la faute que vous avez commise de mettre le pied dans le chemin qui conduit à la servitude et à la mort (car tel est le chemin des œuvres quand on prétend avoir le salut par elles). Et, pour cet effet, vous devez considérer qui est celui à qui le Sage-Mondain vous a adressé et combien il était incapable de vous décharger de votre fardeau ; car celui à qui il vous a envoyé pour en recevoir du soulagement est un homme qui se nomme Docteur de la Loi, un fils de la servante ou de l’esclave, laquelle est dans l’esclavage avec ses enfants (note : Ceci est tiré de Galates chapitre 4 versets 21 à 31, où Paul dit qu’Abraham eut deux fils : Isaac, qui naquit de Sara, la femme libre et légitime, et de qui descendent les Juifs, puis les chrétiens, qui sont affranchis de la malédiction et de l’obéissance servile à la loi par la grâce qui est en Christ ; l’autre, Ismaël, qui naquit de la servante Agar, et qui représente ceux qui restent sous la loi.) : ce qui nous est représenté mystérieusement par la montagne de Sinaï dont vous avez eu tant de frayeur. Or, si la loi est esclave, elle et tous ses enfants, c’est-à-dire tous ceux qui veulent encore vivre sous son règne, comment pourrait-elle vous affranchir ? La loi est incapable de vous délivrer de votre fardeau. Nul homme n’a jamais été soulagé par elle et jamais cela n’arrivera. Vous ne pouvez point être justifié par les œuvres de la loi (Galates chapitre 3 verset 11) ; au contraire, elle provoque la colère (Romains chapitre 4 verset 15), et elle ne fait que donner à l’homme la connaissance et le sentiment de son mal (Romains chapitre 3 verset 20), sans y remédier et sans lui donner les forces de faire mieux. C’est pourquoi le Sage-Mondain est le plus grand des trompeurs. Ce Docteur de la loi n’enseigne qu’une doctrine morte, et son fils l’Honnêteté, quoiqu’il paraisse homme de bien, n’est qu’un hypocrite qui ne peut aucunement vous servir (note : L’honnêteté selon les hommes n’a que les apparences des vertus sans en avoir la réalité.). Croyez-moi, tous trois ensemble, ils sont incapables de vous conduire au salut ; mais, si vous suivez constamment mes instructions, vous parviendrez infailliblement au port heureux de l’éternité.

L’Évangéliste ayant dit ces choses éleva la voix et prit le ciel à témoin pour confirmation de ce qu’il venait de dire ; et soudain une voix se fit entendre de la montagne sous laquelle le Chrétien se trouvait : il sortit une flamme de feu qui lui fit hérisser les cheveux, et cette voix tonnante fit retentir ces paroles à ses oreilles : Tous ceux qui font les œuvres de la loi sont sous la malédiction ; car il est écrit : Maudit est quiconque ne persiste pas dans toutes les choses qui sont écrites au livre de la loi pour les faire (Galates chapitre 3 verset 10) !

Ici le Chrétien n’attendait autre chose que la mort, et il commença à gémir pitoyablement, maudissant l’heure dans laquelle il avait rencontré le Sage-Mondain, et se traitant mille fois de fou et d’insensé pour avoir prêté l’oreille à ses conseils. Il était aussi fort confus, quand il fut revenu à lui-même, de ce que les raisons de cet homme, qui néanmoins ne procédaient que de la chair et du sang, eussent eu assez d’ascendant sur lui pour lui faire quitter le bon chemin.

Après cela, il se tourna de nouveau du côté de l’Évangéliste et lui dit : — Monseigneur, que vous en semble ? Y a-t-il encore quelque espérance pour moi ? Puis-je bien encore retourner sur mes pas et marcher vers la porte étroite ? Ne serai-je point rejeté honteusement pour cette faute ? Je suis en grande perplexité là-dessus. Ah ! ce péché me sera-t-il pardonné ?

L’Évangéliste répondit : — Vos péchés sont très grands, car vous avez fait deux maux : vous avez abandonné le bon chemin, et cela pour entrer dans une voie défendue. Cependant, prenez courage. L’homme que vous trouverez à la porte vous recevra encore volontiers, car il a beaucoup de compassion envers les hommes. Mais, ajouta-t-il, prenez garde que vous ne vous détourniez plus ni à droite ni à gauche, de peur que vous ne périssiez hors de la droite voie pour peu que la colère vînt s’allumer (Psaume 2 verset 12).

Sur cela, le Chrétien se disposa à retourner sur ses pas, et l’Évangéliste, après l’avoir baisé et lui avoir montré un visage riant, lui souhaita un heureux voyage. Ainsi, il se mit à courir en grande diligence, sans s’amuser à dire un seul mot à ceux qu’il rencontrait et marcha comme un homme qui se trouve sur une terre défendue, ne se croyant point en sûreté qu’il ne fût rentré dans le chemin qu’il avait quitté pour suivre le Sage-Mondain (note : Très bel exemple de la vivacité et de la vigilance avec laquelle nous devons revenir sur nos pas quand nous avons mal fait.).

Chapitre 5: L’âme embrasse enfin pleinement l’évangile. — Elle est dans la voie étroite.

Au bout de quelque temps, il arriva à la porte sur laquelle était cette inscription : Heurtez, et il vous sera ouvert (Matthieu chapitre 7 verset 7). Il heurta donc à diverses reprises, disant en lui-même : « Ah ! si je puis avoir l’entrée ici, quel bienfait pour un méchant et un rebelle qui n’a mérité que l’enfer ! Dussé-je y être accablé de peines, je célébrerai à jamais la gloire du Souverain de Sion, et je lui en témoignerai une reconnaissance éternelle ».

Enfin, une honnête personne, nommée Bon-Vouloir, se présenta à la porte et demanda qui il était, d’où il venait et ce qu’il voulait.

Le Chrétien. — C’est un pauvre pécheur travaillé et chargé qui vient de la ville de Corruption et qui voyage vers la montagne de Sion pour éviter la colère à venir. C’est pourquoi je vous conjure de vouloir bien m’accorder l’entrée de cette porte, puisqu’on m’a assuré que c’est le chemin où il faut nécessairement passer.

Bon-Vouloir. — Je le veux de tout mon cœur.

Et, en même temps, il ouvrit la porte. Mais comme le Chrétien voulait y entrer, il le tira par la manche. Là-dessus le Chrétien lui demanda ce qu’il avait à lui dire. — Regardez, dit-il : il y a là un château très fort dont Béelzébul est le maître. C’est de là qu’il décoche, avec ses adhérents, ses traits enflammés sur ceux qui s’acheminent à cette porte pour tâcher de les tuer, s’il était possible, avant qu’ils y soient entrés.

— Je me réjouis, dit le Chrétien, et en même temps je tremble.

Comme il fut entré dans la porte, le portier lui demanda qui l’y avait adressé.

Le Chrétien. — C’est l’Évangéliste qui m’a commandé de heurter ici et, en même temps, il m’a assuré que vous voudriez bien me dire ce que je dois faire ensuite.

Bon-Vouloir. — Voilà devant vous une porte ouverte que nul ne peut fermer (Apocalypse chapitre 3 verset 8).

Le Chrétien. — Maintenant je commence à moissonner le fruit de mes peines passées.

Bon-Vouloir. — Mais d’où vient que vous venez ainsi seul ?

Le Chrétien. — Parce qu’aucun de mes voisins n’a vu, comme moi, le danger auquel ils sont exposés.

Bon-Vouloir. — Quelques-uns ont-ils su que vous vouliez faire ce voyage ?

Le Chrétien. — Oui ; ma femme et mes enfants ont été les premiers qui m’ont vu partir (note : Qui se sont aperçus de ma conversion.). — Et là-dessus il récita au portier tout ce qui lui était arrivé : comment ses voisins l’avaient poursuivi, la rencontre qu’il avait faite du Sage-Mondain, la frayeur qu’il avait eue du mont Sinaï et la manière dont l’Évangéliste l’avait redressé. — Maintenant, ajouta-t-il, me voici par la bonté de Dieu ; mais, hélas ! plus digne encore d’être écrasé par cette même montagne que de m’entretenir avec vous. Quel bonheur pour moi d’être parvenu jusqu’ici !

Bon-Vouloir. — Nous ne mettons aucune différence entre les hommes. Quelque méchants qu’ils soient et quelques crimes qu’ils aient commis avant de venir ici, on ne rejette personne (note : Voyez, entre autres, l’histoire du brigand converti [Luc chapitre 23 versets 40 à 43], de la pécheresse [Luc chapitre 7 versets 36 à 50], de la femme adultère [Jean chapitre 8 verset 3 à 11], et du péager qui s’en retourna justifié [Luc chapitre 18 versets 9 à 14].). C’est pourquoi, cher Chrétien, entretenons-nous encore un peu ensemble, et je vous instruirai du chemin que vous devrez tenir ensuite. Regardez droit devant vous : voilà votre chemin. Il est frayé par les patriarches, par les prophètes, par Jésus Christ et par Ses apôtres ; il est aussi droit que s’il était tiré au cordeau. Voilà la route que vous devez suivre sans y chercher aucun détour.

Le Chrétien. — Mais ce chemin est-il bien sûr et ne peut-on point s’égarer ?

Bon-Vouloir. — Oui, vraiment, il y a des sentiers détournés ; mais ils sont encore plus bas que celui-ci : ils sont tortus et larges, et c’est à cela que vous devez bien prendre garde pour discerner le bon chemin du mauvais ; je vous le répète, le bon chemin est toujours droit au cordeau et étroit.

Je remarquai aussi que le Chrétien lui demanda s’il ne pourrait point le délivrer de son fardeau ; car jusque-là il n’avait jamais pu s’en décharger, nonobstant tous ses efforts.

— Quant à votre fardeau, lui répondit Bon-Vouloir, portez-le courageusement jusqu’à ce que vous soyez arrivé au lieu de la Délivrance ; car alors il tombera de lui-même de dessus votre dos.

Sur cela, le Chrétien se disposa à continuer son voyage. Il prit congé de Bon-Vouloir, qui l’avertit que, quand il aurait fait un bout de chemin, il devait heurter à la porte d’une maison qu’il trouverait sur sa route, et que là il verrait des choses merveilleuses. Le Chrétien prit congé de son ami, qui lui souhaita un bon voyage.

Et, continuant son chemin, il arriva à la maison de l’Interprète (note : Cette personne est ainsi appelée parce qu’elle expliquait les différentes figures et allégories qu’on va trouver. Il nous fait aussi ce don pour comprendre pleinement l’Écriture sainte.), où il heurta plusieurs fois coup sur coup jusqu’à ce que quelqu’un vînt répondre et demander qui était là.

— Je suis, dit le Chrétien, un pauvre voyageur qui cherche des instructions pour son voyage. J’ai été adressé ici par une personne de la connaissance du maître de la maison.

Celui qui avait répondu appela d’abord le maître, qui vint, un moment après, recevoir le Chrétien, en lui demandant ce qu’il souhaitait.

— Monseigneur, dit le Chrétien, je viens de la ville de Corruption et je vais à la montagne de Sion. Celui qui se tient à la porte qui est sur le chemin m’a dit que, si je venais ici, vous me feriez voir des choses merveilleuses et qui me seraient très utiles pour mon voyage.

— Entrez, lui dit l’Interprète ; je veux vous montrer ce que vous demandez.

Après avoir commandé à son serviteur d’allumer une chandelle, il ordonna au Chrétien de le suivre, et le mena dans un appartement particulier. Le Chrétien y découvrit d’abord un portrait admirable. C’était un homme dont les yeux étaient élevés vers le ciel, qui avait en sa main l’Écriture sainte et la loi de vérité sur ses lèvres ; le monde était derrière lui (note : Renoncement entier au monde.) ; il semblait, à son attitude, qu’il plaidât avec les hommes ; une couronne d’or était suspendue sur sa tête.

Le Chrétien demanda de qui était ce portrait.

— Cet homme, répondit l’Interprète, est un entre mille. Il peut engendrer des enfants (Galates chapitre 4 verset 19), être en travail pour les enfanter, et il les nourrit lui-même après les avoir mis au monde (1 Thessaloniciens chapitre 2 verset 7). Quant à ce que vous le voyez ayant les yeux élevés vers le ciel, l’Écriture en sa main, la loi de vérité sur les lèvres et plaidant avec les hommes, c’est pour signifier que son œuvre ne consiste pas seulement à connaître les choses cachées, mais aussi à les exposer aux pécheurs. Le monde derrière lui et une couronne suspendue sur sa tête vous montrent qu’il méprise les choses présentes pour servir uniquement son Seigneur, assuré d’avoir la gloire du siècle à venir pour récompense.

J’ai voulu vous faire voir ce tableau avant toutes choses, parce que l’original est le seul à qui le Seigneur de la cité céleste ait donné le pouvoir d’être votre escorte dans tous les endroits périlleux que vous aurez à passer. C’est pourquoi prenez bien garde à ce que je viens de vous montrer, et conservez fidèlement dans votre mémoire ce que vous avez vu, de peur que dans votre voyage vous ne tombiez entre les mains de certaines gens qui se vanteront peut-être de vous bien conduire (note : De faux docteurs, des pasteurs mondains, des chrétiens de nom.), mais dont les sentiers mènent à la mort.

Chapitre 6: L’âme convertie découvre une multitude d’idées nouvelles et salutaires.

Il le prit ensuite par la main et le mena dans un grand cabinet tout rempli de poussière, parce qu’il n’avait jamais été balayé ; et après que le Chrétien l’eut un peu parcouru des yeux, l’Interprète appela un homme pour balayer. Mais dès les premiers coups de balai, il s’éleva de toutes parts une telle quantité de poussière, que le Chrétien en fut presque étouffé. Ce que l’Interprète ayant remarqué, il ordonna à une jeune fille qui était présente, d’apporter de l’eau et d’en arroser la chambre, qui fut ainsi nettoyée promptement et sans peine. Le Chrétien demanda ce que cela signifiait.

— Ce cabinet, dit l’Interprète, représente le cœur d’un homme qui n’a encore jamais été sanctifié par la grâce de l’évangile. La poussière, c’est le péché naturellement attaché à sa nature, qui souille l’homme tout entier depuis la plante des pieds jusqu’au sommet de la tête. Celui qui a balayé le premier, c’est la Loi ; mais la personne qui a apporté de l’eau et qui a arrosé le cabinet représente la grâce de l’évangile. Vous avez vu que, lorsque l’homme a commencé à balayer, la poussière s’est élevé de tous côtés, sans que la place ait pu être nettoyée, et qu’au contraire, la poussière a manqué de vous étouffer. C’est pour montrer que, bien loin que la loi puisse purifier le cœur de l’homme, elle ne fait autre chose que rendre le péché plus vivant et plus puissant (Romains chapitre 7 verset 13) ; de sorte que, plus elle le découvre et le défend, plus elle l’augmente ; car elle ne donne pas les forces pour le surmonter.

Cette jeune personne qui est venue arroser, et qui, par ce moyen, a réussi à nettoyer complètement la chambre, vous offre une image de l’évangile, qui répand ses douces influences dans le cœur. Alors le vice est abattu et surmonté (comme la poussière l’a été par l’eau dont on a arrosé la chambre). Par la foi en l’évangile, le cœur est purifié et mis en état d’hériter le royaume des cieux.

Je vis ensuite que l’Interprète prit le Chrétien par la main et le mena dans un petit cabinet, où il y avait deux jeunes enfants : l’aîné se nommait Passion, et l’autre Patience. Les traits de Passion portaient l’empreinte du mécontentement, mais Patience offrait l’image de la paix.

Le Chrétien demanda ce qui donnait à Passion l’air qu’il avait.

L’Interprète lui répondit : — C’est que le Maître veut qu’il attende les meilleures choses jusqu’à l’année prochaine, et lui, il veut les avoir tout de suite ; mais Patience veut bien attendre.

Alors je vis que quelqu’un s’approcha de Passion avec un sac rempli de choses précieuses, qu’il vida à ses pieds. Il les ramassa d’abord avec un extrême plaisir, et commença à mépriser Patience et à le railler. Mais je remarquai qu’en peu de temps il eut dissipé tout cela, tellement qu’il ne lui en resta presque plus rien.

— Ah ! je vous prie, dit le Chrétien à l’Interprète, expliquez-moi ces choses encore un peu plus au long.

L’Interprète lui répondit : — Passion est l’image des hommes de ce siècle, et Patience est la figure des hommes qui vivent dans la foi et dans l’attente du monde à venir. Comme vous avez vu que Passion veut tout avoir cette année, c’est-à-dire dans ce monde, il en est de même de tous les mondains : ils veulent jouir de tous les biens dans cette vie ; ils ne peuvent pas attendre jusqu’à l’année prochaine, c’est-à-dire jusqu’au siècle à venir pour y recevoir de Dieu leur portion. Ce proverbe commun : Un oiseau dans la main vaut mieux que deux dans le bocage, leur tient plus à cœur que tous les témoignages que Dieu nous a donnés sur la certitude des biens à venir. Vous avez vu Passion consumer tout en peu de temps, sans qu’il lui en soit resté autre chose que quelques mauvais restes. C’est pour montrer ce qui arrivera à tous les hommes à la fin de ce monde.

Le Chrétien. — Je vois maintenant que Patience est incomparablement plus sage que l’autre, et cela pour deux raisons : 1° parce qu’il regarde à des biens infiniment meilleurs ; 2° parce qu’il ne restera à l’autre que la honte et la confusion.

L’Interprète. — Votre réflexion est très juste ; mais vous pouvez encore ajouter à cela que la gloire du siècle à venir ne se flétrira jamais, tandis que tout le reste passe dans un instant. C’est pourquoi Passion n’a pas tant de sujet de se moquer de Patience que celui-ci en aurait de se moquer de lui ; car Passion a ses biens le premier, au lieu que Patience jouira des siens à la fin. Le premier fait place au dernier, parce que le dernier a son temps qui est à venir ; mais le dernier ne cède à rien qui puisse le suivre. Suivant cela, il faut que celui qui doit le premier jouir de sa portion ait un certain temps limité pour la dépenser ; mais celui qui obtient sa part le dernier la gardera le dernier. C’est pourquoi il fut dit au mauvais riche : Tu as eu tes biens en cette vie, et Lazare au contraire a eu ses maux : maintenant il est consolé, et toi tu es tourmenté (Luc chapitre 16 verset 25).

— Je comprends, en effet, s’écria le Chrétien, que le meilleur n’est pas de jouir des choses présentes, mais d’attendre de fixer sa vue sur les choses à venir.

— Vous dites la vérité, répondit l’Interprète ; car les choses visibles sont pour un temps et les invisibles sont éternelles (2 Corinthiens chapitre 4 verset 18). Toutefois, bien que la chose soit telle, les choses présentes et nos inclinations charnelles sont si étroitement liées, et les choses invisibles ont si peu de rapport avec nos inclinations naturelles, que nous nous attachons très facilement aux premières, et que nous avons toujours de l’éloignement pour celles-ci.

Je vis après cela que l’Interprète prit le Chrétien par la main et qu’il le mena dans un lieu où il y avait du feu allumé contre une muraille, et quelqu’un qui y versait continuellement de l’eau pour l’éteindre ; cependant le feu s’allumait toujours davantage et poussait encore plus haut ses flammes.

— Que signifie cela ? dit le Chrétien.

— Ce feu, répondit l’Interprète, est l’œuvre de la grâce dans le cœur de l’homme. Celui qui y verse continuellement de l’eau pour tâcher de l’éteindre, c’est le diable ; cependant il arrive, comme vous le voyez, que le feu s’allume toujours davantage et devient plus ardent ; vous allez en voir la cause.

Là-dessus, il le fit tourner, et le mena de l’autre côté de la muraille, où il vit quelqu’un qui tenait un vaisseau plein d’huile en sa main, et qui en versait secrètement et sans discontinuer dans le feu.

— Que signifie encore cela ? dit le Chrétien.

— C’est Christ, répondit l’Interprète, qui répand sans cesse l’huile de Sa grâce dans le cœur pour entretenir l’œuvre qu’Il y a déjà commencée. Voilà comment il arrive que les âmes qu’Il s’est acquises montrent toujours en elles l’œuvre de la grâce, malgré tout ce que le diable peut entreprendre pour l’empêcher. S’Il se tient derrière la muraille pour entretenir ce feu, c’est pour enseigner que, dans les grandes tentations, on a souvent beaucoup de peine à voir comment l’œuvre de la grâce est entretenue dans une âme.

Ensuite l’Interprète prit le Chrétien par la main et le conduisit dans un lieu de plaisance, où il y avait un palais magnifique et très agréable à voir. Je vis aussi quelques personnes qui marchaient sur le faîte du palais, vêtues d’habillements d’or.

Le Chrétien demanda à l’Interprète s’il lui serait permis d’y entrer aussi ; et je vis à cette porte une grande multitude de gens qui témoignaient, à leur contenance, en avoir un grand désir ; mais ils n’osaient pas. Il y avait aussi un homme assis derrière une table placée un peu à côté de la porte, ayant devant lui une écritoire et un livre pour inscrire tous ceux qui devaient y entrer. Je vis encore que sur la porte il y avait plusieurs hommes armés (note : Les ennemis de notre âme.), avec dessein de tuer ceux qui tenteraient de forcer le passage.

Sur cela, le Chrétien parut tout consterné. Mais comme presque tous reculèrent par la crainte de ces gens armés, je vis un homme qui paraissait à son air d’une valeur extraordinaire, qui monta vers celui qui était assis à cette table, et lui dit : Écris mon nom. Cela fait, il ceignit une épée et mit un casque sur sa tête, se tourna droit vers la porte, en se jetant, avec un courage intrépide, sur les hommes armés, qui, de leur côté, le reçurent avec une fureur sans égale. Mais cet homme, sans perdre courage, fendit la foule de ses ennemis, en frappant à droite et à gauche ; de sorte qu’après avoir reçu plusieurs blessures, et après avoir, de son côté, blessé ses ennemis, il passa au milieu d’eux et pénétra jusque dans le palais. À l’instant on entendit un cantique qu’entonnèrent ceux qui se promenaient sur le faîte du palais, et dont voici les paroles :

Courage ! Entrez dans ce palais de gloire !
C’est ici le séjour de l’immortalité,
Où vous allez jouir du fruit de la victoire
Pendant toute l’éternité.

Dès que cet homme fut entré, il fut vêtu d’un habit magnifique comme tous les autres ; et le Chrétien commença un peu à sourire, disant : — Il me semble que je pourrais dire, sans me tromper, ce que cela signifie. Laisse-moi aller là-dedans.

— Non, dit l’Interprète, attendez un peu jusqu’à ce que je vous aie encore montré d’autres choses ; après quoi vous pourrez continuer promptement votre voyage.

Sur cela il le mena dans une grotte de fer fort obscure, où était assis un homme qui paraissait fort triste. Il avait les yeux baissés contre terre et les mains jointes, soupirant si amèrement, qu’il semblait que son cœur allait se briser.

— Qu’est-ce que cela ? dit le Chrétien.

— Demandez-le à cet homme même, répondit l’Interprète.

Le Chrétien lui demanda donc qui il était.

— Je suis, répondit-il…, ce que je n’étais pas auparavant.

— Et qui étiez-vous donc auparavant ? dit le Chrétien.

— J’étais, répliqua cet homme, un professant de belle apparence à mes yeux et à ceux des autres. Je m’imaginais être assez bien disposé pour le royaume céleste, et je me réjouissais beaucoup d’y entrer.

— Mais, dit le Chrétien, qui êtes-vous maintenant ?

— Je suis, répondit-il, un misérable désespéré, enfermé pour toujours dans cette grotte de fer sans en pouvoir sortir. Ah ! je ne puis plus en sortir.

Le Chrétien lui dit : — Comment donc êtes-vous tombé dans ce misérable état ?

— J’ai cessé, répondit-il, de veiller et d’être sobre ; j’ai préféré mes convoitises à la vertu ; j’ai péché contre la lumière de la Parole de Dieu ; j’ai méprisé son support ; j’ai contristé le Saint Esprit, et Il s’est retiré de moi ; j’ai donné lieu au diable, qui s’est rendu maître de moi ; j’ai provoqué la colère de Dieu, et Il m’a abandonné ; j’ai tellement endurci mon cœur, que je ne puis plus me convertir.

Le Chrétien se tourna du côté de l’Interprète, et lui dit : — Comment ? N’y a-t-il donc plus d’espérance pour cet homme (Hébreux chapitre 6 versets 4 à 6) ?

— Demandez-le-lui à lui-même, répondit l’Interprète.

Le Chrétien se tournant encore vers cet homme : — Hé quoi ! lui dit-il, n’y a-t-il donc plus d’espérance pour vous ? Faut-il que vous demeuriez éternellement dans cette caverne de désespoir ?

— Oui, éternellement, répondit cet homme.

— Pourquoi ? dit le Chrétien. Le Fils unique du Père n’est-il pas miséricordieux ?

— Oui, je l’avoue, répondit ce malheureux ; mais je L’ai crucifié de nouveau ; je me suis moqué de Sa personne, j’ai méprisé Sa justice (Hébreux chapitre 10 verset 29), j’ai foulé aux pieds et tenu pour profane Son sang ; j’ai méprisé l’Esprit de grâce. Par là je me suis exclu de toutes les promesses ; de sorte qu’à présent je ne puis plus attendre que les effets des menaces les plus terribles, qui me mettent sans cesse devant les yeux un jugement inévitable, une ardeur de feu qui doit dévorer les adversaires, et moi par conséquent.

Le Chrétien lui demanda encore pourquoi il s’était jeté lui-même dans ce misérable état.

— Cela est arrivé, répondit-il, par suite de l’amour des plaisirs et des avantages du monde, dans la jouissance desquels je me promettais beaucoup de satisfaction et de commodités. Mais maintenant il arrive, par un juste jugement, que chacune de ces choses me dévore comme un ver rongeur.

Le Chrétien lui dit : — Ne pouvez-vous pas en avoir contrition et vous convertir encore ?

— Dieu, répondit-il, me refuse la conversion ; Sa Parole ne m’excite point, et Lui-même m’a enserré dans cette grotte de fer, sans qu’aucun homme puisse m’en délivrer. Ô éternité ! éternité ! quels sont les tourments que tu me réserves, et que j’aurai à endurer éternellement !

Alors l’Interprète dit au Chrétien :

— N’oubliez jamais l’état funeste de cet homme, et qu’il soit pour vous un éternel avertissement.

— Ah ! dit le Chrétien, que cela est effroyable ! Dieu me fasse la grâce de veiller, d’être sobre, et de prier sans cesse, afin que je puisse éviter le malheur de cet homme ! — Mais n’est-il pas temps de continuer mon voyage ?

— Attendez encore un peu, dit l’Interprète, je n’ai plus qu’une chose à vous faire voir ; après cela, vous pourrez poursuivre votre route.

Là-dessus, il prit encore le Chrétien par la main, et le conduisit dans une grande chambre où était quelqu’un qui sortait du lit, et qui s’habillait tout tremblant et extrêmement effrayé.

— Pourquoi, dit le Chrétien, cet homme est-il si effrayé et si tremblant ?

— Demandez-lui-en la raison à lui-même, dit l’Interprète ; — ce qu’ayant fait, le Chrétien en reçut cette réponse :

— J’ai vu cette nuit, en songe, pendant mon sommeil, le ciel fort obscur, sillonné par des éclairs et retentissant de tonnerres épouvantables : ce qui m’a causé d’abord une angoisse et une consternation horribles. Ensuite j’ai vu, dans mon songe, des nuées qui paraissaient d’une forme tout extraordinaire, et j’ai entendu un grand bruit de trompettes. Alors un homme tout rayonnant de gloire a paru dans l’air, et s’est assis sur des nues, environné de plusieurs milliers d’habitants des cieux. Cependant tout était en feu ; les cieux mêmes étaient embrasés, et à l’instant j’ai entendu une voix qui criait : Morts, levez-vous, et venez en jugement ! Dans un moment j’ai vu les rochers se fendre, les sépulcres s’ouvrir et les morts en sortir. Quelques-uns d’entre eux étaient remplis de joie et levaient la tête ; les autres tâchaient de se cacher sous les montagnes. L’homme qui était assis sur les nues ouvrit un livre et commanda que tout le monde eût à comparaître devant lui. Toutefois, à cause d’une flamme dévorante qui marchait devant lui, il y avait une distance convenable entre les autres et lui, comme entre un juge et des prisonniers. J’ouïs aussi crier à ceux qui servaient celui qui était assis sur les nues : Assemblez l’ivraie, la paille et le chaume, et les jetez dans l’étang ardent (Matthieu chapitre 3 verset 12). Sur cela, l’abîme s’ouvrit subitement dans l’endroit où j’étais, et il sortit de son ouverture beaucoup de fumée et de charbons ardents avec un bruit épouvantable. Il fut dit aussi à ceux qui servaient Dieu : Assemblez le froment dans la grange (Luc chapitre 3 verset 17). Et, sur-le-champ, plusieurs furent enlevés et portés dans les nues ; mais je fus laissé en arrière. Je cherchais aussi à me cacher ; mais tous mes efforts furent inutiles ; car Celui qui était assis sur la nue avait toujours les yeux fixés sur moi. Mes péchés se présentèrent aussi devant moi ; ma conscience m’accusait de toutes parts, et sur cela je me suis réveillé.

Le Chrétien. — Mais qu’y a-t-il dans ce songe qui vous cause tant d’angoisse ?

— Comment ! répondit cet homme, je croyais que le jour du jugement était arrivé, et je n’étais pas prêt pour y comparaître. Mais ce qui m’a le plus effrayé, c’est que les anges assemblèrent un grand nombre de personnes et qu’ils me laissèrent ; l’enfer aussi ouvrit sa gueule précisément à l’endroit où j’étais. Avec tout cela ma conscience me condamnait, et je remarquai que le juge avait toujours les yeux attachés sur moi, de sorte que je pouvais découvrir sur son visage sa colère enflammée contre moi.

Alors l’Interprète dit au Chrétien : — Avez-vous bien remarqué toutes ces choses ?

— Oui, répondit-il ; elles me donnent à la fois de la crainte et de l’espérance.

— Eh bien ! ajouta l’Interprète, conservez-les soigneusement dans votre cœur, afin qu’elles puissent vous servir d’aiguillon à continuer votre voyage.

Alors le Chrétien ceignit ses reins et se disposa à suivre sa route.

L’Interprète le salua en lui disant : — Que la consolation soit toujours avec vous, fidèle Chrétien, et vous accompagne tout le long du chemin qui conduit à la sainte cité !

Ainsi le Chrétien poursuivit son voyage en chantant ce qui suit :

Que de choses surprenantes
Se présentent à mes yeux !
Et qu’on trouve dans ces lieux
De merveilles ravissantes !
Que de tristesse et d’horreur,
Que de bonheur et de joie,
Pour empêcher le pécheur
De s’endormir dans sa voie !

Grâce à ce digne interprète,
Qui m’instruit si sagement,
Que ne puis-je dignement
D’une faveur si parfaite
Reconnaître le bienfait,
Et plutôt que par science
En acquérir par effet
La sublime connaissance !

Chapitre 7: Dès les premiers pas que l’âme fait dans le chemin de l’évangile, elle se sent absolument déchargée de ses péchés. — Différentes manières dont on peut périr dans la voie du salut.

Je vis aussi que le chemin élevé où le Chrétien marchait était muni, de côté et d’autre, d’une muraille qui se nomme le Salut. Et c’est dans ce moment qu’il continuait de courir, non sans beaucoup de peine, à cause du fardeau dont il était chargé. Cependant il avançait de plus en plus, jusqu’à ce qu’il arriva dans un endroit un peu plus élevé, où se trouvait une croix et un peu plus bas un tombeau. Au moment où le Chrétien approcha de la croix, je vis que son fardeau tomba de dessus son dos et fut abîmé dans un gouffre profond ; de sorte que le Chrétien ne le revit plus jamais (note : C’est en regardant avec foi à la croix de notre Sauveur, de même que les Israélites regardaient au serpent dans le désert, que nous nous sentons absolument délivrés du poids de nos péchés (Jean chapitre 3 verset 14) ; Jésus ayant effacé l’obligation qui était contre nous dans les commandements, et l’ayant abolie en l’attachant sur la croix (Colossiens chapitre 2 versets 14 et 15), Il nous a donné la paix par le sang de Sa croix (Colossiens chapitre 1 verset 20).).

Ce fut alors qu’il ressentit une véritable joie, et qu’il commença à s’écrier, plein d’allégresse : Il m’a donné le repos par sa tristesse, et la vie par sa mort.

Le Chrétien s’arrêta là quelque temps, s’étonnant au dernier point que la seule vue de la croix l’eût ainsi déchargé de son fardeau ; et il ne cessait de la contempler en versant un torrent de larmes.

Pendant qu’il était ainsi arrêté à contempler cette croix et à fondre en larmes, il aperçut trois personnages qui jetèrent les yeux sur lui et qui le saluèrent en ces termes : Paix vous soit (Daniel chapitre 10 verset 19). Le premier ajouta encore ces mots : Vos péchés vous sont pardonnés (Marc chapitre 2 verset 5) ; l’autre le dépouilla de ses vieux et sales haillons, et le revêtit d’habits splendides (Zacharie chapitre 3 versets 4 et 5) ; le troisième lui mit une marque sur le front, et lui donna aussi un mémoire d’où pendait un sceau (note : Éphésiens chapitre 1 verset 13. Ceci désigne une espèce d’assurance du salut, et ce sceau dont l’Écriture nous dit que Dieu marque tous les siens : comme les demeures des Israélites en Égypte furent épargnées parce qu’elles étaient marquées du sang de l’agneau.) ; il lui recommanda de le considérer toujours bien attentivement pendant sa course et de le remettre ensuite à la porte céleste, ajoutant qu’il ne serait point reçu sans avoir ce sceau. Ensuite le Chrétien poursuivit sa course en sautant de joie, et chantant ce cantique (Romains chapitre 8 versets 15 à 17) :

Chargé du faix insupportable
Du péché, je n’avais ni trêve ni repos ;
Mais enfin dans ce lieu, ô bonheur ineffable !
Je trouve un terme à tous mes maux.

Quelle vertu, quelle efficace,
Se déploie en ce lieu sur les pauvres pécheurs !
Qu’ils sentent sur-le-champ, ô l’indicible grâce !
D’un tel poids soulager leurs cœurs.

Ici je sens finir les peines
Que ce pesant fardeau m’a fait longtemps souffrir.
Ici dans un instant je vois tomber mes chaînes !
Dois-je encor craindre de mourir ?

Béni soit ce bois salutaire,
Bénie soit cette mort qui nous rend le repos !
Mais béni soit surtout le Sauveur débonnaire
Qui pour nous souffrit tant de maux !

Comme il continuait ainsi sa course, il arriva dans une vallée où il entrevit (note : Peut-être l’auteur a-t-il choisi exprès ce mot au lieu de celui de voir, qui est plus positif, pour marquer que le Chrétien n’est ordinairement pas appliqué et attentif à voir les fautes de ses frères. Il les entrevoit quand elles sont trop éclatantes pour n’être pas vues.), un peu à côté du chemin (note : Ils n’étaient déjà plus dans le bon chemin.), trois hommes qui dormaient profondément, et qui avaient les jambes liées de chaînes. L’un se nommait l’Inconsidéré, l’autre le Paresseux, et le troisième le Téméraire.

Le Chrétien, les voyant dans cet état, s’approcha d’eux d’un peu plus près, pour essayer s’il ne pourrait point les réveiller, et il leur cria : — Vous faites comme ceux qui dorment au sein d’une mer orageuse, sur le mât d’un navire (Proverbes chapitre 23 verset 34). C’est pourquoi réveillez-vous, secouez vos chaînes ; souffrez du moins qu’on vous délie ; je veux vous aider en cela autant qu’il est en mon pouvoir. Ah ! si celui qui rôde autour de vous comme un lion rugissant, cherchant qui il pourra dévorer (1 Pierre chapitre 5 verset 8), vient fondre sur vous, vous serez la proie de sa fureur. Hélas ! je vois qu’il s’est déjà préparé une victoire presque infaillible, en vous liant les pieds pour vous rendre la fuite impossible. Pendant qu’il les regardait et qu’il leur parlait ainsi, l’Inconsidéré dit : « Je ne vois point de danger » ; le Paresseux dit : « Encore un peu de sommeil » ; et le Téméraire : « Il se peut bien qu’il y ait quelque peu de danger, mais je me tirerai d’affaire également ». Ainsi ils se couchèrent derechef pour se rendormir, et le Chrétien continua son chemin.

Il était cependant navré de douleur quand il venait à réfléchir sur le danger que couraient ces malheureux, et sur le refus qu’ils avaient fait du secours qu’il aurait pu leur donner, soit par ses vives exhortations, soit par ses conseils. Pendant qu’il déplorait ainsi leur sort, il aperçut, du côté gauche du chemin, deux hommes qui passaient par-dessus la muraille pour marcher avec lui dans le chemin étroit : l’un se nommait le Formaliste et l’autre l’Hypocrite (note : Des gens qui prétendaient aussi faire leur salut, mais qui voulaient le mériter par une apparence de christianisme, en fréquentant les églises, etc., sans se convertir réellement.). Ces deux personnes s’étant jointes au Chrétien, il leur parla de cette manière : — D’où venez-vous, messieurs, et où voulez-vous aller ?

Ils répondirent : — Nous sommes nés dans le pays de la Vaine gloire, et nous allons à la Montagne de Sion pour acquérir des louanges.

— Pourquoi, dit le Chrétien, ne venez-vous pas par la porte qui est à l’entrée de ce chemin ? Ne savez-vous pas qu’il est écrit, que celui qui n’entre pas par la porte, mais qui vient d’ailleurs, est un larron et un brigand (Jean chapitre 10 verset 1) ?

Ils répondirent d’un commun accord que tous leurs compatriotes estimaient qu’il y avait un trop long détour à passer précisément par cette porte pour entrer dans cette voie ; et qu’ainsi, pour abréger le chemin, c’était leur coutume de passer par un sentier à côté, et de sauter la muraille comme ils venaient de le faire.

— Mais, répliqua le Chrétien, cela ne doit-il pas être regardé comme une transgression de l’ordre du Seigneur de cette cité où vous prétendez aller ; et, par conséquent, n’est-ce point se moquer de sa volonté révélée ?

Ils lui répondirent qu’ils n’avaient que faire de se rompre la tête là-dessus ; que ce qu’ils en faisaient était selon l’ancienne coutume, et que, s’il était nécessaire, ils prouveraient, par des témoignages authentiques, que la chose a été ainsi pratiquée depuis près de deux mille ans.

Le Chrétien. — Mais pensez-vous que votre manière d’agir puisse soutenir l’épreuve de la loi ?

Ils répondirent là-dessus qu’une coutume d’une telle ancienneté serait, sans doute, reçue par tout juge impartial comme très légitime. — Outre cela, ajoutèrent-ils, pourvu que nous fassions le chemin, qu’importe de quelle manière nous y serons entrés ? N’y sommes-nous pas également ? Quant à vous, nous remarquons bien que vous avez passé par la porte, et cependant vous n’êtes encore que sur la route, et pas plus avancé que nous qui avons passé par-dessus la muraille. En quoi donc votre condition est-elle meilleure que la nôtre ?

— Je marche, dit le Chrétien, selon la règle de mon Maître ; mais vous, vous ne marchez que selon les mouvements profanes de votre fantaisie. Déjà le Seigneur de la voie vous regarde comme des larrons ; ainsi il est fort à craindre que vous ne soyez traités comme des serviteurs infidèles, lorsque vous serez au bout de la carrière. Vous y entrez de vous-mêmes, sans la conduite du Maître ; il faudra que vous en sortiez, si Sa miséricorde ne se déploie sur vous et ne vous fait grâce.

Ces hommes n’eurent pas grand-chose à répliquer ; ils se contentèrent de dire à Chrétien qu’il n’avait qu’à prendre garde à lui-même ; et ainsi ils poursuivirent leur chemin, chacun de son côté, sans parler plus guère ensemble. Ils ajoutèrent seulement que, quant à ce qui concerne la loi et les commandements, ils ne doutaient point qu’ils ne les observassent aussi fidèlement que lui, et qu’ils ne voyaient pas en quoi il se distinguait, si ce n’est par le manteau dont il était couvert, et qui, disaient-ils, lui avait été donné par quelque ami pour couvrir sa honte et sa nudité.

— Mais, leur répondit le Chrétien, quant à votre première observation, vous ne serez pas sauvés par la loi et par l’observation des commandements de Dieu (Galates chapitre 3 verset 11), puisque ayant manqué en tous points à Ses commandements c’est cette loi qui vous condamnerait. Vous n’entrez donc pas par la véritable porte, en voulant être sauvés de cette manière. Quant à ces habits dont je suis vêtu, je les ai reçus du Seigneur du lieu où je vais (note : Ces vêtements représentent la justice de Christ qui nous est imputée, et dont les chrétiens sont en quelque sorte recouverts.) ; et, en effet, comme vous le dites fort bien, pour couvrir la honte de ma nudité, ce qui est le plus éclatant témoignage que le Seigneur ait pu me donner de Sa bienveillance ; car, au lieu qu’auparavant je n’avais sur moi que quelques restes de vieux lambeaux, maintenant Il m’a donné ce vêtement pour me consoler et m’encourager dans le voyage ; et je m’assure que, lorsque je serai arrivé à la porte de la cité, le Seigneur qui y règne me reconnaîtra pour sien, puisqu’Il m’a revêtu Lui-même de Ses propres habits, par un effet de Sa pure grâce. Outre cela, j’ai encore sur le front une marque à laquelle vous n’avez peut-être pas pris garde, et qu’une personne très particulièrement connue de mon Seigneur y a imprimée, au jour où mon fardeau tomba de dessus mes épaules. Je puis bien encore vous dire que, pour me consoler pendant mon voyage, il m’a donné un mémoire scellé de son sceau, avec ordre de le remettre à la porte du ciel pour pouvoir y entrer. Or, je doute que vous ayez aucune de ces choses (note : Le Chrétien entre dans un si grand détail sur ces marques qui distinguent les vrais enfants de Dieu du reste des autres hommes, parce qu’en effet l’Écriture nous apprend que Dieu met une différence absolue entre Ses élus et ceux qui sont du monde, et qu’Il donne aux croyants des preuves infaillibles de leur vocation par un témoignage intérieur.) ; non, vous ne les avez pas, puisque vous n’êtes pas entrés par la porte.

À toutes ces choses, ces deux hommes ne donnèrent aucune réponse ; ils se regardaient l’un l’autre et souriaient.

Cependant, ils continuèrent tous trois leur chemin ; mais le Chrétien marchait toujours devant, ne s’entretenant plus avec personne qu’avec lui-même, tantôt soupirant, tantôt tressaillant de joie ; il lisait très souvent dans le mémoire que l’un des Rayonnants lui avait donné, et qui servait puissamment à son encouragement.

Je les vis marcher ensemble jusqu’au moment où ils arrivèrent au pied d’un coteau (note : Ce coteau désigne un temps d’épreuves et de peines.), nommé le Coteau des difficultés, au pied duquel coulait une fontaine. Et, en cet endroit, à côté du chemin qui vient droit de la porte, il y avait deux sentiers : l’un tirant à droite et l’autre à gauche par-dessus le coteau. Mais le chemin étroit, qui était aussi le droit chemin, tendait directement à la colline, dont la montée est nommée Pénible. Chrétien alla premièrement à la fontaine pour s’y rafraîchir un peu ; ensuite il se mit à monter le coteau en chantant :

De ce mont la peine rapide
Semble impossible à surmonter ;
J’entreprends pourtant d’y monter
Avec un courage intrépide.

On ne craint nullement la peine,
Lorsque l’on a devant les yeux
Le prix céleste et glorieux
D’une félicité certaine.

Mieux vaut suivre la droite voie,
Parmi les soupirs et les pleurs,
Que de suivre un chemin de fleurs
Pour être de la mort la proie.

Les deux autres marchèrent aussi jusqu’au pied du coteau. Mais lorsqu’ils virent combien il était haut et rapide, et qu’ils aperçurent deux autres chemins à côté plus commodes, ils s’imaginèrent que ces deux chemins pourraient bien se rencontrer ensuite et aboutir à celui que tenait le Chrétien. — Ainsi ils résolurent d’entrer dans ces chemins, dont l’un se nomme Danger et l’autre Anéantissement. L’un d’eux prit le chemin du Danger, qui le mena dans une grande forêt, et l’autre le chemin de l’Anéantissement, qui le conduisit dans une grande campagne remplie de hauteurs éblouissantes, où il trébucha et fit chutes sur chutes, jusqu’à ce qu’enfin on ne le revit plus jamais.

Chapitre 8: L’âme qui s’endort perd le témoignage intérieur de Dieu, et se trouve assaillie par de nouveaux sentiments de timidité et de méfiance. — Douleurs qu’elle en éprouve.

Alors je suivis le Chrétien de vue pour découvrir ce qui lui arriverait sur son coteau, et je remarquai qu’au lieu de courir comme auparavant, il fut obligé de ralentir le pas, et ensuite de grimper sur les genoux et sur les mains, à cause de la rudesse de la montée, qui était fort escarpée. Il y avait vers le milieu de la colline une agréable cabane, que le Seigneur du ciel y avait fait mettre pour procurer quelque repos aux voyageurs. Le Chrétien y entra, et s’assit pour s’y reposer un moment. Pour se fortifier contre son abattement, il tira son mémoire de son sein, et se mit à considérer de nouveau les habits dont il avait été revêtu près de la croix (note : Le pardon de ses péchés et l’imputation qui lui était faite des mérites de Jésus Christ.). L’une et l’autre de ces choses lui donna une véritable joie, qui dura assez longtemps. Enfin, il tomba insensiblement dans l’assoupissement, et ensuite dans un profond sommeil, ce qui fut cause qu’il s’arrêta dans cet endroit presque jusqu’à la nuit, et que son mémoire lui tomba des mains. Dans le plus fort de son sommeil, il vint quelqu’un qui le poussa rudement et le réveilla en lui criant : Va, paresseux, vers la fourmi ; regarde ses voies et sois sage (Proverbes chapitre 6 verset 6). À cette voix, il se leva en sursaut, et se mit à doubler le pas pour gagner du chemin, jusqu’à ce qu’enfin il parvint au sommet de la colline, où il rencontra deux hommes qui couraient droit à lui. L’un se nommait le Timide et l’autre le Défiant.

— Comment, messieurs ! leur cria-t-il, d’où vient que vous rebroussiez ainsi chemin ?

Le Timide répondit qu’il s’était mis en chemin pour la cité de Sion, et que dans ce dessein il avait tenté d’escalader ce coteau.

— Mais, ajouta-t-il, comme à mesure que nous avancions nous rencontrions de nouveaux périls, nous avons pris le parti de rebrousser chemin.

— C’est vrai, dit le Défiant ; tout à l’heure même nous avons trouvé deux lions droit devant nous ; nous ne savons s’ils dormaient ou non ; mais il est sûr que s’ils nous avaient assaillis, nous n’avions autre chose à attendre que d’en être dévorés.

— Vous m’épouvantez, leur dit alors le Chrétien : mais où fuirai-je pour être en sûreté ? Faut-il que je rebrousse chemin, et que je retourne dans mon pays (note : Faut-il, à cause de quelques dangers ou de quelques peines que le chrétien éprouve dans la voie du salut, qu’il retourne au train de vie ordinaire des hommes ?) ? Mais si je retourne, ma perte est assurée ; car que puis-je attendre que la mort, dans un lieu qui doit être consumé par le feu du ciel ? Au lieu que si je puis une fois parvenir à la cité céleste, j’y serai en pleine sûreté, et j’y jouirai d’une vie éternelle ; c’est pourquoi je suis résolu à poursuivre mon chemin. En disant cela, il commença à marcher courageusement ; mais le Timide et le Défiant descendirent la colline en courant. Le Chrétien cependant ne put s’empêcher de réfléchir sur ce que ces deux hommes lui avaient dit : et comme il voulut tirer son mémoire pour le lire et se fortifier contre les dangers dont il était menacé, il ne le trouva point ; ce qui lui causa un étonnement et une affliction inconcevables (note : Ceci nous montre que, quand le chrétien s’endort et se relâche au milieu des intervalles de repos que Dieu lui accorde, il s’expose à perdre le témoignage intérieur et l’assurance des promesses de Dieu, qui, comme nous l’avons dit, sont représentées par ce mémoire ; et quand le moment des tentations et des difficultés arrive, il se trouve dans la perplexité et comme abandonné de l’Esprit Saint, sans lequel il ne peut rien faire.). C’était là toute sa consolation et son soutien dans les épreuves ; c’était le passeport au moyen duquel il devait être reçu et introduit dans la cité céleste. Jugez, après cela, quelle dut être sa consternation et le trouble de son âme, lorsqu’il se vit privé d’un si grand avantage. Dans cette profonde tristesse, il se souvint enfin qu’il s’était endormi dans la cabane. Il se jeta alors à genoux devant Dieu, et lui demanda pardon de cette faute si grande ; après quoi il rebroussa chemin pour aller chercher son mémoire.

Mais qui pourrait décrire les regrets et la douleur qu’il ressentit tout le long du chemin ? Tantôt il poussait des soupirs ; tantôt il lui prenait envie de se maudire lui-même pour s’être ainsi endormi dans un lieu qui n’était destiné qu’à prendre un peu de repos. Il revenait ainsi sur ses pas en cherchant son mémoire avec beaucoup d’inquiétude, en regardant de tous côtés s’il ne pourrait point le retrouver. Enfin, il découvrit la cabane où il s’était arrêté ; mais cette vue ne fit que raviver sa plaie, en lui rappelant le souvenir de son crime ; de sorte qu’il se mit à déplorer amèrement son sommeil insensé. « Ah ! » s’écriait-il, « misérable que je suis de m’être ainsi abandonné au sommeil pendant le jour et au milieu de tant de dangers ! Que je suis malheureux d’avoir ainsi accompli le désir de ma chair, par l’abus du repos que le Seigneur du ciel n’a ordonné que pour le rafraîchissement du pèlerin spirituel, et non pour la satisfaction et la commodité de la chair ! Combien de pas inutiles n’ai-je pas faits ! Je me vois maintenant obligé de faire le chemin par trois fois, au lieu qu’une seule fois aurait suffi si j’avais été sage. C’est ainsi qu’il arriva aux enfants d’Israël, qui, à cause de leurs péchés, furent renvoyés vers la mer Rouge. Et encore faut-il que je fasse ce chemin avec tristesse et amertume, au lieu que j’aurais pu le faire commodément et à la clarté du soleil. À présent, la nuit va me surprendre. Ah ! déplorable sommeil, que tu me causes de peines ! ».

Parmi ces tristes lamentations il arriva à la cabane, où, abattu par la fatigue, il fut obligé de s’asseoir, et s’abandonna de nouveau à des regrets et à des larmes amères. Mais enfin, comme il regardait tristement vers la place où il s’était assis, il découvrit son mémoire. Aussitôt il le ramassa en tremblant, et le cacha dans son sein avec des transports de joie et avec des sentiments d’une vive reconnaissance envers le Seigneur qui l’avait si bien dirigé ; et ainsi il se remit en chemin en versant des larmes de joie. Mais quoiqu’il fît une extrême diligence pour gagner le haut de la montagne, le soleil se coucha sur lui avant qu’il fût arrivé au sommet ; ce qui lui renouvela le souvenir de son dangereux sommeil, et lui fit pousser de nouvelles plaintes.

Il se souvenait aussi du récit que le Timide et le Défiant lui avaient fait de tant de difficultés, et, en particulier, des lions qu’ils disaient avoir rencontrés en chemin. « Si cela est », disait-il en lui-même, « c’est la nuit que ces animaux vont chercher leur proie ; et si je viens à les rencontrer dans ces ténèbres, comment éviterai-je de tomber entre leurs griffes et d’être mis en pièces par eux ? ». Mais comme il continuait son chemin dans ces tristes pensées, il leva les yeux et découvrit devant lui, à côté du chemin, un magnifique palais dont le nom est Plein de Beauté ; et je remarquai qu’il se hâtait pour y aller loger cette nuit. Cependant il arriva dans un passage fort étroit, distant d’environ un mille de la porte du palais ; et, comme il regardait avec beaucoup de soin devant lui, il aperçut les deux lions dans le chemin. « Je vois maintenant », dit-il, « le danger qui a fait retourner en arrière le Timide et le Défiant ». Or, les lions étaient enchaînés (note : Dans les dangers qui nous paraissent les plus affreux, Dieu est toujours là, qui ne permet pas que la tentation soit au-dessus de nos forces. Mais, souvent, Il nous cache la petitesse du danger, afin de nous apprendre à marcher par la foi et à nous confier en Lui.) ; mais il ne voyait pas leurs chaînes ; ce qui fit qu’il fut saisi d’une si grande frayeur, qu’il commença à délibérer en lui-même s’il ne retournerait point en arrière pour suivre les autres, car il n’attendait que la mort. Mais le portier de ce palais, nommé Vigilant, remarquant de sa demeure que le Chrétien s’arrêtait tout court et qu’il paraissait disposé à rebrousser chemin, lui cria :

— Avez-vous si peu de courage ? N’ayez point peur de ces lions, car ils sont enchaînés ; ils ne sont là que pour éprouver la foi des voyageurs, et manifester qui sont ceux qui n’en ont point. Marchez seulement toujours par le milieu du chemin (note : C’est-à-dire, dans les difficultés, ne vous écartez jamais ni à droite ni à gauche du bon chemin, et il ne vous arrivera aucun mal réel.), et il ne vous arrivera aucun mal ».

Chapitre 9: Doux repos de l’âme après ses épreuves dans la méditation des choses célestes.

Alors je vis qu’il avança, quoique en tremblant, par la crainte des lions, prenant soigneusement garde à l’avertissement que le portier Vigilant lui avait donné. Il entendit bien rugir ces animaux furieux, mais ils ne lui firent aucun mal. Ainsi il passa outre en frappant des mains, pour marquer la joie qu’il ressentait d’avoir aussi heureusement échappé ; et il arriva de cette manière auprès du portier, à qui il demanda quelle était cette maison. — Pourrai-je, ajouta-t-il, y loger cette nuit ?

Le Portier. — Cette maison a été bâtie par le Seigneur de la colline pour la commodité et la sûreté des voyageurs. — En même temps, il lui demanda d’où il venait et où il allait.

Le Chrétien. — Je viens de la ville de Corruption, et je vais à la montagne de Sion. Mais, puisque le soleil est couché, je souhaiterais, s’il était possible, de passer ici la nuit.

Le Portier lui demanda comment il s’appelait. — Mon nom, lui répondit le Chrétien, mon nom est désormais Chrétien ; ci-devant je m’appelais Privé de grâce (Éphésiens chapitre 2 versets 1 à 3 ; Colossiens chapitre 1 verset 21 ; Romains chapitre 5 versets 12 à 21). Je suis de la race de Japheth, que l’Éternel a fait habiter dans les tentes de Sem (note : Genèse chapitre 9 verset 27. Sem fut la souche d’où sortit le peuple de Dieu. Japheth fut le père des nations qui, dans la suite, peuplèrent l’Europe, et qui vécurent longtemps dans le paganisme. Mais depuis l’apparition de Jésus Christ, ces derniers ont été successivement appelés en embrassant le christianisme, à faire une seule maison, un même peuple avec les descendants de Sem. Cette phrase signifie donc : J’étais né païen, mais Dieu m’a fait chrétien.).

Le Portier. — Comment se fait-il que vous arriviez si tard ? Le soleil est déjà couché.

Le Chrétien. — Je serais bien arrivé plus tôt ; mais, hélas ! je me suis malheureusement endormi dans la cabane qui est de l’autre côté de la colline. Et ce qui m’a bien retardé encore, c’est que mon passeport étant tombé de mes mains lorsque je dormais, j’ai été obligé de revenir sur mes pas pour le rechercher à l’endroit où je m’étais endormi, et où je l’ai heureusement retrouvé. C’est la raison pour laquelle je n’ai pu arriver ici que fort tard.

Le Portier. — Eh bien, je vais appeler une des personnes de cet endroit qui vous introduira, si votre conversation lui plaît, auprès des autres habitants de ce palais, selon la coutume qui y est observée.

Là-dessus, le Vigilant tira la cloche, au son de laquelle on vit descendre une jeune personne fort modeste et gracieuse, nommée Discrétion, qui demanda au portier pourquoi il avait sonné. Vigilant répondit qu’il y avait là un homme qui, venant de la ville de Corruption, voyageait vers la montagne de Sion, et qui, se trouvant fatigué et surpris par la nuit, demandait s’il pourrait passer cette nuit dans le palais. La jeune demoiselle, après avoir fait quelques questions au Chrétien, commença à sourire ; ensuite les larmes lui vinrent aux yeux ; et après un moment de silence de part et d’autre, elle lui dit qu’elle allait appeler deux ou trois de ses compagnes. En effet, on vit bientôt paraître la Prudence, la Crainte de Dieu et la Charité, qui introduisirent le Chrétien dans le palais. D’abord plusieurs autres domestiques survinrent, qui lui souhaitèrent la bienvenue sur le seuil de la porte, en lui disant :

Entrez, béni de l’Éternel (Matthieu chapitre 25 verset 34 ; Genèse chapitre 24 verset 31) ! C’est pour de tels voyageurs que cette maison a été bâtie par le Seigneur de la colline.

Le Chrétien les suivit, et après qu’il se fut assis, ils lui donnèrent à boire d’une excellente boisson. Ensuite les maîtresses du lieu convinrent qu’en attendant le repas, et pour mettre le temps à profit, quelques-unes d’entre elles s’entretiendraient avec le Chrétien. Celles qui furent choisies pour cela étaient la Prudence, la Crainte de Dieu et la Charité ; elles commencèrent ainsi :

— Venez, fidèle Chrétien, dit la Crainte de Dieu ; entretenons-nous de toutes les choses qui vous sont arrivées dans votre voyage. Peut-être pourrons-nous en tirer quelque profit pour notre avancement et pour notre édification mutuelle.

Le Chrétien. — Très volontiers ; je suis ravi de vous trouver dans cette disposition.

La Crainte de Dieu lui demanda comment il s’était déterminé à faire ce voyage, qui l’avait si heureusement dirigé, s’il n’avait pas passé chez l’Interprète, etc.

Le Chrétien la satisfit par un récit fidèle de tout ce qui lui était arrivé en chemin. Il lui dit que l’horreur qu’il avait conçue de son état et de celui de sa ville natale l’avait d’abord obligé d’en sortir ; que l’Évangéliste l’avait adressé à la porte étroite, et lui avait donné toutes les instructions nécessaires pour sa route ; qu’il avait passé chez l’Interprète, où il avait vu plusieurs choses très remarquables, entre autres : 1° comment Jésus entretient l’œuvre de sa grâce dans le cœur des élus, malgré Satan ; 2° comment un homme se prive, par ses péchés, de toute espérance en la miséricorde de Dieu ; 3° le songe d’un homme qui croyait voir pendant son sommeil le jugement dernier ; 4° enfin, le courage héroïque d’un soldat du Christ qui pénétra dans le palais de gloire malgré les efforts de ses ennemis, et qui ravit ainsi par la violence le royaume de Dieu [Matthieu chapitre 11 verset 12]. Le Chrétien, ayant ajouté que ces choses avaient fait sur lui une très vive impression, continua son histoire en disant qu’après avoir été déchargé de son fardeau à la seule vue d’un homme crucifié (note : Jésus, notre Sauveur.), il avait trouvé trois personnages qui lui avaient donné des habits neufs, lui avaient annoncé le pardon de ses péchés, et remis un mémoire scellé. Il rappela la rencontre de l’Inconsidéré, du Paresseux et du Téméraire, qu’il avait trouvés plongés dans le sommeil et chargés de chaînes ; celle du Formaliste et de l’Hypocrite, qui prétendaient arriver à Sion en passant par-dessus la muraille. Enfin, il raconta la peine extraordinaire qu’il avait eue à gravir ce coteau ; la frayeur que la vue des lions lui avait inspirée, et le soin que le portier avait eu de le rassurer et de l’encourager. Le Chrétien finit par remercier les jeunes filles de leur bon accueil.

La Prudence prit ensuite la parole, et trouva bon de lui faire aussi quelques questions. — Ne pensez-vous point, lui dit-elle, encore quelquefois à vos compatriotes (note : À ceux qui vivent encore selon la chair, et qui marchent selon le train de ce monde.), et n’avez-vous point de regret de les avoir quittés ?

Le Chrétien. — J’y pense bien encore, mais c’est avec beaucoup de confusion et d’horreur. Et vraiment, si j’avais conservé le désir de la patrie d’où je suis sorti, j’aurais bien pu y retourner ; mais j’en désire une meilleure, savoir, la céleste (Hébreux chapitre 11 versets 15 et 16).

La Prudence. — Ne portez-vous plus rien avec vous des choses qui vous y tenaient attaché ?

Le Chrétien. — Hélas ! que trop ; mais c’est bien malgré moi ; particulièrement les mouvements et les convoitises intérieures de la chair, auxquelles les gens de ce pays-là sont fort attachés, comme je l’ai été aussi. Mais maintenant toutes ces choses sont pour moi des sujets de tristesse et d’amertume ; et si je pouvais choisir, je voudrais les plonger dans l’abîme de l’oubli ; mais lorsque je veux faire le bien, le mal est attaché à moi(Romains chapitre 7 verset 21).

La Prudence. — Ne vous semble-t-il pas quelquefois que vous avez déjà surmonté ces mouvements qui, dans un autre temps, vous causent beaucoup de peine et de trouble ?

Le Chrétien. — Oui, mais cela ne m’arrive que rarement, et alors ce sont pour moi des moments très précieux.

La Prudence. — Pouvez-vous comprendre comment il arrive que vous trouviez parfois ces mouvements du péché si affaiblis, qu’il vous semble que vous les ayez entièrement vaincus ?

Le Chrétien. — Cela arrive quand je médite ce que j’ai vu sur la croix (note : Quand on pense au sacrifice de Jésus Christ.), ou lorsque je jette les yeux sur le superbe vêtement que j’ai reçu (note : Nous sommes revêtus de la justice de Jésus Christ ; nous sommes les temples du Saint Esprit [1 Corinthiens chapitre 6 verset 19]. Le nouvel homme a pris des dispositions toutes nouvelles et toutes pures.), ou que je lis dans le mémoire que je porte dans mon sein (note : Lorsque je pense aux assurances et aux gages d’un salut éternel que Dieu a daigné me donner au-dedans de moi.), ou, enfin, lorsque ma méditation s’échauffe au-dedans de moi, en considérant le lieu où je vais. Tout cela affaiblit beaucoup les inclinations de ma nature corrompue.

La Prudence. — Mais qu’est-ce qui vous fait principalement soupirer après la montagne de Sion ?

Le Chrétien. — Comment me faites-vous cette demande ? C’est là qu’il n’y aura plus ni deuil, ni cri, ni tristesse, ni mort. C’est là que j’habiterai avec une compagnie ravissante, et que je jouirai d’un bonheur indicible. C’est là que je verrai vivant Celui que j’ai vu pendu à la croix. Je L’aime, ce bon Seigneur, parce que c’est par Lui que j’ai été délivré de mon fardeau. C’est là que je serai pleinement affranchi de toutes ces faiblesses qui m’ont causé tant de peines. Je suis las de ma maladie intérieure, et je soupire ardemment après le bienheureux séjour de l’immortalité, et après cette société sainte qui chante sans cesse devant le trône de gloire : Saint, saint, saint, est l’Éternel des armées ! [Ésaïe chapitre 6 verset 3] et qui publie sans interruption les vertus de celui qui les a appelés des ténèbres au royaume de sa merveilleuse lumière [1 Pierre chapitre 2 verset 9].

Chapitre 10 — Suite du même sujet.

Ici la Charité prit la parole et lui demanda s’il avait une famille : — Êtes-vous, lui dit-elle, engagé dans le mariage ?

Le Chrétien. — Oui, j’ai une femme et quatre petits enfants.

La Charité. — Pourquoi ne les avez-vous pas amenés avec vous (note : On voit que ces questions sont très justement placées dans la bouche de la Charité, parce que cette vertu nous fait souhaiter que tous les hommes soient sauvés.) ?

Le Chrétien se mit à pleurer et dit :

— Avec quel plaisir ne les aurais-je pas amenés, s’ils avaient voulu répondre à mes invitations ! Mais aucun d’eux n’a voulu me suivre.

La Charité. — Vous deviez faire votre possible pour leur montrer à quel danger ils s’exposaient s’ils demeuraient en arrière.

Le Chrétien. — C’est ce que j’ai fait ; et j’ai encore tâché de leur faire voir ce que Dieu m’avait donné à connaître de la destruction de notre ville ; mais ils traitaient tout cela de folie, et ils n’ont point voulu me croire.

La Charité. — Mais n’avez-vous pas demandé à Dieu qu’il voulût bénir le conseil que vous leur aviez donné ?

Le Chrétien. — Certainement, et même avec toute l’ardeur dont j’étais capable ; car vous ne devez pas douter que ma femme et mes enfants ne me soient fort chers.

La Charité. — Vous deviez leur représenter la grandeur de votre tristesse et la crainte où vous étiez de cet embrasement ; car, selon moi, la destruction prochaine de votre ville est assez évidente (note : C’est la charité, l’amour même, qui juge que cette catastrophe, cette scène de sévérité, doit avoir lieu.).

Le Chrétien. — C’est ce que j’ai fait plus d’une fois ; et la chose leur paraissait assez clairement par l’état où je me trouvais, par mes larmes et par le tremblement que cette frayeur excitait en moi. Mais rien de tout cela n’a été capable de les porter à me suivre.

La Charité. — Qu’avaient-ils donc à alléguer pour justifier leur refus ?

Le Chrétien. — Que vous dirai-je ? Ma femme craignait de quitter le monde, et mes enfants étaient accoutumés, dès leur jeune âge, à de vains divertissements. Ils alléguaient tantôt ceci tantôt cela. En un mot, ils ont usé de tant de prétextes, qu’ils m’ont laissé partir seul, comme vous le voyez.

La Charité. — Mais ne démentiez-vous point vos paroles et vos exhortations par une vie relâchée (note : C’est une chose remarquable que la persévérance avec laquelle la Charité pousse cet examen sévère de la conduite du Chrétien, pour savoir s’il n’a manqué en aucun point à l’amour qu’il devait aux siens, lorsqu’il s’est séparé d’eux.) ?

Le Chrétien. — Pour dire la vérité, je ne puis point me louer en ce qui concerne ma vie, car je suis convaincu de bien des manquements à cet égard. Je sais aussi qu’un homme peut être fort aisément une pierre de scandale aux autres, et détruire, par l’exemple de sa conduite, ce qu’il tâche de leur inspirer par des raisonnements solides et touchants. Toutefois, je puis bien dire que je me gardais très soigneusement de commettre quelque mauvaise action, et de leur fournir par là un prétexte pour rejeter mes exhortations. Ils m’accusaient même, à cause de cela, d’une trop grande rigidité, et ils me reprochaient d’avoir la conscience trop scrupuleuse. En effet, je m’abstenais, pour l’amour d’eux, de beaucoup de choses indifférentes (1 Corinthiens chapitre 8 verset 9), dans la crainte qu’ils ne vissent en moi quelque chose qui pût leur donner du scandale.

La Charité. — Il est vrai que Caïn haïssait son frère (1 Jean chapitre 3 verset 12), parce que ses œuvres étaient mauvaises et que celles de son frères étaient bonnes ; et si votre femme et vos enfants ont mal interprété les vôtres, ils se sont amassés par là des charbons de feu sur la tête [Romains chapitre 12 verset 20]. Je n’ai plus rien à ajouter.

C’est au milieu d’entretiens pareils que se passa la soirée jusqu’à ce que le souper fût préparé. Alors ils se mirent à table, et leurs mets furent, selon les expressions d’un prophète, des mets délicieux (Ésaïe chapitre 25 verset 6), des moelles et des viandes grasses, des vins exquis et purifiés. Tous les entretiens qu’ils eurent à table roulèrent sur le Seigneur du lieu, sur ses actions admirables, et sur la fin généreuse et charitable qu’il s’était proposée dans toute sa conduite. On comprenait bien, à leurs discours, qu’ils estimaient ce Seigneur comme un héros qui avait combattu contre celui qui avait la puissance de la mort (Hébreux chapitre 2 verset 14), et l’avait vaincu, non pas cependant sans avoir été Lui-même en butte aux plus grands dangers.

— C’est pour cela, disait le Chrétien, que je L’aime encore davantage ; car j’ai ouï dire qu’Il a exposé Sa vie et versé Son sang pour vaincre nos cruels ennemis. Mais ce qui relève infiniment cette grâce, c’est qu’Il a fait toutes ces choses par le principe d’un pur amour pour les siens. Quelques-uns des serviteurs assuraient qu’ils avaient été avec Lui lorsqu’Il mourut sur la croix ; que, dès lors, ils Lui avaient encore parlé ; qu’ils avaient même ouï de Sa proche bouche qu’Il avait un si grand amour pour les pauvres voyageurs, qu’on ne saurait trouver un pareil exemple dans tout le monde ; et pour confirmer ce qu’ils disaient, ils rappelèrent qu’Il s’était dépouillé de toutes Ses richesses (2 Corinthiens chapitre 8 verset 9) et de toute Sa gloire pour amener cet ouvrage à sa perfection en faveur des pauvres pécheurs. Ils ajoutèrent qu’ils Lui avaient ouï dire encore qu’Il ne voulait pas habiter seul sur la montagne de Sion, mais qu’Il voulait partager Sa gloire avec les siens ; pour cela, Il les avait élevés à la dignité de princes (1 Pierre chapitre 2 verset 9), bien qu’ils fussent nés dans la plus basse condition, et que de leur origine ils ne fussent que poudre et cendre (1 Samuel chapitre 2 verset 8 ; Psaume 103 verset 14).

C’est ainsi qu’ils s’entretinrent jusque bien avant dans la nuit. Ensuite les maîtresses du château remirent le Chrétien à la protection du Seigneur, et allèrent prendre leur repos, après l’avoir mené dans une chambre haute et fort spacieuse, nommée la Paix, dont les fenêtres regardaient au levant (note : C’est-à-dire du côté où se lève le soleil, le soleil de justice. C’est toujours de ce côté que nous devons avoir les yeux tournés.), et où il dormit jusqu’à ce que le jour parût. Alors il s’éveilla en chantant :

Ô grâce précieuse et sainte,
Que notre bon Sauveur veuille donner Son corps,
Son sang, tous Ses divins trésors,
À tous ceux qui marchent sans feinte
Dans le chemin semé de croix,
Et qui suivent Ses saintes lois !

Je sens une secrète joie
Que mon sacré dépôt excite dans mon cœur.
C’est Lui qui guérit ma langueur
Par l’efficace qu’Il déploie,
Et maintenant j’habite en paix
Aux portes du divin palais.

Chapitre 11: Suite.

Dès que chacun fut levé dans la maison, les mêmes personnes de la veille se rendirent dans la chambre, et dirent au Chrétien qu’elles ne voulaient point le laisser partir avant de lui avoir montré les curiosités de ce lieu. Ainsi elles le menèrent d’abord dans leur cabinet, et lui montrèrent des registres de la plus merveilleuse antiquité. En premier lieu, elles lui firent voir la généalogie du Seigneur de la colline, qui portait qu’Il était issu de l’Ancien des jours par une génération éternelle (Michée chapitre 5 verset 1). Là étaient aussi déduits tout au long Ses faits historiques, et les noms de plusieurs milliers d’hommes qu’Il avait pris à Son service, et dont Il avait récompensé la fidélité en les introduisant dans l’auguste palais qui ne peut être détruit par le temps.

Elles lui lurent quelques traits d’histoire concernant certaines actions mémorables de quelques-uns de Ses serviteurs ; comment ils avaient conquis des royaumes, exercé la justice, obtenu les promesses, fermé la gueule des lions, éteint la force du feu, échappé au tranchant de l’épée ; comment ils avaient recouvré la santé, s’étaient montrés vaillants dans les batailles et avaient tourné en fuite les armées étrangères (Hébreux chapitre 11 versets 33 et 34). Elles lurent dans une autre partie de ce registre que le Seigneur était disposé à recevoir chacun en grâce, quelques injustices qu’il eût commises par le passé, tant contre Sa personne que contre les siens.

Le Chrétien lut encore dans ces mémoires divers événements singuliers, comme aussi des prophéties et des menaces qui doivent avoir leur accomplissement certain, et qui ont été consignées dans ces livres, tant pour inspirer de l’effroi aux ennemis que pour donner de la consolation et du courage aux voyageurs.

Le lendemain elles le menèrent dans leur arsenal, où elles lui montrèrent toutes sortes d’armes dont le Seigneur du lieu a accoutumé de pourvoir les voyageurs, telles que l’épée, le bouclier, le casque, la cuirasse (Éphésiens chapitre 6 versets 13 à 17 ; et 1 Thessaloniciens chapitre 5 verset 8). Il y en avait un si grand amas, qu’on en pourrait armer autant de gens qu’il y a d’étoiles au firmament. — Elles lui montrèrent aussi certains instruments à l’aide desquels quelques-uns de Ses serviteurs avaient fait des exploits miraculeux : la verge de Moïse, les trompettes et les flambeaux avec lesquels le peuple d’Israël mit en déroute le camp des Madianites, le marteau et le clou dont se servit Jaël pour tuer Sisera, la fronde de David, et la pierre avec laquelle il abattit le géant Goliath ; enfin l’épée avec laquelle le Seigneur tuera tôt ou tard l’homme de péché, quand Il se lèvera pour fondre sur Sa proie. Elles lui firent encore voir plusieurs choses merveilleuses dont le Chrétien fut fort réjoui ; après quoi chacun retourna en son repos.

Le lendemain, je vis qu’il se leva de bon matin pour continuer son voyage ; mais les personnes du château le sollicitèrent de s’arrêter encore jusqu’au jour suivant ; car, dirent-elles, nous voulons vous montrer, si le temps est serein, où sont situées les aimables collines qui doivent encore beaucoup plus contribuer à votre consolation que ce palais, parce qu’elles sont beaucoup plus proches du port désiré. Il y consentit et s’arrêta encore ce jour-là. Elles le menèrent dont le lendemain sur le faîte de la maison, et lui dirent de regarder du côté du midi : ce qu’il fit. Aussitôt il découvrit dans l’éloignement une contrée fort montueuse, ornée de bocages, de vignobles avec toutes sortes de fruits et de fleurs, de ruisseaux et de cascades, ce qui était fort agréable à voir.

Le Chrétien demanda comment se nommait ce pays ; on lui répondit qu’il se nommait le pays d’Emmanuel. — Il est, ajoutèrent-elles, à l’usage des pèlerins et des voyageurs, de même que cette colline-ci. Lorsque vous y serez arrivé, vous découvrirez de là la porte de la cité céleste, comme vous l’apprendront les bergers qui habitent ce pays.

Sur cela, le Chrétien prit la résolution de continuer son voyage, ce à quoi ses hôtesses consentirent sans peine. Toutefois, dirent-elles, entrons dans l’arsenal. Là, elles le couvrirent de pied en cap d’armes à toute épreuve, en cas qu’il fût exposé à quelque assaut dans la suite de son voyage.

Ainsi armé, il marcha avec ses bonnes amies du côté de la porte, où il demanda au Portier s’il n’avait point vu passer de pèlerin ?

— Oui, répondit le Portier.

— Ah ! mon cher ami, dit le Chrétien, ne l’avez-vous point connu ?

Le Portier répondit : — Je lui ai demandé son nom ; il m’a répondu qu’il se nommait le Fidèle.

— Oh ! dit le Chrétien, il vient aussi du pays de ma naissance ; c’est mon compatriote et mon plus proche voisin. Croyez-vous qu’il soit déjà bien loin ?

Le Portier. — Il est au bas du coteau.

Le Chrétien. — Eh bien ! mon cher ami, le Seigneur soit avec vous et vous bénisse de toutes Ses bénédictions pour le bien que vous m’avez fait.

Ainsi le Chrétien se mit en chemin, accompagné de la Discrétion, de la Crainte de Dieu, de la Charité et de la Prudence, qui voulurent lui faire compagnie, en réitérant leurs premiers entretiens, jusqu’au pied de la colline.

— Comme la colline est très pénible à la montée, dit le Chrétien, elle est aussi, à mon avis, très difficile et dangereuse à la descente.

— Il est vrai, dit la Prudence ; c’est une chose difficile que de marcher dans la vallée d’Humilité, où vous êtes maintenant, sans faire quelques chutes ou du moins sans broncher (note : Après avoir vaincu et surmonté les premières difficultés, il est difficile au chrétien de se maintenir parfaitement dans l’humilité. Il est souvent tenté de se glorifier de sa victoire.).

Le Chrétien, voulant profiter de cet avis, marcha en descendant avec beaucoup de précaution, ce qui n’empêcha pas qu’il ne chancelât une ou deux fois.

Dès qu’il fut arrivé au bas de la colline, la compagnie prit congé de lui en lui donnant un pain, une provision de vin et quelques autres aliments, après quoi il continua son chemin.

Chapitre 12: Quand l’âme passe par de grandes humiliations au-dehors comme au-dedans, le démon renouvelle ses plus furieuses tentatives pour la détourner de la foi ; mais l’âme qui reste fidèle remporte la victoire.

Quand il fut venu jusqu’à la vallée de l’Humilité, il s’y trouva dans de grandes détresses ; car à peine y était-il arrivé, qu’il aperçut de loin le grand ennemi des âmes, nommé Apollyon, autrement Destructeur, qui venait fondre sur lui.

Le Chrétien, à son approche, se trouva saisi d’une si grande frayeur, qu’il délibéra s’il devait s’enfuir ou résister ; mais ayant réfléchi qu’il n’était point armé par derrière, il pensa que ce serait donner un grand avantage à son ennemi que de lui tourner le dos, parce que de cette manière il pourrait aisément être percé de ses dards enflammés. C’est pourquoi il prit la résolution de l’attendre de pied ferme ; car, disait-il en lui-même, il s’agit de ma vie (note : Éternelle.) ; ainsi le meilleur est d’aller en avant et de combattre courageusement.

Il passa donc outre, et bientôt Apollyon le joignit. C’était un monstre épouvantable, couvert d’écailles brillantes, ce qui désigne son orgueil ; il avait les ailes d’un dragon et les pieds d’un ours. De son ventre il sortait du feu et de la fumée, et sa gueule était semblable à celle d’un lion.

D’abord ce monstre jeta sur le Chrétien des regards furieux, et lui demanda d’un ton menaçant d’où il venait, et où il se disposait à aller ?

— Je viens, dit le Chrétien, de la ville de Corruption, et je m’en vais à la Cité de Sion.

Apollyon. — Cela seul me prouve que tu es de mes anciens sujets ; car tout ce pays-là m’appartient, et j’en suis le prince et le dieu (note : Satan est en effet le dieu de ce monde (2 Corinthiens chapitre 4 verset 4).). D’où vient que tu t’es oublié jusqu’à ce point, que de te soustraire à l’obéissance de ton roi légitime ? Si je n’attendais encore de toi quelques service, je te terrasserais d’un souffle de ma bouche.

Le Chrétien. — Il est vrai que je suis né sous ton empire ; mais ta domination m’était insupportable, et le salaire que tu donnes à tes serviteurs est si chétif, qu’il est impossible qu’un homme y puisse vivre, car le salaire du péché c’est la mort (Romains chapitre 6 verset 23). C’est pourquoi, dès que j’ai réfléchi sagement, j’ai sérieusement pensé à secouer ton joug par un sincère amendement, suivant en cela l’exemple de bien d’autres personnes sages et sensées.

Apollyon. — Il n’est aucun prince ni seigneur qui puisse souffrir que ses sujets se révoltent de cette manière ; et quant à moi, je ne prétends pas que tu m’échappes avec tant de facilité. Quant aux plaintes que tu exprimes sur la dureté de mon service et sur la pauvreté du salaire, tu n’as qu’à mettre ton esprit en repos de ce côté-là. Si tu veux rentrer à mon service, je te promets de te donner tout ce que tu voudras en ce monde.

Le Chrétien. — Je me suis déjà engagé à un autre souverain, savoir, au Roi des rois : ainsi n’espère plus que je veuille jamais rentrer sous ton affreuse domination.

Apollyon. — Tu as fait en cela ce que porte le commun proverbe : tu as passé d’un mauvais maître à un plus rigoureux. Aussi arrive-t-il souvent que ceux qui se disent Ses serviteurs Lui tournent le dos en peu de temps et reviennent à moi. Fais-en de même et tu t’en trouveras bien.

Le Chrétien. — Arrière de moi ! Je me suis donné à ce bon Maître, et je Lui ai prêté serment de fidélité. Si, après un engagement aussi sacré, je Lui étais infidèle, je mériterais de périr comme un traître.

Apollyon. — Tu m’as bien joué le même tour. Toutefois, je suis prêt à l’oublier si tu reviens à moi tout de bon et sans délai.

Le Chrétien. — Ce que je te promis alors, je le fis par ignorance et parce que tu me trompais. Non seulement je sais que le Roi sous lequel je me suis enrôlé est assez bon pour me pardonner tous les péchés que j’ai commis contre Lui, et même le crime détestable de m’être donné à toi, sache, ô Destructeur, qu’à dire franchement la vérité, Sa domination, Sa solde, Sa récompense, Son service, Ses serviteurs et Sa compagnie valent incomparablement mieux que tout ce que tu peux m’offrir. C’est pourquoi, encore une fois, cesse de me tenter plus longtemps. Je suis Son serviteur, et je veux m’attacher à Lui avec une fidélité inviolable.

Apollyon. — Penses-y encore une fois, et considère surtout le peu de fruit que tu peux espérer de ton voyage. La plupart de ceux qui m’abandonnent font une malheureuse fin. Tu vantes tant l’excellence de ce Maître… mais est-Il jamais sorti de Son lieu pour délivrer Ses serviteurs des mains de leurs ennemis ? au lieu que je suis toujours prompt à secourir ceux qui me servent, ou à les délivrer, soit par la ruse, soit par la force ; et je promets que je ne te manquerai point dans l’occasion.

Le Chrétien. — Retire-toi, te dis-je.

Apollyon. — Mais réponds à ce que je viens de te dire.

Le Chrétien. — Le Seigneur suspend quelquefois Son secours, mais ce n’est que pour éprouver l’amour et la fidélité des siens. Et ce que tu appelles une fin malheureuse où ils tombent parfois, c’est ce qu’ils regardent comme la mort la plus glorieuse qui puisse terminer leurs jours ; car ils ne se mettent pas en peine d’une délivrance temporelle : ils ont devant les yeux la gloire qui leur est destinée, quand le Seigneur viendra sur les nuées de l’air avec les anges de Sa puissance.

Apollyon. — Tu as déjà été infidèle à Son service : comment oses-tu te flatter de recevoir de Lui quelque récompense ?

Le Chrétien. — En quoi, Destructeur, Lui ai-je été infidèle ?

Apollyon. — Dès le commencement du voyage tu t’es fatigué et tu est tombé dans le bourbier de la Défiance, où tu as manqué d’être étouffé. Tu t’es ensuite jeté dans un chemin écarté pour être déchargé de ton fardeau, au lieu que tu aurais dû justement attendre que ton prince t’en déchargeât Lui-même. Tu as dormi du sommeil du péché, et dans cet état tu avais perdu ce que tu devais regarder comme le plus précieux. Tu as eu la pensée de rebrousser chemin lorsque tu as vu les lions. Enfin, dans tous tes discours et dans toutes tes actions, tu aspires secrètement à ta propre gloire. Est-ce là Lui être fidèle (note : On voit ici que le diable se sert souvent, avec beaucoup de justesse et d’adresse, des reproches que nous pouvons nous faire légitimement sur notre conduite envers Dieu, pour nous décourager ; mais nous devons nous méfier de ces pensées et de ce funeste découragement.) ?

Le Chrétien. — Tout ce que tu dis est vrai, et il y a bien d’autres choses encore que tu ne dis pas. J’avoue que j’avais tous ces défauts pendant que j’étais sous ta puissance et dans ton pays ; mais j’en ai gémi en la présence de mon Seigneur, qui m’en a miséricordieusement accordé le pardon.

À ces mots, le Destructeur entra en grande fureur et s’écria d’un ton effroyable : — Je suis l’ennemi de ton prince, de Ses lois et de Son peuple, et je suis venu contre toi à dessein de te combattre.

— Encore une fois, s’écria le Chrétien, arrière de moi ! Je suis dans la voie du roi, et tu ne peux m’attaquer sans lui faire outrage.

Cependant Apollyon se mit à travers le chemin et dit :

— J’ai secoué toute crainte ; c’est pourquoi prépare-toi à la mort, car je te jure, par mon abîme éternel, que tu ne passeras pas plus avant ; c’est ici qu’il faut que tu meures.

En même temps, il lança un dard enflammé qui vint, sifflant, droit contre la poitrine du Chrétien ; mais celui-ci le repoussa avec le bouclier qu’il avait en main. Ainsi il évita le danger, mais il vit aussi qu’il était temps de se mettre en défense et de se préparer à combattre tout de bon, car Apollyon lançait ses dards sur lui avec une extrême violence, et ils volaient à l’entour de sa tête comme une grêle ; de sorte que, malgré sa résistance, il en fut finalement blessé de toutes parts — la tête, le cœur, les pieds — ce qui le fit un peu reculer. Apollyon ne manqua pas d’en profiter et de poursuivre sa victoire ; mais le Chrétien, de son côté, s’arma de tout le courage qui lui fut possible, ce qui rendait ce terrible combat plus opiniâtre et plus long. Le Chrétien se trouva bientôt extrêmement las, et à cause de ses plaies il s’affaiblissait de plus en plus (note : Un coup qu’on s’est laissé porter par Satan affaiblit pour les combats qui viennent ensuite.).

Apollyon, sans perdre de temps, et profitant de son avantage, s’approcha du Chrétien de plus près dans l’intention de le terrasser ; et on peut dire que, s’il ne lui donna pas le coup de mort, il l’ébranla si rudement, qu’il fit une terrible chute et que son épée lui tomba des mains. Peu s’en fallut même qu’Apollyon ne l’étouffât, en l’insultant en ces termes : « Maintenant je te tiens en ma puissance ; maintenant je triomphe de toi ». Le Chrétien commença à perdre toute espérance de conserver sa vie.

Mais comme Apollyon allait faire ses derniers efforts pour perdre son ennemi, le Chrétien, par une providence de Dieu toute particulière, étendit promptement la main pour saisir son épée, ce qui lui réussit heureusement. En même temps, il s’écria : Ne te réjouis pas, mon ennemi ! Si je suis tombé, je me relèverai (Michée chapitre 7 verset 8) ; et en disant cela, il frappa Apollyon d’une plaie terrible qui le fit reculer comme un homme blessé à mort. Il étendit ses ailes de dragon, et s’envola de devant ses yeux, de sorte que le Chrétien ne le revit plus. Alors, voyant qu’il avait triomphé de son ennemi : En toutes choses, dit-il, nous sommes plus que vainqueurs par Celui qui nous a aimés (Romains chapitre 8 verset 37).

Oh ! qui pourrait se représenter les cris et les rugissements dont Apollyon faisait retentir l’air pendant tout le combat, et de l’autre côté quels soupirs et quels gémissements le Chrétien poussait du fond de son cœur ! Je ne pus remarquer pendant ce temps-là un seul rayon de joie sur son visage, jusqu’à ce qu’il s’aperçût qu’Apollyon avait été blessé de son épée à deux tranchants. Ce fut alors qu’il commença à faire éclater sa joie, en élevant les yeux au ciel pour marquer sa reconnaissance, et en chantant le cantique suivant :

Béelzébul, ce roi de la troupe infernale,
Avait lâché sur moi l’un de ses chefs ardents ;
Ce dragon, animé de fureur sans égale,
Venait fondre sur moi sans perdre point de temps.

En vain par ses discours il tenta ma constance ;
Dans un pareil combat il faut vaincre ou mourir.
Mais j’allais succomber, malgré ma résistance,
Si mon Roi n’eût été prompt à me secourir.

Oui, l’archange Michel, veillant pour ma défense,
D’un glaive à deux tranchants arma ma faible main.
Par son puissant secours j’obtins ma délivrance :
Je blessai le dragon, qui s’envola soudain.

Béni soit à jamais l’auteur de ma victoire,
Mon cher Emmanuel, mon divin protecteur !
Donne-moi désormais de vivre pour ta gloire,
Toi qui dans ce combat fus mon libérateur !

Alors j’aperçus une main qui donna au Chrétien quelques feuilles de l’arbre de vie pour les appliquer sur ses plaies, et elles furent aussitôt guéries. Sur cela, il s’assit un moment pour prendre quelque nourriture (celle qu’il avait reçue au palais Plein de Beauté) (note : Les bonnes dispositions et les bonnes habitudes qu’on a en quelque sorte amassées précédemment par le commerce de l’âme avec Dieu vous servent utilement après un combat ou après une défaite.) ; et ayant ainsi un peu repris ses forces, il se remit en chemin, tenant continuellement son épée en sa main (note : Veillez et priez, de peur que vous ne tombiez dans la tentation [Matthieu chapitre 26 verset 41].) ; car, disait-il, je ne sais quel ennemi je puis encore rencontrer. Il passa cependant tranquillement la vallée sans plus recevoir aucune attaque, ni d’Apollyon, ni d’aucun autre ennemi.

Chapitre 13: Autres grandes épreuves. — État de l’âme où elle se sent comme abandonnée et rejetée de Dieu, où toute lumière lui manque.

Au bout de cette vallée, il y en avait encore une autre, nommée la Vallée d’Ombre de la Mort (Psaume 23 verset 4), ou la Vallée obscure, au travers de laquelle il fallait que le Chrétien passât nécessairement, car le chemin de la cité céleste passe droit par le milieu. Cette vallée est un lieu fort solitaire, et le prophète Jérémie le dépeint comme un lieu désert, un pays de landes et montagneux, un pays sec, dans l’ombre de mort (Jérémie chapitre 2 verset 6).

À l’entrée de cette vallée, il rencontra deux hommes, enfants de ceux qui décrièrent autrefois le bon pays de Canaan (Nombres chapitre 13 versets 32 et 34), et qui retournaient en grande hâte sur leurs pas.

— Où allez-vous ? leur dit le Chrétien.

— Retournez, répondirent-il, si vous avez encore quelque souci de votre vie.

— Pourquoi cela ? répondit le Chrétien. Qu’est-ce qui se passe ?

— Ce qui se passe ? répondirent-ils. Nous sommes allés aussi loin qu’il est possible dans le chemin où vous voulez entrer ; mais nous avons manqué d’y laisser la vie.

— Qu’est-ce donc qui vous est arrivé ? demanda le Chrétien ; qu’avez-vous vu ?

— La vallée obscure elle-même, dirent-ils ; n’est-ce pas assez ? D’épaisses ténèbres y règnent de toute part ; on n’y aperçoit que des lutins, des dragons sortis de l’abîme ; on y entend sans cesse des gémissements et des hurlements, comme de gens accablés sous de pesantes chaînes ; en un mot, c’est un lieu dangereux et horrible.

— Je ne puis encore voir autre chose en tout ceci, dit le Chrétien, sinon que c’est le chemin par lequel je dois passer pour parvenir au terme de mon voyage.

— Si c’est là votre chemin, dirent-ils, nous ne voulons pas vous suivre… En même temps ils se séparèrent du Chrétien, qui continua son chemin, tenant toujours son épée à la main, de peur d’être surpris.

Je vis aussi qu’au côté droit de la vallée il y avait tout le long du chemin un profond fossé (où sont tombés, de tout temps, les aveugles qui conduisent d’autres aveugles, et où ils ont misérablement péri). À la gauche, il y avait un marais rempli de fange et de boue, de sorte que quand un voyageur vient à y tomber, son pied ne trouve point de fond. C’est celui où le roi David tomba une fois (Psaume 69 verset 2), et où il aurait misérablement péri, si le Tout-puissant ne l’en eût retiré. Le sentier était aussi extrêmement étroit, et c’est ce qui augmentait le péril ; car, comme le Chrétien marchait dans l’obscurité, il s’exposait à tomber dans le marais lorsqu’il voulait éviter le fossé ; et, au contraire, il s’exposait à tomber dans celui-ci quand il voulait éviter le marais ; de sorte qu’il marchait avec beaucoup d’inquiétude et de peine.

Environ au milieu de cette vallée, assez près du chemin, était un des gouffres qui conduisent à l’enfer. Le feu, la fumée et les cris effroyables qui sortaient de cet abîme épouvantèrent tellement le Chrétien, lorsqu’il y fut arrivé, qu’il s’arrêta tout court, disant en lui-même : « Hélas ! que faut-il que je fasse ? ». Et comme son épée lui était alors inutile, il fut contraint de la remettre dans le fourreau et de recourir à d’autres armes, savoir, à la prière continuelle (Psaume 116 verset 2). Je l’entendais crier : Délivre mon âme, ô Éternel ! Et comme il passait outre, le feu l’approcha de si près, il entendit des cris si épouvantables et de tels éclats, qu’il craignit souvent d’être mis en pièces et foulé comme la boue des rues. Il entendit ces cris affreux et vit ces objets d’horreur pendant quelques heures de chemin. Et comme il lui semblait entendre le bruit d’une troupe d’ennemis qui étaient aux prises, il s’arrêta quelque temps pour délibérer sur ce qu’il aurait à faire. Il lui prenait quelquefois envie de rebrousser chemin ; mais réfléchissant ensuite qu’il avait bien passé la moitié de la vallée et qu’il avait déjà surmonté tant de dangers, il comprit qu’il y aurait encore plus de péril à rebrousser chemin qu’à poursuivre son voyage, et il prit la résolution de passer outre. Cependant il lui semblait quelquefois que les ennemis approchaient toujours davantage et qu’il allait les avoir sur les bras, ce qui fit qu’il s’écria, comme pour s’encourager lui-même : Je veux avancer en la force du Seigneur des seigneurs. Là-dessus, ils prirent tous la fuite et ne parurent plus.

Il y a encore une chose que je ne dois pas oublier ici : c’est que ce pauvre Chrétien était si étonné, qu’il ne reconnaissait plus sa propre voix. Et je m’aperçus que vis-à-vis de l’abîme un de ces méchants vint par derrière, et s’approchant de lui doucement, lui soufflait fort bas et fort vite dans les oreilles plusieurs affreux blasphèmes, qu’il croyait sortir de son propre cœur (note : Très ingénieuse description de ce qui arrive en plusieurs occasions où le chrétien s’étonne de se trouver assailli d’une multitude de mauvaises pensées qui semblent sortir de son propre fonds, et où cependant il a de la peine à se reconnaître lui-même.) : ce qui lui causait plus d’inquiétude que tout ce qui lui était arrivé précédemment, ne pouvant comprendre comment il se faisait qu’il vomît maintenant des blasphèmes contre Celui qu’il avait jusqu’alors tant aimé. Mais ce qui augmentait sa douleur, c’était de voir qu’il ne pouvait dissiper ces blasphèmes, quelque effort qu’il fît pour cela.

Il marcha pendant quelque temps dans ce triste état ; et, chemin faisant, il lui sembla ouïr un peu devant lui la voix d’un homme qui disait : Encore que je chemine dans la vallée de l’ombre de la mort, je ne crains point, car tu es avec moi (Psaume 23 verset 4). Le Chrétien fut ravi de cette rencontre, pour bien des raisons :

1° Parce que ce qu’il venait d’entendre lui rappela que Dieu était avec lui, bien qu’il fût dans un état si triste et si accablant. — Pourquoi, disait-il en lui-même, cela ne serait-il pas, quoique plusieurs obstacles m’empêchent de le voir ou de le comprendre ?

2° Parce qu’il en tirait cette conclusion, qu’il y avait des personnes dans cette vallée qui craignaient le Seigneur aussi bien que lui.

3° Parce qu’il en conçut l’espérance qu’en se pressant un peu il pourrait atteindre celui qui marchait devant lui, et qu’ainsi il aurait bientôt bonne compagnie.

Aussi, ayant pris courage, il doubla le pas ; et quand il se crut assez près de celui qui marchait devant lui il l’appela à haute voix. Mais il fut bien surpris d’entendre qu’on lui demandait pourquoi il était ainsi seul. — Cependant le jour vint aussitôt à paraître, ce qui lui fit dire : Il change les ténèbres en l’aube du jour. La lumière du jour étant ainsi éclose, il essaya de regarder une fois derrière lui, non qu’il eût quelque penchant à retourner en arrière, mais pour voir quels dangers il avait courus pendant les ténèbres. C’est alors qu’il vit fort distinctement le fossé d’un côté et le marais de l’autre. Il aperçut en même temps combien est étroit le sentier par lequel il avait été obligé de marcher. Et quoique les lutins, les dragons et les sauterelles de l’abîme fussent assez loin, ne s’étant point approchés dès que le jour eut paru, il ne laissa pas de les apercevoir assez distinctement, selon qu’il est écrit : « Il met en évidence hors des ténèbres les choses cachées, et produit à la lumière l’ombre de la mort » [Job chapitre 12 verset 22].

Chapitre 14: L’âme retrouve la lumière, et rencontre une autre âme animée de ses mêmes sentiments.

Le Chrétien fut sensiblement touché de la délivrance qu’il avait obtenue de tous les dangers auxquels il avait été exposé dans cette triste voie, et qu’il découvrit alors encore plus clairement, le soleil étant levé. C’était pour lui un très grand avantage ; car il faut savoir que, quoique la première partie de la vallée eût été très périlleuse, celle qui restait à passer l’était encore davantage, parce que, depuis l’endroit où il se trouvait alors jusqu’au bout de la vallée, le chemin était si rempli de pièces d’artillerie, de filets, de creux et de fossés, que s’il avait fait aussi obscur qu’auparavant, il y aurait perdu mille vies, s’il les avait eues. Mais comme je l’ai dit, le soleil était levé sur lui ; c’est pourquoi il dit : Son flambeau brille sur ma tête, et avec sa lumière je marche à travers les ténèbres.

À la faveur de cette lumière, il arriva au bout de la vallée, et vint dans un endroit où il y avait quantité de sang, d’os et de cendres pêle-mêle, comme aussi plusieurs cadavres de pèlerins qui avaient autrefois marché dans cette voie. Et comme j’étais en peine de ce que cela pouvait signifier, je remarquai un peu devant lui une caverne où avaient habité autrefois deux géants qui, par leur puissance tyrannique, avaient mis à mort ces malheureux hommes. — Le Chrétien passa à travers tous ces objets sans beaucoup de danger, ce qui m’étonna d’abord ; mais ensuite j’appris qu’un de ces géants était mort il y a déjà plusieurs années, et que, quoique l’autre fût encore en vie, il était si perclus et si affaibli par la vieillesse, qu’il n’avait plus la force de faire beaucoup de mal, mais seulement de se tenir à l’entrée de sa caverne, d’où il ne témoignait plus guère sa rage contre les voyageurs que par des gestes horribles, se rongeant les ongles de dépit, sans plus pouvoir exercer ses brigandages précédents.

Le Chrétien passa donc son chemin, ne sachant néanmoins que penser de ce vieillard qu’il voyait assis dans cette caverne, surtout lorsqu’il l’entendit lui crier : « Va, va, je ne te traiterai pas plus doucement que les autres, et j’en ferai brûler encore plus d’un ». Mais le Chrétien, sans dire mot, continua sa route en toute sûreté, et avec un visage content il se mit à chanter ce qui suit :

Que de surprenantes merveilles
Ta sagesse infinie a fait voir à mes yeux !
Mon Dieu, que ne puis-je en tous lieux
Célébrer hautement tes bontés sans pareilles !

Mon âme était environnée
De pièges et d’écueil, de ténèbres, d’horreurs,
De la mort et de ses frayeurs ;
Mais ta puissante main, Seigneur, l’a délivrée.

À travers d’affreux précipices,
Malgré mes ennemis, l’enfer et ses suppôts,
Tu m’as conduit vers ton repos,
Et tu veux me combler d’immortelles délices.

C’est là que, rempli d’allégresse,
Sauvé par ton secours, comblé de tes bienfaits,
Je veux célébrer à jamais
De tes faits glorieux la profonde sagesse.

Ainsi il arriva à une hauteur qui était élevée exprès, afin que les voyageurs qui passent par là puissent voir devant eux où ils doivent marcher. Il y monta légèrement, et, regardant de tous côtés, il découvrit devant lui le Fidèle, qui tenait le même chemin :

— Écoutez, écoutez, lui cria-t-il ; attendez-moi : je veux aller avec vous. Le Fidèle regarda autour de lui, ne sachant qui c’était que le Chrétien appelait. Mais celui-ci continua à lui crier qu’il voulût bien l’attendre :

— Je crains le vengeur du sang, lui répondit l’autre ; ma vie dépend de là.

Le Chrétien fut un peu blessé de cette réponse. Cependant il rassembla toutes ses forces, et non seulement il atteignit le Fidèle, mais il le devança ; de sorte que le dernier fut le premier, et que le Chrétien commença à rire d’un ris moqueur de ce qu’il avait ainsi devancé son frère ; mais, parce qu’il ne prenait pas garde à ses pieds, il broncha lourdement et tomba par terre sans pouvoir se relever, jusqu’à ce que le Fidèle vînt à son secours.

Après cela ils continuèrent ensemble leur chemin de bonne amitié, et j’entendis qu’ils s’entretenaient agréablement sur ce qui leur était arrivé dans leur voyage. Le Chrétien commença de cette manière :

— Mon très honoré et bien-aimé frère, j’ai beaucoup de joie de vous avoir atteint et de ce que, par la grâce de Dieu, nous sommes en état de faire ensemble un voyage aussi beau que celui-ci.

Le Fidèle. — Je croyais, mon cher ami, que j’aurais le bonheur de votre compagnie depuis mon départ de votre ville ; mais vous aviez déjà beaucoup d’avance sur moi, et j’ai été obligé de faire tout seul ce long chemin.

Le Chrétien. — Combien de temps avez-vous encore demeuré dans notre ville depuis mon départ ?

Le Fidèle. — Aussi longtemps que j’osai y rester ; car d’abord, après votre départ, il courut un bruit que notre ville allait être, dans peu, réduite en cendres par le feu et le soufre du ciel.

Le Chrétien. — Ces discours furent-ils répandus parmi nos voisins ?

Le Fidèle. — Oui, certainement ; on n’entendait parler d’autre chose pendant quelque temps.

Le Chrétien. — Est-il vrai ? Mais ne s’est-il trouvé personne qui ait voulu faire quelque effort pour éviter ce danger ?

Le Fidèle. — À la vérité on en parlait beaucoup, comme je vous l’ai dit ; mais je ne crois pas qu’ils en fussent fortement persuadés ; car, dans leurs entretiens les plus sérieux, ils riaient souvent de vous et de votre voyage désespéré (c’est ainsi qu’ils nommaient votre pèlerinage) (note : Et c’est ainsi, en effet, que le monde traite toujours la vie des vrais chrétiens.). Mais, quant à moi, j’ai bien cru et je crois encore toujours que notre ville doit prendre fin par le feu et le soufre : c’est pourquoi je m’en suis retiré.

Le Chrétien. — N’avez-vous pas ouï parler de notre voisin Facile ?

Le Fidèle. — Oui, Chrétien ; j’appris qu’il vous avait accompagné jusqu’au Bourbier de la Défiance, où quelques-uns disaient qu’il était tombé, quoiqu’il ne voulût pas l’avouer. Toutefois je n’en ai point douté, puisqu’il était encore couvert de boue.

Le Chrétien. — Et que disaient ses voisins ?

Le Fidèle. — Il était généralement méprisé de tous ; quelques-uns se moquaient de lui et lui riaient au nez ; d’autres faisaient difficulté de lui donner à travailler ; lui-même, il est maintenant sept fois pire qu’il n’était avant de sortir de la ville (Matthieu chapitre 12 versets 43 à 45, et surtout 2 Pierre chapitre 2 versets 20 à 22).

Le Chrétien. — Mais comme ils n’avaient que de la haine et du mépris pour ceux qui entreprenaient ce voyage, il semble que Facile, abandonnant cette entreprise pour rentrer en commerce avec eux, en devait être bien reçu plutôt que maltraité.

Le Fidèle. — Oh ! disaient-ils, c’est une girouette ; il faudrait pendre ces gens qui sont si légers et si infidèles dans leur conduite (note : Les chrétiens infidèles et lâches, après être rentrés dans le monde, n’en sont souvent pas plus estimés pour cela.). Je crois que Dieu lui avait suscité ces ennemis pour le punir par un juste jugement de ce qu’il avait ainsi abandonné Ses voies.

Le Chrétien. — N’avez-vous jamais eu d’entretien avec lui avant votre départ ?

Le Fidèle. — Je l’ai rencontré une fois dans la rue, mais il passa de l’autre côté sans me dire mot, comme un homme qui a honte de ses actions ; et ainsi je ne pus lui parler.

Le Chrétien. — J’avais d’abord eu bonne opinion de cet homme ; mais il est à craindre maintenant qu’il ne soit enveloppé dans la destruction de la ville ; car il lui est arrivé ce qu’on dit par un proverbe très véritable : Le chien est retourné à ce qu’il avait vomi, et la truie, après avoir été lavée, est retournée se vautrer dans son bourbier (2 Pierre chapitre 2 verset 22).

Le Fidèle. — C’est aussi ce que je crains ; mais qu’y faire, quand on le veut ainsi ?

Le Chrétien. — C’est pourquoi, mon cher Fidèle, laissons-le, et parlons des choses qui nous touchent de plus près. Apprenez-moi, je vous prie, tout ce qui vous est arrivé sur votre route, car je ne doute point qu’il ne vous soit arrivé de grandes choses, ou ce serait fort extraordinaire.

Chapitre 15: Expérience d’une autre âme principalement assaillie par les convoitises de la chair. — Différence du système de la loi et de celui de la grâce.

Le Fidèle. — J’ai passé sans accident le Bourbier de la Défiance (note : Cela arrive quand on est fidèle.), où, comme je crois m’en apercevoir, vous êtes tombé. Je suis arrivé fort heureusement, et sans aucun danger, à la porte étroite. Je rencontrai seulement une personne qui se nommait la Volupté, et qui, selon les apparences, aurait pu me faire bien du mal.

Le Chrétien. — Quel bonheur que vous ayez échappé à ses filets ! Joseph (Genèse chapitre 39 versets 6 à 12) en fut aussi un jour fortement attaqué, mais il lui échappa comme vous. Que vous disait-elle, je vous prie ?

Le Fidèle. — Vous pouvez bien vous l’imaginer ; car vous n’ignorez pas combien elle est flatteuse et engageante. Elle me pressa fort de marcher à ses côtés, me promettant toute sorte de plaisirs.

Le Chrétien. — Oui, mais elle ne vous promettait sûrement par le contentement d’une bonne conscience.

Le Fidèle. — Vous jugez bien que c’était toute sorte de plaisirs charnels et vicieux.

Le Chrétien. — Béni soit Dieu que vous vous en soyez sorti ! Celui que l’Éternel rejette y tombera [Proverbes chapitre 22 verset 14].

Le Fidèle. — Cela est vrai, mais je n’ose me flatter d’en être entièrement délivré.

Le Chrétien. — Pourquoi non ? J’ose m’assurer que vous n’avez pas accompli ses désirs.

Le Fidèle. — Je m’en suis bien gardé, de peur de me souiller ; car je me suis souvenu d’un ancien écrit que j’avais lu autrefois, et qui dit : Son allure tend au sépulcre (Proverbes chapitre 5 verset 5). C’est pourquoi je fis un accord avec mes yeux [Job chapitre 31 verset 1], de peur d’être enchaîné par la magie de ses regards attrayants. Quand elle me vit dans ces dispositions, elle se moqua de moi, et je passai mon chemin.

Le Chrétien. — Vous n’avez point eu d’autres attaques sur votre route ?

Le Fidèle. — Lorsque j’arrivai au Coteau des Difficultés, je rencontrai un vieillard décrépit, qui me demanda qui j’étais et où j’allais. Je répondis à ses questions. Alors il me dit : « Écoutez, vous me paraissez un bon garçon. Si vous voulez vous arranger avec moi et rester dans ma compagnie, je vous donnerai un bon salaire ». Quand je lui demandai son nom, il me répondit qu’il se nommait le premier Adam (note : C’est-à-dire l’homme pécheur. Jésus Christ, au contraire, est nommé le second Adam, parce qu’Il est venu réparer la faute du premier, et renouveler, en quelque sorte, le genre humain, en faisant naître un nouvel homme dans chaque individu qui se donne à Lui (Romains chapitre 5 verset 14).), et qu’il demeurait dans la ville de Séduction (Éphésiens chapitre 4 verset 22). Je lui demandai quel était son métier et quel salaire il voulait me donner. Il me répondit que son métier était fort agréable, et que j’aurais son héritage pour salaire (note : La mort (Romains chapitre 6 verset 23).). Je lui demandai ensuite s’il avait une nombreuse famille. Il me dit alors que tous ceux de sa maison étaient bien à leur aise, que chacun pouvait y goûter toute sorte de divertissements mondains, et que ses serviteurs étaient ses propres descendants ; qu’il avait surtout trois filles distinguées : la Convoitise de la chair, la Convoitise des yeux, et l’Orgueil de la vie (1 Jean chapitre 2 verset 16), et que, si je voulais, il m’unirait avec l’une d’entre elles. Je lui demandai aussi pour combien de temps il voulait m’avoir à son service. — Toute ta vie, me répondit-il.

Le Chrétien. — Et comment vous tirâtes-vous enfin d’affaire avec lui ?

Le Fidèle. — D’abord j’avais beaucoup de penchant à le suivre, et je fus sur le point de me laisser séduire par ses fausses douceurs. Mais dans le temps que je m’entretenais avec lui, je jetai les yeux sur son front, et j’y vis écrits ces mots : Dépouillez le vieil homme avec ses convoitises (Éphésiens chapitre 4 verset 22). Dès ce moment je me sentis fort ému, et je ne doutai plus, malgré ses paroles attrayantes et ses flatteries, que son dessein ne fût de me vendre comme esclave. C’est pourquoi je lui dis qu’il devait se taire et que je ne voulais pas seulement approcher de la porte de sa maison. Alors il me couvrit de mépris, et me dit qu’il me ferait suivre de quelqu’un de ses serviteurs (note : Une passion quelconque que le monde emploie préférablement à d’autres pour nous assaillir et nous persécuter.), qui ne cesserait de me harceler et de me chagriner pendant tout le chemin. Lorsque je voulus le quitter, je sentis qu’il serrait ma chair de fort près, et en même temps il me donna un coup si affreux, qu’il me sembla qu’il emportait avec lui une partie de moi-même (note : Le renoncement au monde et à la chair ne se fait pas sans déchirement.) ; ce qui me fit crier : Ah ! malheureux que je suis ! Ainsi je me mis à monter la colline.

Comme j’eus fait à peu près la moitié du chemin, j’aperçus, derrière moi, quelqu’un qui venait droit à moi. Il était aussi léger que le vent, et il m’atteignit précisément à l’endroit où est le lieu du repos.

Le Chrétien. — C’est dans ce même endroit que je fus surpris par le sommeil, et que je perdis mon mémoire.

Le Fidèle. — Cet homme ne m’eut pas plus tôt atteint, qu’il me renversa par terre d’un coup de bâton, et je restai comme mort. Cependant, après être un peu revenu à moi, je lui demandai pourquoi il me traitait de la sorte. Il me répondit que c’était parce que j’avais encore une secrète inclination pour le premier Adam, et en même temps il me frappa d’un autre coup mortel à la poitrine, de sorte que je tombai de nouveau à la renverse et que je demeurai étendu à ses pieds, comme si j’eusse été mort. Mais ayant repris un peu de forces, je m’écriai : — Ayez un peu de miséricorde ! — Je ne sais, répondit-il, ce que c’est que la miséricorde, et il me terrassa derechef. Sans doute qu’il aurait achevé de me tuer, si quelqu’un ne fût survenu, qui lui commanda de me laisser.

Le Chrétien. — Qui était-ce donc que celui-là ?

Le Fidèle. — Je ne le connus pas du premier abord ; mais je remarquai ensuite qu’il avait les mains et le côté percés, ce qui me fit penser que c’était notre Seigneur ; et ainsi j’achevai de monter la colline.

Le Chrétien. — Cet homme qui fondit ainsi sur vous, c’était Moïse. Il n’épargne personne, et il ne sait ce que c’est que de montrer de la compassion à ceux qui violent sa loi (note : On comprend qu’il ne s’agit pas ici de Moïse personnellement, mais de l’économie mosaïque, du règne de la loi de Dieu par opposition au règne de la grâce que Jésus est venu nous manifester. La loi a été donnée par Moïse, dit Jean, mais la grâce et la vérité sont venues par Jésus Christ (Jean chapitre 1 verset 17). La loi attire naturellement le châtiment sur toute créature qui la transgresse ; mais Jésus est venu pour obtenir le pardon, et personne n’est sauvé que par Lui des rigueurs de la loi.).

Le Fidèle. — Je le sais très bien ; car ce n’était pas la première fois que je l’avais rencontré. C’est encore lui qui vint une fois chez moi, dans le temps que j’étais tranquille dans ma maison, me menaçant de brûler ma maison sur ma tête, si j’y restais encore tant soit peu de temps (note : C’est la pensée de la loi, de ses commandements et de sa vérité, qui vient souvent nous arracher à une fausse tranquillité, et nous effrayer par ses menaces, jusqu’à ce que nous soyons rassurés par la foi en Christ.).

Le Chrétien. — Mais n’avez-vous pas vu, au même endroit où Moïse vous rencontra, la maison qui est sur le côté de la colline ?

Le Fidèle. — Oui, et même avant d’y arriver j’ai aussi rencontré les lions ; mais je crois qu’ils dormaient alors (note : Il y a bien des dangers et des épreuves qui n’existent pas pour un chrétien fidèle, tandis que d’autres en sont assaillis d’une manière effrayante.). Et comme il était environ midi, et que j’avais du jour de reste, je passai outre devant le portier sans m’arrêter, et je descendis.

Le Chrétien. — En effet, le portier me dit qu’il vous avait vu passer. Je souhaiterais que vous vous fussiez arrêté dans cette maison. Vous y auriez vu plusieurs choses rares et remarquables qui seraient difficilement sorties de votre esprit pendant toute votre vie.

Mais, dites-moi, mon cher ami : n’avez-vous rencontré personne dans la vallée de l’Humilité ?

Le Fidèle. — Pardonnez-moi, je rencontrai un homme nommé Mécontent, qui fit des efforts pour me faire rebrousser chemin, sous prétexte qu’il n’y avait point d’honneur dans toute cette vallée, et que j’offenserais extrêmement tous mes amis, l’Orgueil, la Fierté, la Tromperie de soi-même, l’Honneur mondain, et plusieurs autres qu’il se vantait de connaître particulièrement.

Le Chrétien. — Que lui répondîtes-vous ?

Le Fidèle. — Je lui dis qu’à la vérité tous ces gens-là qu’il venait de me nommer étaient de ma parenté (puisque en effet ils étaient mes parents selon la chair), mais que, depuis que je m’étais mis en voyage, ils avaient renoncé à cette parenté, de même que je l’avais fait aussi de mon côté, et que je les regardais désormais comme si je ne les avais jamais connus. J’ajoutai encore ces paroles de Salomon : L’orgueil va devant la ruine, et la fierté devant l’écrasement (Proverbes chapitre 16 verset 18) ; et je lui dis que j’aimais mieux, selon la pratique des plus sages, parvenir à la gloire par cette vallée, que de conserver cet honneur qu’il trouvait si digne de son attachement. — Là-dessus, nous nous quittâmes.

Chapitre 16: Obstacle que la fausse honte met aux progrès de l’âme chrétienne.

Le Chrétien. — N’y avez-vous rencontré personne d’autre ?

Le Fidèle. — Oui, j’y rencontrai encore la Honte (note : Dans la vallée de l’Humilité.), qui est celui de tous ceux que j’ai rencontrés sur ma route à qui le nom qu’il porte convient le moins ; car les autres souffraient encore que je leur résistasse ou que je leur répliquasse quelque chose. Mais pour cet orgueilleux visage de la Honte, on ne peut rien trouver qui le réduise au silence.

Le Chrétien. — Qu’est-ce donc qu’il vous dit ?

Le Fidèle. — Il me fit mille objections contre la religion. C’était, disait-il, une chose vile et méprisable que de se montrer si entiché de l’idée de servir Dieu ; une chose indigne d’une âme éclairée que d’avoir la conscience si délicate. C’était s’exposer à l’opprobre du monde que de veiller si soigneusement sur ses discours et sur ses actions, et de se priver de la noble liberté dont les beaux esprits de notre temps ont accoutumé d’user. Il m’alléguait aussi qu’il y avait peu de riches, de puissants et de gens comme il faut qui entrassent dans mes sentiments, et qui fussent ainsi disposés à quitter tout pour un je ne sais quoi. Il parlait avec beaucoup de mépris de l’état chétif et abject de ceux qui, en leur temps, avaient été les plus fameux pèlerins, comme aussi de leur ignorance et du peu d’intelligence qu’ils ont eue dans toutes les sciences (1 Corinthiens chapitre 1 verset 26 et chapitre 2 verset 4). En un mot il m’objecta beaucoup d’autres choses que je ne saurais toutes rapporter. Il disait, par exemple, que c’était une honte, lorsqu’on était à un sermon, d’y soupirer ou d’y gémir ; que c’était une honte de se lamenter et de pleurer dans sa maison ; que c’était une honte de demander pardon à son prochain pour quelque légère offense, et de lui faire restitution quand on lui avait causé quelque dommage ; que c’était une honte de fréquenter des personnes de la lie du peuple, quelque honnêtes gens qu’elles fussent ; de renoncer au commerce des grands pour quelque faiblesse (c’est le nom radouci qu’il donnait aux vices capitaux). Bref, il me tint beaucoup de discours que je ne saurais vous rapporter.

Le Chrétien. — Que lui disiez-vous là-dessus ?

Le Fidèle. — Au commencement, je ne savais presque que lui répliquer ; il me pressait si fort, que j’étais prêt à me laisser gagner, et le sang me montait déjà au visage (note : Il commençait presque à avoir honte d’être chrétien.). Mais enfin je fis réflexion que tout ce qui est grand devant les hommes est une abomination devant Dieu (Luc chapitre 16 verset 15) ; puis je vins à penser que la Honte ne faisait mention que des hommes, et ne disait pas un seul mot de Dieu ni de Sa Parole. Je me dis aussi qu’au dernier jour nous serons jugés à la vie ou à la mort, non point selon les esprits sublimes de ce monde, mais selon la sagesse et la loi du Très-haut : c’est pourquoi je conclus qu’il était plus sûr de se conformer à la Parole de Dieu qu’au jugement trompeur de tous les hommes du monde. Puis donc que Dieu élève Son service au-dessus de tout, puisqu’Il fait cas d’une conscience délicate, puisque ceux qui sont rendus fous (1 Corinthiens chapitre 3 verset 18) pour le royaume des cieux sont les plus sages, et qu’un pauvre qui aime Jésus Christ est plus riche que le plus grand du monde qui ne L’aime pas, arrière de moi ! m’écriai-je, Honte, ennemi de ma félicité. Quoi ! faudrait-il que je te reçusse et que je m’arrêtasse à toi au préjudice de mon Souverain ? Comment oserais-je Le regarder à Sa venue, si j’avais honte maintenant de Ses voies et de Ses serviteurs (Marc chapitre 8 verset 38) ? Et comment pourrais-je espérer Son salut ?

Mais cet homme, la Honte, n’était, au fond, qu’un misérable orgueilleux, et j’eus bien de la peine à m’en défaire ; car il voulait à toute force m’accompagner, me soufflant aux oreilles tantôt ceci, tantôt cela, et me faisant, au sujet de la piété, tantôt ce reproche, tantôt un autre. Mais enfin je lui dis qu’il perdait son temps à me parler davantage, puisque c’était précisément dans ces choses qu’il méprisait si fort que je faisais consister ma plus grande gloire. Par là je fus délivré de cet hôte importun, et après m’en être débarrassé, je m’assis et me mis à chanter :

Qu’une âme qui ne soupire
Qu’après les solides biens
Ressent un cruel martyre
Du monde et de ses liens !

Si parfois elle se flatte
D’avoir surmonté la chair,
Un nouveau danger éclate,
Un nouvel assaut la perd.

Sa subtile tromperie,
Ses aiguillons, ses attraits,
Rendent amère la vie
À tous les enfants de paix.

Celui donc qui sera sage
Et qui veut heureusement
Finir son pèlerinage,
Qu’il se porte vaillamment.

Qu’il se prescrive une tâche,
Sans plus jamais se lasser ;
Qu’il combatte sans relâche
Tout ce qui peut le blesser.

Que jour et nuit il se garde
De ses propres mouvements,
Des appâts de la paillarde
Et de ses enchantements.

Car celui qui se rengage,
Étant sorti de ses lacs,
S’expose à faire un naufrage
Dont il ne reviendra pas.

Le Chrétien. — Je suis ravi, mon frère, que vous ayez résisté si courageusement à ce vaurien (car on ne peut lui donner d’autre nom, et, comme vous dites, il porte un nom qui ne lui convient nullement). Il se nomme la Honte, et c’est l’homme le plus effronté, qui cherche à nous couvrir de confusion devant tout le monde, et qui voudrait nous forcer à rougir de ce qui est véritablement bon et louable : en quoi il fait voir qu’il a lui-même rejeté toute pudeur. C’est pourquoi résistons-lui généreusement, si nous sommes sages, car il n’y a que les fous qui s’y laissent prendre.

Le Fidèle. — Je crois que contre cet ennemi, la Honte, nous devons appeler à notre secours les règles, l’exemple et les promesses de Celui qui est venu pour nous faire triompher sur terre dans la vérité.

Le Chrétien. — Vous dites vrai. Mais n’avez-vous point eu d’autre rencontre dans cette vallée (note : Dans cette vallée où le Chrétien avait soutenu des assauts si terribles et si nombreux (voir chapitre 12).) ?

Le Fidèle. — Aucune ; car le soleil m’a éclairé pendant tout le chemin, et même dans la vallée d’Ombre de mort.

Le Chrétien. — Ç’a été un grand bonheur pour vous. Quant à moi, je puis bien vous dire que je n’ai pas été aussi heureux.

Là-dessus le Chrétien raconta à son compagnon son combat avec le Destructeur, le danger qu’il avait couru, sa merveilleuse délivrance et le chemin périlleux de la Vallée obscure, où, ajouta-t-il, je n’ai pas vu un seul rayon de lumière pendant presque la moitié du chemin, de sorte que deux ou trois fois je crus que j’allais périr. Mais enfin le jour parut, et, le soleil étant levé, je continuai mon chemin plus à mon aise.

Chapitre 17: Triste tableau d’un homme qui n’est chrétien que des lèvres.

Le Fidèle s’étant alors tourné, vit dans quelque éloignement un homme qui se nommait le Chrétien de paroles ; c’était un homme gros et grand, mais qui cependant paraissait beaucoup plus de loin que de près. Le Fidèle s’approcha de lui et lui dit : — Mon ami, venez-vous aussi à la Patrie céleste ?

Le Chrétien de paroles. — Oui, c’est mon dessein.

Le Fidèle. — Voilà qui va bien, et j’espère, si c’est là votre intention, que nous nous tiendrons bonne compagnie.

Le Chrétien de paroles. — Je m’en ferai un plaisir.

Le Fidèle. — Cheminons donc ensemble, et, pour ne pas nous ennuyer en chemin, entretenons-nous de quelques discours édifiants.

Le Chrétien de paroles. — C’est là mon plaisir, de parler de bonnes choses, soit avec vous, soit avec d’autres, et je suis ravi d’avoir trouvé un homme de votre trempe. Car, pour dire la vérité, il y en a peu qui cherchent à employer ainsi leur temps dans le voyage. Ils aiment mieux parler de choses inutiles : c’est ce que j’ai souvent remarqué avec regret.

Le Fidèle. — Cela est tout à fait déplorable ; qu’y a-t-il, en effet, de plus digne de nos entretiens sur la terre, que les choses qui concernent Dieu et notre bonheur céleste !

Le Chrétien de paroles. — On ne peut rien dire de mieux. Il n’y a donc rien dont on puisse s’entretenir avec plus d’agrément et d’utilité tout ensemble, que des choses divines. Chacun a là de quoi satisfaire son penchant particulier, autant celui qui se plaît dans la recherche des vertus secrètes de la nature, que celui qui aime les choses surnaturelles, soit qu’on veuille pénétrer dans l’avenir, ou qu’on s’attache à l’histoire ; car on trouve dans l’Écriture les choses les plus curieuses sur toutes ces matières.

Le Fidèle. — Cela est vrai ; mais il me semble que le but de notre entretien doit être l’édification et l’amendement de notre vie.

Le Chrétien de paroles. — C’est ce que je dis aussi, et c’est dans ce but qu’une conversation chrétienne est surtout utile. Un homme peut acquérir par ce moyen beaucoup de connaissances (note : La science enfle, dit Paul, mais la charité (l’amour de Dieu et du prochain) édifie (1 Corinthiens chapitre 8 verset 1).), telles que celles de la vanité des choses d’ici-bas, et du prix des choses célestes. Par ce moyen encore, on apprend à comprendre l’œuvre de la régénération, l’imperfection de nos œuvres, la nécessité de la justice de Christ et autres choses semblables. Par ce moyen, on peut aussi apprendre (note : On voit qu’il parle toujours d’apprendre et de comprendre (par la lecture et l’étude), mais jamais d’éprouver dans son cœur et d’agir par l’Esprit de Dieu.) ce que c’est que se convertir, croire, prier, souffrir. On peut apprendre quelles sont les promesses et les consolations de l’évangile pour se fortifier. En un mot, on peut apprendre à réfuter la fausse doctrine, à défendre la vérité et à instruire les ignorants (note : Cela est, en effet, très vrai. On voit des gens très instruits dans la véritable et saine doctrine, très en état d’instruire les autres, et n’ayant cependant pas la vie en eux-mêmes. — C’est un écho qui rend les sons qu’il a reçus ; un calculateur qui agit sur des signes sans vie, auxquels il n’attache aucune idée, mais qui sait les combiner mécaniquement de manière à produire des résultats réels et applicables.).

Le Fidèle. — Tout cela est vrai, et je me réjouis de vous entendre si bien parler de ces choses.

Le Chrétien de paroles. — Hélas ! le mal est qu’il y en ait si peu qui comprennent la nécessité de la foi et de l’opération de la grâce dans l’âme pour obtenir la vie éternelle. La plupart vivent, avec cette ignorance, dans les œuvres de la loi, par lesquelles néanmoins nul ne peut obtenir la vie.

Le Fidèle. — Avec votre permission, la connaissance de ces choses est un don de Dieu, et nul ne peut les acquérir par aucun effort de l’esprit humain, ni même en parler pertinemment.

Le Chrétien de paroles. — Je sais tout cela très bien. Nul ne peut avoir quoi que ce soit, s’il ne lui est donné d’en haut ; tout est de grâce, et rien par œuvres. Je pourrais bien vous citer cent passages de l’Écriture, pour prouver cette vérité.

Le Fidèle. — Quel sera donc le sujet de notre entretien à cette heure ?

Le Chrétien de paroles. — Ce qu’il vous plaira. Je vous parlerai des choses terrestres ou des célestes ; des choses qui appartiennent à la loi ou de celles qui concernent l’évangile ; des choses passées ou de celles qui sont à venir ; des choses saintes ou des profanes ; des choses qui sont essentielles ou de celles qui ne sont que secondaires ; en un mot, de tout ce qui nous est utile ou nécessaire.

Ici le Fidèle s’arrêta comme ravi d’admiration, et, s’approchant du Chrétien, qui, pendant tout ce temps-là, avait marché seul, sans rien dire, et tout recueilli en lui-même, il lui dit à l’oreille : — Quel excellent compagnon de voyage nous avons trouvé là ! En vérité, cet homme doit être un excellent pèlerin.

Le Chrétien répondit avec un souris modeste : — Ah ! que cet homme, en faveur de qui vous êtes si prévenu, en trompera bien d’autres avec ses beaux discours ! Il faut le connaître pour ne pas s’y méprendre.

Le Fidèle. — Le connaissez-vous bien ?

Le Chrétien. — Si je le connais ? Oui, vraiment, je le connais, et mieux qu’il ne se connaît lui-même.

Le Fidèle. — Dites-moi donc, je vous prie, quel est cet homme ?

Le Chrétien. — Je m’étonne que vous ne le connaissiez pas ; car il demeure dans notre ville, à la rue du Babil, et il est le fils du Beau parleur. Chacun le connaît par son nom de Chrétien de paroles. Il a une langue attrayante, mais c’est un méchant garnement.

Le Fidèle. — Il paraît cependant un fort honnête homme ?

Le Chrétien. — Oui, à ceux qui ne le connaissent pas, ou qui ne l’examinent que superficiellement : semblable à ces tableaux qui paraissent assez beaux de loin, mais qui sont fort laids quand on les regarde de près.

Le Fidèle. — Vous me feriez bientôt croire que vous raillez, et il me semble que je vous ai vu sourire.

Le Chrétien. — Bien que j’aie souri, je suis cependant très éloigné de plaisanter d’une chose de cette nature, ou d’imputer faussement à cet homme la moindre chose ; mais pour vous le faire connaître plus à fond, je vous dirai que cet homme-là s’accommode de toutes les compagnies, et qu’il ira s’entretenir dans tous les cabarets de la même manière qu’il vient de le faire avec vous ; et plus il a de vin dans la tête, plus il est éloquent sur ces matières. La crainte de Dieu n’a aucune place dans son cœur ; on n’en voit aucune trace ni dans sa maison ni dans sa vie. Tout ce qu’il a, c’est une grande facilité à parler des choses divines ; en un mot, toute sa religion se borne à du babil.

Le Fidèle. — S’il en est ainsi, cet homme me trompe extrêmement.

Le Chrétien. — Oui, sans doute, vous en êtes la dupe, soyez-en assuré ; souvenez-vous seulement de cette parole : Ils disent et ne font pas, etc. (Matthieu chapitre 23 verset 3) ; et de cette autre : Le royaume de Dieu ne consiste pas en paroles, mais en vertu (1 Corinthiens chapitre 4 verset 20). Il parle de la prière, de la foi, de la conversion, de la régénération, mais il ne sait qu’en parler. J’ai été chez lui ; j’ai beaucoup observé sa conduite, tant dans sa maison que dehors, et je sais que ce que je dis de lui est la vérité : sa maison est sans dévotion, comme le blanc d’œuf est sans goût ; on n’y aperçoit ni exercices de piété, ni prières, ni aucunes marques de repentance (note : À combien de chrétiens et même de prétendus conducteurs spirituels ceci ne peut-il pas s’appliquer !) ; oui, une bête brute sert Dieu à sa manière mieux que lui. Certainement c’est une tache et un opprobre à la religion ; à cause de lui la piété est décriée, car on juge de plusieurs autres par ce qu’on remarque dans sa conduite. Le commun peuple, qui le connaît, en fait un proverbe qui dit : Un diable dans sa maison, un saint dehors. Sa pauvre famille l’éprouve bien aussi ; c’est un homme si dur et si chagrin, ses paroles sont si aigres et si mordantes, et il est si déraisonnable envers tout son domestique, qu’on ne sait comment s’y prendre avec lui. Il ne cherche qu’à s’élever au-dessus des autres et à tromper tout le monde ; qui pis est, il élève ses enfants sur ce pied et d’après ce modèle. Lorsqu’il remarque en eux quelque étincelle de bonne conscience et de sincérité en religion, il les traite de niais, de stupides et de fous ; il se joue de la conscience. Je suis persuadé qu’il est une occasion de scandale et de chute à plusieurs par sa mauvaise vie, et je crains, si Dieu ne le détourne, qu’il n’en entraîne un grand nombre dans la perdition.

Le Fidèle. — Eh bien ! mon frère, je suis obligé de vous croire, non seulement parce que vous dites que vous le connaissez, mais aussi parce que vous en parlez dans l’esprit du christianisme ; car je m’assure que votre cœur est plein de charité pour lui, et que ce n’est que la force de la vérité qui vous oblige d’en parler de cette manière.

Le Chrétien. — Si je ne l’avais pas mieux connu que vous, j’en aurais peut-être parlé comme vous le faisiez d’abord. Si, d’un autre côté, je n’en avais de témoignage que de la part des ennemis de la piété, j’aurais regardé tout cela comme une de ces calomnies dont de pareilles gens ont coutume de noircir la réputation des gens de bien ; mais je puis le convaincre de tout ce que j’en dis, et d’autres choses aussi condamnables. Avec cela les gens de bien ne s’accordent point avec lui, et ils en ont honte. Ils ne peuvent l’appeler ni frère ni ennemi. Lorsqu’ils l’entendent seulement nommer, ils rougissent de confusion.

Le Fidèle. — Il est vrai que parler et faire sont des choses très différentes ; désormais je me rappellerai mieux cette distinction.

Le Chrétien. — Ce sont, en effet, des choses très différentes, et aussi distinctes entre elles que l’âme et le corps ; car comme le corps sans âme est un tronc mort, les paroles aussi sont mortes. L’âme de la piété consiste dans la pratique. La religion pure et sans tache devant Dieu, notre Père, est de visiter les veuves et les orphelins dans leurs tribulations, et de se garder des souillures de ce monde [Jacques chapitre 1 verset 27]. Ce n’est pas là la religion du Chrétien de paroles ; il s’abuse misérablement en croyant être chrétien par cette seule raison qu’il s’entretient et qu’il parle volontiers des choses spirituelles. Dieu veut des fruits réels. Or, l’ouïe n’est que la réception de la semence, et les paroles ne sont que des fleurs de belle apparence. Au dernier jour, le Juge du monde ne demandera pas ce que nous avons cru, ou ce que nous aurons dit ; mais ce sera sur nos actions que nous serons jugés. La fin du monde est comparée à la moisson où l’on ne cherche que du fruit. Ce n’est pas qu’une œuvre puisse être agréable à Dieu sans la foi, mais je veux seulement montrer combien la confession d’un Chrétien de paroles sera inutile dans ce jour-là.

Le Fidèle. — Cela me fait souvenir de ce que j’ai lu dans les livres de Moïse, touchant les animaux souillés. Je cherche, à l’exemple de notre Sauveur, des apôtres et de tous les écrivains chrétiens, à démêler un sens spirituel sous le sens premier et littéral des événements ou des préceptes de l’ancienne alliance. Ainsi, par exemple, je trouverais à appliquer au cas présent ce que Moïse dit des animaux impurs, en qualifiant d’impurs ceux qui n’ont point le pied fourché et qui ne ruminent point (Lévitique chapitre 11 verset 3). Moïse ne dit pas simplement qu’ils n’ont point le pied fourché, ou bien qu’ils ne ruminent point : le lièvre, par exemple, rumine bien, mais il ne laisse pas pour cela d’être souillé, parce qu’il n’a point le pied fourché. C’est là l’image du Chrétien de paroles. Il aspire après la connaissance, et il rumine la Parole ; mais il ne s’écarte point de la voie des pécheurs ; il n’est pas séparé du monde et du péché.

Le Chrétien. — Je pense que vous avez rencontré le vrai sens évangélique de ce passage. Ces grands parleurs sont des cymbales qui retentissent, un airain qui résonne [1 Corinthiens chapitre 13 verset 1], des objets qui rendent un son, mais qui sont sans âme, c’est-à-dire sans la vraie foi et sans la grâce évangélique. C’est pourquoi de telles gens ne seront jamais introduits dans le royaume des cieux avec les enfants de la vie, quand même leur langage ressemblerait à celui des anges.

Le Fidèle. — Au commencement, je ne sentais aucune répugnance pour sa compagnie ; mais je sens maintenant qu’elle me serait extrêmement à charge. Comment pourrions-nous nous en défaire ?

Le Chrétien. — Si vous voulez suivre mon conseil, je vous dirai ce que je pense.

Le Fidèle. — Et quoi ?

Le Chrétien. — Rejoignez-le, et entrez avec lui dans une sérieuse conversation sur la force de la piété. Après qu’il sera engagé dans cette matière (ce qu’il fera sûrement très volontiers), demandez-lui s’il en a le cœur rempli, s’il sent tout ce qu’il dit, et s’il le réduit en pratique.

Chapitre 18: Suite. — Marques auxquelles on reconnaît l’œuvre de la grâce divine dans une âme.

Là-dessus le Fidèle rejoignit le Chrétien de paroles et lui dit : — Comment allez-vous maintenant ? Comment vous trouvez-vous ?

Le Chrétien de paroles. — Je ne vais pas mal ; mais je croyais que nous allions avoir plusieurs entretiens ensemble ?

Le Fidèle. — Si vous l’agréez, je le veux bien. Et puisque vous m’avez laissé le choix du sujet de notre entretien, examinons, je vous prie, cette question : Comment l’œuvre de la grâce se manifeste-t-elle dans le cœur de l’homme ?

Le Chrétien de paroles. — Je comprends que nos discours doivent rouler maintenant sur l’efficace de la grâce. C’est là un excellent sujet, et je consens volontiers à en faire la matière de notre conversation. Pour cet effet, je vais le traiter en peu de mots.

Premièrement, lorsque la grâce de Dieu se déploie dans le cœur, elle fait que l’homme déclame vivement contre le péché. En second lieu

Le Fidèle. — Arrêtez-vous là un peu, et examinons de plus près ce premier point. Il me semble que vous devriez dire que cette grâce se manifeste en ce qu’elle dispose l’âme à détester le péché.

Le Chrétien de paroles. — Eh bien ! quelle si grande différence mettez-vous entre déclamer contre le péché ou détester le péché ?

Le Fidèle. — Oh ! très grande ! On peut se récrier beaucoup contre le péché par une certaine coutume, sans pourtant le détester encore réellement. Détester le péché, c’est avoir contre lui une antipathie, une haine et une horreur extrêmes. J’ai vu plusieurs individus crier et déclamer contre le péché tout comme s’ils avaient été en chaire, quoiqu’ils ne se fissent aucune peine de le souffrir dans leur cœur et dans leur maison. La maîtresse de Joseph se récria hautement contre le péché de l’impureté, comme si elle eût été la femme du monde la plus sainte ; et cependant elle ne cherchait qu’à satisfaire avec lui son amour impudique. Plus d’une mère crie contre son enfant que cependant elle allaite, et elle le nomme souvent un méchant enfant, un enfant pervers, pendant qu’elle le presse contre son sein et qu’elle le baise.

Le Chrétien de paroles. — Je remarque que vous avez quelque dessein de m’embarrasser.

Le Fidèle. — Nullement ; je veux seulement expliquer la question et la mettre dans son véritable jour. Mais quel était votre second caractère qui démontre l’œuvre de la grâce ?

Le Chrétien de paroles. — C’est une grande connaissance du mystère de l’évangile.

Le Fidèle. — Ce caractère me paraît devoir être le premier ; mais, soit qu’il précède ou qu’il suive, c’est là une marque fort équivoque ; car une personne peut avoir de la connaissance, et même une connaissance fort étendue de l’évangile, et avec cela n’avoir point l’œuvre de la grâce dans son cœur. Quand un homme aurait toute la science (1 Corinthiens chapitre 13 verset 2), il ne serait qu’un esclave du démon, sans l’amour. Lorsque Jésus Christ demanda à Ses disciples s’ils savaient toutes ces choses, et qu’ils eurent répondu oui, Il ajouta : Vous êtes bienheureux si vous les savez et si vous les faites (Jean chapitre 13 verset 17). Il n’attache point le salut à la connaissance ni au savoir, mais à l’œuvre ; car il existe une connaissance destituée de l’application ; et il y en a qui savent la volonté du Maître, mais qui ne la font pas. C’est pourquoi cette marque n’est pas suffisante. Les hommes vains s’applaudissent présomptueusement dans leur connaissance ; mais ce qui est agréable à Dieu, c’est l’obéissance : non que le cœur puisse être bon sans la connaissance (car une âme sans prudence n’est pas un bien) (Proverbes chapitre 19 verset 2), mais il y a une connaissance qui ne consiste que dans une simple spéculation, et une autre connaissance accompagnée de grâce, de foi, d’amour, et qui apprend à l’homme à faire la volonté de Dieu. Un véritable chrétien n’existe jamais sans celle-ci, et sa prière est : Donne-moi de l’intelligence et je garderai ta loi, je l’observerai de tout mon cœur (Psaume 119 verset 34).

Le Chrétien de paroles. — Je vois de plus en plus que vous cherchez à me surprendre ; cela n’est pas bien.

Le Fidèle. — Proposez donc, s’il vous plaît, une autre marque de la manifestation de la grâce dans le cœur de l’homme.

Le Chrétien de paroles. — Non, car je vois bien que nous ne serons pas mieux d’accord que ci-devant.

Le Fidèle. — Si vous ne voulez pas le faire, voulez-vous permettre que je le fasse ?

Le Chrétien de paroles. — Cela dépend de vous.

Le Fidèle. — L’œuvre de la grâce se manifeste à celui qui l’a et aux autres qui le fréquentent. À celui qui l’a, elle se manifeste de cette manière : elle le convainc de péché, en particulier de la corruption de sa nature (Jean chapitre 16 verset 8 ; Romains chapitre 7 verset 24) et du péché de l’incrédulité, ce qui lui fait sentir, avec certitude, qu’il sera damné s’il ne reçoit la grâce en Jésus Christ (Marc chapitre 16 verset 16). Cette vue réveille en lui une tristesse et une honte salutaires à cause du péché. Il trouve ensuite le Sauveur du monde qui se manifeste à lui, et il voit la nécessité absolue d’être uni à ce Sauveur, et de recevoir la vie de Lui. Cela, enfin, produit un désir violent d’en être participant, et excite dans son âme cette faim et cette soif de la justice (Matthieu chapitre 5 verset 6), à laquelle sont attachées les promesses. Or, à proportion que cette foi est forte ou faible, le chrétien sent augmenter et fortifier sa joie, sa paix, son amour pour la sainteté, et son désir de croître dans la connaissance de Jésus Christ.

Mais, quoique j’aie dit que c’est de cette manière que l’œuvre de la grâce peut nous être manifestée à nous-mêmes, l’homme se trouve cependant rarement en état de conclure, lorsqu’il sent quelque chose de pareil dans son cœur, que ce soit là encore la véritable œuvre de la grâce, parce que sa corruption naturelle et les illusions de son esprit peuvent facilement le jeter dans l’erreur à cet égard. C’est pourquoi il ne suffit pas d’avoir ces caractères en soi-même ; il faut, de plus, avoir beaucoup de discernement pour en conclure que c’est l’œuvre de la grâce, et pour s’affermir dans cette assurance.

J’ai dit aussi que l’existence de la grâce dans le cœur d’un homme se manifestait aux autres, et cela : 1° par une confession sincère de sa foi en Jésus Christ(Romains chapitre 10 verset 10) ; 2° par une vie sainte sur la terre, par la sainteté du cœur, par celle de notre conduite dans l’intérieur de nos maisons, et de notre conversation dans le monde. Un fidèle déteste généralement le péché au fond de son cœur, et même il se hait soi-même à cause du péché ; il travaille à former les siens à la sainteté et à avancer la piété dans le monde. C’est de cette manière qu’un enfant de Dieu fait connaître aux autres la grâce qu’il a reçue d’en haut, et non uniquement par un vain babil, comme font les chrétiens de paroles et les hypocrites. Si vous avez quelque chose à objecter contre cela, dites-le ; sinon, permettez que je passe à une seconde question.

Le Chrétien de paroles. — Non, je ne veux rien dire présentement contre ce que vous venez d’avancer ; ainsi vous pouvez librement proposer votre question.

Le Fidèle. — Ma question est celle-ci : Sentez-vous dans votre cœur cet amour ardent pour la sainteté, qui caractérise tout vrai converti ? Votre piété paraît-elle dans toute votre conduite ? La mettez-vous en pratique ? ou vous contentez-vous d’en parler ? Si vous avez dessein de me répondre, je vous prie de mettre la main sur la conscience, et de juger de votre état, non selon votre imagination trompeuse, ou sur les illusions de votre cœur, mais selon le jugement qu’en fera un jour le Dieu du ciel. Car ce n’est pas celui qui se loue lui-même, dit un apôtre, mais celui que Dieu approuve, qui sera justifié [2 Corinthiens chapitre 10 verset 18]. Et c’est une grande impiété que de dire : « Je suis ceci ou cela », lorsque nos actions ou ceux qui nous connaissent peuvent nous démentir.

Le Chrétien de paroles, entendant ce discours, en fut d’abord couvert de confusion ; mais après s’être un peu rassuré, il répondit : — Vous en venez maintenant au sentiment, et vous en appelez à la conscience et à Dieu ; je ne m’attendais pas à cette espèce d’entretien, et je n’ai pas dessein de répondre à de pareilles questions, ne croyant pas d’y être obligé en aucune manière, à moins que vous ne vouliez vous ériger à mon égard en catéchiste ; et même, dans ce cas, je ne vous reconnais pas pour mon juge. Mais, je vous prie, pourquoi me faites-vous de pareilles questions ?

Le Fidèle. — Parce que j’ai cru remarquer et que j’ai ouï dire que votre piété ne consistait qu’en paroles, et que votre vie et vos actions ne répondaient pas à vos discours. On dit que vous êtes une tache parmi les chrétiens, et que la piété est décriée à cause de vous ; que votre conduite en a déjà détourné plusieurs du bon chemin, et qu’un grand nombre sont encore exposés à périr par votre exemple. Vous alliez, dit-on, la piété avec l’avarice, l’impureté, les jurements, le mensonge, l’ivrognerie et la fréquentation des mauvaises compagnies.

Le Chrétien de paroles ne pouvant plus soutenir ces reproches : — Vous êtes, dit-il, bien crédule et bien prompt à juger d’autrui. En vérité, je ne puis porter sur vous d’autre jugement, sinon que vous êtes un esprit mélancolique et opiniâtre avec qui on ne saurait raisonner ; c’est pourquoi portez-vous bien, adieu !

Alors le Chrétien, s’approchant de son compagnon, lui tint ce langage : — Je vous ai bien dit que cela arriverait ; vos discours n’étaient pas ce qu’il cherchait. Il a mieux aimé quitter votre compagnie que son mauvais train. Le voilà maintenant qui se retire ; laissons-le courir ; il nous a épargné la peine de nous séparer de lui ; car s’il demeure tel qu’il est, c’est un de ces hommes dont les apôtres nous recommandent de nous séparer (2 Corinthiens chapitre 6 verset 17). Il ne peut attribuer sa perte qu’à lui-même.

— Je suis ravi, dit le Fidèle, que nous ayons eu ce petit entretien avec lui ; peut-être y pensera-t-il encore une fois. Mais, dans tous les cas, je lui ai parlé clairement, et s’il périt, je serai net de son sang.

Le Chrétien. — Vous avez fort bien fait de lui parler ainsi. Il est rare aujourd’hui qu’on use de cette sincérité les uns envers les autres ; cela vient de ce que la piété est aujourd’hui si odieuse aux hommes. Ces chrétiens de paroles, dont la piété trompeuse ne consiste que dans les discours, qui sont si vicieux et si corrompus dans leurs actions, qui s’insinuent néanmoins souvent dans la compagnie de véritables gens de bien, sont ceux qui causent le plus de troubles dans le monde, qui souillent si fort le christianisme, et qui affligent si sensiblement les vrais enfants de Dieu. Je souhaiterais que chacun usât, envers de telles gens, de la même fidélité dont vous avez usé envers celui-ci. Il arriverait, ou qu’ils s’adonneraient plus sérieusement à la piété, ou que la compagnie des fidèles leur deviendrait tellement à charge, qu’ils ne la pourraient plus supporter.

Sur cela, et pour terminer cette matière, ils se mirent à chanter ce qui suit :

Un faux chrétien, qui dans l’école
Du Saint Esprit ne fut jamais instruit,
Se vante et fait beaucoup de bruit ;
De son savoir de lettre il se fait une idole.
Mais en vain à sa langue il donne un libre cours ;
Il n’est qu’une peste publique
Qui détruit plus par sa pratique
Qu’il ne bâtit par ses discours.

En vain il couvre sa malice
De son savoir sans force et sans vertu :
Il s’enfuit honteux et battu
Dès qu’il voit un rayon du soleil de justice.
S’il est couvert de honte et de confusion
Devant un homme, poudre et cendre,
Quel désespoir doit-il attendre
Devant le juge de Sion !

Chapitre 19: L’âme qui doit bientôt soutenir de terribles combats contre le monde est fortifiée à l’avance par les leçons de l’évangile.

Après avoir chanté leur cantique, nos pèlerins continuèrent leur voyage en s’entretenant toujours des choses qui leur étaient arrivées dans la route ; ce qui leur était un grand soulagement à cette époque de leur voyage, qui aurait pu leur être fort ennuyeux sans cela ; car ils avaient alors un désert à passer (note : Le chrétien trouve aussi des déserts dans la vie, des moments de sécheresse, d’abandon, de découragement, de délaissement, ou aussi de rudes épreuves.).

Le Chrétien et le Fidèle avaient presque achevé de passer ce désert, lorsqu’ils aperçurent derrière eux quelqu’un qui les suivait de fort près.

— Ah ! dit le Chrétien, qui le reconnut d’abord, c’est l’Évangéliste, mon bon ami !

— Et le mien aussi, dit le Fidèle, car c’est lui qui m’a mis dans le chemin de la porte.

Cependant l’Évangéliste se trouva tout près d’eux et les salua en disant : — Paix vous soit, et à tous ceux qui sont avec vous !

Le Chrétien. — Bienvenue, bienvenue, mon cher Évangéliste ! Votre présence réveille en moi le souvenir de notre ancienne amitié, et des soins infatigables que vous avez pris pour mon salut éternel.

— Bienvenue mille et mille fois ! dit le Fidèle : que votre compagnie est agréable à de pauvres pèlerins comme nous !

— Et comment vous êtes-vous portés, dit l’Évangéliste, depuis notre séparation ? Quelles rencontres avez-vous eues ? Et comment vous y êtes-vous conduits ?

Le Chrétien et le Fidèle lui ayant raconté tout ce qui leur était arrivé, et avec combien de peines et d’incommodités ils étaient parvenus jusque-là, l’Évangéliste leur dit : — J’ai bien de la joie, non de ce que vous avez eu à essuyer tant de travaux, mais de ce que vous les avez surmontés, et que, malgré toutes vos faiblesses, vous avez persévéré constamment jusqu’à ce jour. Je vous assure que j’en ai une véritable joie, pour moi et pour vous. J’ai semé, vous avez moissonné, et le temps vient que l’un et l’autre, et celui qui sème et celui qui moissonne, auront ensemble de la joie ; en sorte que si vous persévérez jusqu’à la fin, vous moissonnerez en son temps, si vous ne devenez point lâches (Galates chapitre 6 verset 9). La couronne qui vous est proposée est une couronne incorruptible (1 Corinthiens chapitre 9 verset 24) ; c’est pourquoi courez tellement que vous remportiez le prix. Plusieurs font semblant de courir pour cette couronne ; mais quand ils ont couru un peu de temps, un autre vient qui emporte le prix. Tenez donc ferme ce que vous avez, afin que nul ne vous ôte votre couronne (Apocalypse chapitre 3 verset 11). Vous n’êtes pas encore à couvert des flèches de Satan. Vous n’avez pas encore résisté jusqu’au sang, en combattant contre le péché (Hébreux chapitre 12 verset 4). Que le royaume des cieux soit continuellement devant vos yeux, et croyez fermement les choses qui vous sont encore invisibles ; ne permettez pas qu’aucune des choses présentes occupe vos cœurs et vos esprits ; sur toutes choses veillez exactement sur votre propre cœur, car il est trompeur par-dessus tout [Jérémie chapitre 17 verset 9], et désespérément malin. Fortifiez-vous donc et vous affermissez, afin que vous soyez inébranlables : toutes les forces du ciel et de la terre sont pour vous.

Le Chrétien le remercia de son exhortation ; puis il lui dit qu’il souhaiterait bien qu’il voulût continuer de s’entretenir avec eux, et les aider à passer le reste du chemin, d’autant plus qu’ils savaient qu’il pourrait leur prédire ce qui devait encore leur arriver, et leur apprendre en même temps de quelle manière ils auraient à se conduire pour pouvoir tout surmonter. Le Fidèle lui ayant témoigné le même empressement, l’Évangéliste continua à leur parler en ces termes :

— Mes enfants ! la vérité de l’évangile vous a été proposée, savoir, que c’est par plusieurs tribulations qu’il vous faut entrer au royaume des cieux (Actes chapitre 14 verset 22), et que des liens et des tribulations vous attendent de ville en ville [Actes chapitre 20 verset 23]. C’est pourquoi vous ne devez pas vous imaginer que vous puissiez guère passer plus avant dans votre pèlerinage sans éprouver ces choses d’une manière ou d’une autre. Vous en avez déjà fait quelque expérience ; bientôt vous en ferez encore de nouvelles ; car vous arrivez maintenant, comme vous le voyez, au bout de cet affreux désert ; après quoi vous viendrez dans une ville que vous pourrez bientôt découvrir devant vous. C’est là que vous serez assiégés d’un grand nombre d’ennemis qui se déchaîneront contre vous avec fureur, et qui tâcheront même de vous faire mourir ; et soyez assurés que l’un de vous scellera de son sang le témoignage que vous portez. Mais soyez fidèles jusqu’à la mort, et le roi vous donnera la couronne de vie (Apocalypse chapitre 2 verset 10). Celui qui mourra dans cette occasion, quoique d’une mort violente et cruelle, sera néanmoins plus heureux que son compagnon, non seulement parce qu’il arrivera le premier à la cité céleste, mais aussi parce qu’il sera exempt de plusieurs misères que l’autre aura encore à essuyer dans le reste de son voyage. Cependant dès que vous serez arrivés dans cette ville, et que vous éprouverez l’accomplissement de ce que vous ai prédit, pensez à votre ami et soyez pleins de courage, en recommandant vos âmes au fidèle Créateur et faisant ce qui est bon (1 Pierre chapitre 4 verset 19).

Chapitre 20: L’enfant de Dieu au milieu du monde.

Alors je remarquai qu’en sortant du désert, ils découvrirent une ville nommée la Ville de la Vanité (note : Cette ville et la foire qui s’y tient représentent le monde avec toutes les vanités qu’il étale devant les hommes.), où se tient une foire qui dure toute l’année, et qu’on nomme aussi la Foire de la Vanité, parce que la ville où on la tient est de moindre valeur que la vanité même, et que tout ce qu’on y apporte et qu’on y vend n’est que vanité, selon la parole du sage : Tout est vanité (Ecclésiaste chapitre 1 verset 2). Cette foire n’est pas établie depuis peu ; elle est fort ancienne, et il ne sera pas hors de propos d’en dire quelques particularités.

Il y a quelque mille ans que des pèlerins voyageaient vers la cité céleste comme ces deux dignes personnages, le Chrétien et le Fidèle. Mais Béelzébub, Apollyon et Légion s’étant mêlés dans leur compagnie, et ayant remarqué qu’ils devaient passer par la ville de la Vanité, ils trouvèrent bon d’y établir une foire où toutes sortes de vanités seraient exposées en vente. On y trouve des maisons, des jardins, des héritages, des charges, des dignités, des titres, des seigneuries, des royaumes, des voluptés, et toutes sortes de divertissements ; des impuretés, des malices, des hommes, des femmes, des enfants, des maîtres, des serviteurs, du sang, des âmes ; de l’or, de l’argent, des pierreries, et je ne sais combien d’autres choses encore.

On peut encore voir, en tout temps, des tours de passe-passe, des tromperies, des spectacles, des danses, des réjouissances, des fous, des bouffons, des singes et autres choses de cette nature. On y trouve aussi des fripons, des voleurs, des meurtriers, des adultères, des parjures de toutes les couleurs, et tout cela sans qu’il en coûte rien.

Et comme dans les foires les moins renommées il y a divers quartiers qui portent chacun son propre nom, et dans lesquels sont exposées certaines marchandises particulières, cela a aussi lieu dans cette foire ; ici c’est la cour d’Angleterre, ici la cour de France, ici celle d’Italie, et ailleurs celle d’Espagne, d’Allemagne, etc. Dans chacune on peut trouver quelques vanités particulières. Or, le chemin de la cité céleste passe, comme je l’ai dit, par la ville où se tient cette foire ; et celui qui entreprendrait de voyager vers la patrie céleste sans passer par cette ville serait obligé de sortir du monde (1 Corinthiens chapitre 5 verset 10). Le Roi des rois Lui-même, lorsqu’Il était sur la terre et qu’Il voyageait pour retourner vers Son propre pays, fut obligé de passer par cette ville et de voir toutes ces vanités. Quelqu’un même, je pense que ce fut Béelzébub, le plus puissant marchand de la foire, Le sollicita d’acheter de ses vanités, Lui offrant de Le rendre maître de toutes les foires s’Il voulait seulement lui rendre hommage. En considération de Sa dignité, Béelzébub le mena de cour en cour, et Lui montra, en un moment, tous les royaumes du monde, pour obliger, s’il eût été possible, ce Sauveur béni à acheter quelqu’une de ses vanités (Luc chapitre 4 verset 5). Mais ces marchandises n’excitèrent pas chez Lui la moindre envie ; c’est pourquoi Il abandonna la ville et n’employa pas la valeur d’un denier à l’achat de quelque vanité que ce fût. — Vous voyez, par tout ceci, que cette foire est extrêmement ancienne et fort grande.

Il fallut donc nécessairement que nos pèlerins passassent à travers la foire. Mais à peine y eurent-ils mis le pied qu’ils se fit un grand tumulte dans la foire, et que toute la ville, d’un bout à l’autre, fut dans le trouble (note : De véritables chrétiens, vivant et parlant selon toute la force des principes de l’évangile, ne peuvent paraître nulle part sans exciter du bruit. Là où l’évangile, dit un fameux écrivain, est prêché dans toute sa force et sa pureté, il faut qu’il y ait de la rumeur (Dat murmur et rumorem).). On peut attribuer ces mouvements à plusieurs causes.

1° Ces pèlerins étaient vêtus d’habits fort différents de ceux des gens de la foire (note : Ces habillements marquent en général ce qui paraît de l’homme à l’extérieur : sa conduite, la compagnie qu’il fréquente, ses habitudes, ses goûts.). C’est pourquoi ils attirèrent les regards de tout le monde. « Ce sont », disaient quelques-uns, « des fous, des gens hors de sens » ; d’autres disaient : « Ce sont des étrangers » (note : C’est-à-dire des gens qui n’ont rien de commun avec nous, qui sont d’un autre pays. Et en cela ils avaient raison. Le chrétien est étranger et voyageur sur cette terre.).

2° Si l’on était étonné de la singularité de leurs habits, on n’était pas moins surpris de leur langage ; car il y en avait très peu qui l’entendissent, parce que le langage de ces voyageurs était celui de Canaan (note : Le langage religieux.), tandis que les autres parlaient le langage du monde : bref ces pèlerins étaient considérés comme des barbares par tous ceux de la foire.

3° Mais ce qui contribua le plus à exciter le trouble parmi les gens de la foire, ce fut le peu de cas que ces pèlerins faisaient de toutes ces vanités, car ils ne les estimaient pas même dignes de leurs regards. Et comme on leur criait d’acheter quelque chose, ils se mirent les doigts dans les oreilles et s’écrièrent : Détourne mes yeux qu’ils ne regardent à la vanité [Psaume 119 verset 37] ; et aussi : Si donc vous êtes ressuscités avec Christ, regardez aux choses qui sont en haut et non à celles qui sont sur cette terre (Colossiens chapitre 3 verset 1). En même temps ils levèrent les yeux en haut, par où ils faisaient connaître que leur conversation était celle des citoyens des cieux.

Il y eut un homme de la foire, entre autres, qui, les ayant observés, se tourna de leur côté et leur dit d’un ton moqueur : — Que voulez-vous acheter, vous autres ! — Mais eux, le regardant d’un air fort sérieux et avec beaucoup d’assurance, lui répondirent : — Nous achetons la vérité (Proverbes chapitre 23 verset 23) ; ce qui donna occasion de les mépriser de nouveau.

Quelques-uns se moquaient d’eux, d’autres les injuriaient, et d’autres n’en parlaient qu’avec beaucoup de dédain. Il y en eut qui en vinrent jusqu’à inciter les autres à les maltraiter ; enfin, il s’éleva un tel tumulte dans la foire, que tout y était dans le désordre et dans la confusion. On le rapporta aussitôt au grand maître de la foire (note : Le prince de ce monde, le malin esprit.), qui prit d’abord feu et dépêcha quelques-uns de ses confidents, avec ordre d’examiner ces deux hommes et de reconnaître la source d’un si grand désordre. Là-dessus, ils furent emmenés par leurs examinateurs, qui leur demandèrent d’où ils venaient, où ils allaient, et ce qu’ils étaient venus faire là dans un équipage si extraordinaire. Ils répondirent qu’ils étaient des pèlerins étrangers, qu’ils allaient à leur patrie, la Jérusalem céleste, et qu’ils n’avaient donné sujet ni aux bourgeois de la ville ni à aucun des marchands d’en agir si mal à leur égard, et de les arrêter dans leur voyage, à moins qu’on ne voulût s’en prendre à eux de ce que quelqu’un leur ayant demandé ce qu’ils voulaient acheter, ils avaient répondu : Nous achetons la vérité. Mais leurs examinateurs ne purent s’imaginer autre chose, sinon que c’étaient des fous, ou qu’ils étaient venus là exprès pour causer du désordre. C’est pourquoi on les fit garrotter et mener en spectacle par toute la foire, où ils furent exposés pendant quelque temps, pour être livrés, devant tout le monde, à l’opprobre et à toutes sortes de malices et de violences. Enfin, ils y furent couverts de boue ; et le grand maître de la foire, qui y était aussi présent, ne faisait qu’en rire. Quant à eux, ils supportèrent tout avec patience, ne rendant point le mal pour le mal, ni outrages pour outrages, mais au contraire, bénissant (1 Pierre chapitre 3 verset 9). Ils rendaient de bonnes paroles pour des injures, et témoignaient de l’amitié à ceux qui leur faisaient tort.

Quelques-uns de ceux qui étaient à la foire, et qui étaient moins prévenus que les autres (note : Quelques hommes plus justes et plus réfléchis ; il y en a toujours de tels, même parmi les hommes non convertis.), considérant la chose de plus près, commencèrent à s’opposer aux plus animés, et à les reprendre. Mais ceux-ci, ne pouvant supporter leurs remontrances, entrèrent aussi en fureur contre eux, et les saisirent, en leur disant qu’ils étaient aussi méchants que les deux pèlerins qui étaient aux fers ; qu’ils avaient bien la mine d’être de leurs amis et de leurs partisans (Jean chapitre 7 versets 46, 47 et 52, et chapitre 9 verset 28), et qu’ils auraient sans doute le même sort. Les autres répondirent que, quant à eux, ils ne pouvaient reconnaître ces deux hommes que pour des hommes vertueux, fort paisibles, qui n’avaient fait de mal à personne, et qu’il y en avait dans cette foire un grand nombre qui avaient mieux mérité d’être mis aux fers et même au carcan que ceux qu’on traitait si inhumainement.

Après beaucoup de paroles de part et d’autres, les deux voyageurs demeurant toujours dans la modération et dans la sagesse, on en vint finalement aux coups.

Alors les deux pauvres voyageurs furent ramenés devant leurs inquisiteurs, et accusés d’avoir causé cette dernière émeute. Et après qu’ils eurent été battus impitoyablement et remis aux fers, on leur fit traîner leurs chaînes tout le long de la ville pour imprimer de la crainte à tous, et pour empêcher que personne n’eût la hardiesse d’intercéder pour eux ou de se ranger de leur parti. Cependant le Chrétien et le Fidèle se conduisirent avec tant de sagesse, et recevaient tous ces mauvais traitements avec tant de débonnaireté et de patience, que plusieurs, quoique en petit nombre en comparaison de la multitude des gens de la foire, en conçurent de l’estime pour eux et se joignirent à eux, ce qui augmenta la fureur de leurs ennemis, de sorte qu’ils résolurent de les faire mourir. C’est ce qui fut rapporté à nos deux voyageurs.

Chapitre 21: Suite. — Le monde condamne les disciples de Jésus.

Alors ils se souvinrent de ce qu’ils avaient ouï dire à leur fidèle ami l’Évangéliste, ce qui les affermit davantage dans leur voie et dans les souffrances qui leur survenaient, parce qu’ils considéraient qu’elles leur avaient été prédites. Ils se consolaient mutuellement par l’assurance que celui sur qui tomberait le sort en serait d’autant plus heureux, et chacun en secret souhaitait ce bonheur. Toutefois, ils se remettaient à la sage disposition de Celui qui conduit toutes choses, toujours tranquilles et contents de demeurer dans l’état où ils étaient jusqu’à ce qu’il Lui plût d’y apporter du changement. Peu de temps après, ils furent ramenés devant le tribunal pour y recevoir leur jugement. Leurs ennemis et leurs accusateurs comparurent avec eux en présence du juge qui se nommait l’Ennemi de la vertu. Les dépositions revenaient au fond à une même chose et ne différaient que dans quelques circonstances ; les principaux chefs d’accusation étaient : qu’ils étaient des ennemis de l’état ; que par là ils avaient déjà causé des séditions et des émeutes dans la ville ; qu’il s’y était même déjà formé un parti, ayant séduit et entraîné quelques individus dans leurs dangereuses opinions.

Sur cela, le Fidèle répondit qu’ils ne s’étaient opposés à rien qu’à ce qui était contraire à la volonté du Roi des rois. — Quant à l’émeute dont vous nous accusez, ajouta-t-il, ce n’est point moi qui l’ai excitée, car je suis un homme de paix. Ceux qui ont parlé en notre faveur y ont été poussés par l’évidence de la vérité et de notre innocence ; c’est par là qu’ils se sont détournés d’un mauvais chemin pour entrer dans celui qui conduit à la vie. Pour ce qui est du prince dont vous parlez, c’est Béelzébub, l’ennemi de notre Seigneur ; c’est le prince de ce monde que je déteste avec tous ses anges.

Alors on publia que tous ceux qui auraient quelque chose à avancer contre les deux prévenus eussent à se présenter et à produire leurs preuves contre eux ; sur quoi il se présenta trois témoins, savoir : l’Envie, la Superstition et le Flatteur. On leur demanda s’ils connaissaient les prisonniers qui étaient devant le siège de la justice et ce qu’ils avaient à dire contre eux et en faveur de leur propre maître.

L’Envie, qui eut ordre de parler avant les autres (note : En effet, c’est l’envie qui est une des premières causes de la haine que le monde porte aux enfants de Dieu.), fit ainsi sa déposition : — Monseigneur, il y a longtemps que je connais cet homme ; ainsi, je puis rendre témoignage sur son compte ; et, afin que ce témoignage ne soit pas suspect, je parlerai volontiers en présence de cette honorable compagnie, me souvenant de mon serment.

Après avoir prêté serment, il continua de cette manière : — Cet homme, quoiqu’il porte un si beau nom, est l’un des plus méchants de notre pays. Il ne se soucie ni du prince ni du peuple, ni de la loi ni de la coutume (note : Le prince de ce monde, c’est le diable ; le peuple de ce monde, ce sont les incrédules ; la loi et la coutume de ce monde, c’est le péché.) ; mais il fait ce qu’il peut pour imprimer dans l’esprit de chacun des opinions erronées, qu’il nomme les règles fondamentales de la foi et de la sainteté. En particulier, je lui ai ouï dire une fois que la sainteté et les coutumes de notre ville de la Vanité sont des choses diamétralement opposées qu’il est impossible de concilier. Ainsi, il condamne, non seulement notre louable commerce, mais aussi nous tous qui l’exerçons.

Le juge lui demanda s’il avait encore quelque chose à dire. — Oui, monseigneur, répondit-il, j’aurais encore beaucoup d’autres choses à dire, mais je ne veux pas importuner la cour. Toutefois, après que ces honnêtes gens auront déposé, je suis encore prêt à étendre davantage mes accusations contre ces malheureux, plutôt que de souffrir qu’il manque quelque chose à leur procès.

Ensuite on appela la Superstition, à qui le juge commanda de faire sa déposition, et qui, en conséquence de cet ordre, ayant prêté le serment selon les lois, commença ainsi :

— Monseigneur, je ne connais guère cet homme et je n’ai jamais souhaité d’avoir commerce avec lui (note : La superstition n’a presque rien de commun avec la religion. On peut être superstitieux sans être pieux.). Je sais cependant, par un entretien que j’ai eu récemment avec lui, que cet homme est une peste publique, car il m’a soutenu que ce n’était point notre culte qui pouvait nous rendre Dieu propice, ni en général aucune de nos pratiques extérieures. Or, si cela est ainsi, nous sommes encore dans nos péchés ; c’est en vain que nous servons Dieu, tout cela ne nous empêchera pas de périr : ce qui renverse notre religion de fond en comble. Voilà ce que j’ai à dire contre lui.

Alors on appela le Flatteur, et, après qu’il eut prêté serment, il eut ordre de dire ce qu’il savait, en faveur de son seigneur, contre les accusés.

— Monseigneur, dit-il, et vous tous, nobles assistants, il y a longtemps que je connais ce malheureux et que je l’ai ouï proférer beaucoup de discours indignes et malséants, car il a méprisé notre grand prince Béelzébul, et il a parlé en des termes fort offensants de ses meilleurs amis : le Vieil Homme, le Divertissement charnel, l’Impudicité et l’Avarice, en un mot de ceux que nous respectons le plus. Qui plus est, il a dit que si on voulait l’en croire et si tous nos habitants étaient de son sentiment, aucun desdits personnages ne ferait un long séjour dans la ville. Il ne vous a pas même épargné, vous, Monseigneur, qui êtes maintenant son juge, et il a porté le mépris et l’insolence jusqu’au dernier degré, vous nommant un scélérat et un impie et vous chargeant d’autres noms exécrables. En un mot, il a fait tout ce qu’il a pu pour rendre odieuse la plus grande partie de notre noblesse.

Le Flatteur n’eut pas plus tôt fini son discours que le juge s’adressa aux prisonniers et leur dit : — Vagabonds, traîtres, hérétiques, avez-vous bien ouï ce que ces personnes respectables viennent de déposer contre vous ? Et pouvez-vous alléguer quelque chose pour votre défense ?

— S’il m’est permis, dit le Fidèle, de me défendre, en peu de mots…

— À bas ! à bas ! s’écria le juge, vous n’êtes pas digne de vivre plus longtemps… Cependant, ajouta-t-il, afin que chacun voie la bonté et la droiture avec lesquelles nous voulons agir envers vous, écoutons ce que ce misérable scélérat aura encore à dire.

— Voici, dit le Fidèle, ce que j’ai à avancer pour ma défense. Premièrement, pour ce qui concerne la déposition de l’Envie, je n’ai jamais dit autre chose, sinon que toutes les coutumes, les lois, les ordonnances et tous les peuples qui s’opposent à la loi de Dieu sont directement contraires au vrai christianisme. Si en cela j’ai mal parlé, qu’on me montre mon erreur, et je suis prêt à me rétracter. Quant au témoignage de la Superstition, je n’ai autre chose à dire, sinon que le vrai service divin exige nécessairement une foi divine qui ne peut exister chez un homme sans une révélation expresse de la volonté de Dieu. C’est pourquoi tout ce qui se pratique dans le culte, qui ne s’accorde pas avec la révélation, ne peut, en aucune manière, être fondé sur une foi divine, mais simplement sur une foi vaine qui ne peut servir pour la vie éternelle. À la déposition du Flatteur, je réponds simplement (sans m’arrêter aux dures expressions par lesquelles il m’accuse d’user de mépris et de blasphèmes) que le chef de cette ville, avec tous ses sujets et tous ses adhérents, tout autant qu’il en a nommés, sont plus dignes du séjour de l’enfer que de celui de cette ville ou de ce pays. Et sur cela, j’implore la grâce de mon Dieu !

À ces mots, le juge prit la parole et dit aux jurés qui avaient assisté à toute cette procédure : — Nobles assesseurs de la justice, vous voyez devant vous cet homme qui a causé un si grand tumulte dans la ville ; vous avez aussi entendu ce que des personnes respectables ont déposé contre lui et ce que lui-même a répondu. Il dépend maintenant de vous, ou de le condamner à mort, ou de lui conserver la vie. Cependant, pour éviter toute précipitation dans ce jugement, il me semble qu’il est à propos de vous remettre nos lois devant les yeux.

Au temps de Pharaon, ce grand serviteur de notre prince, on publia un édit au sujet du trop grand accroissement de ceux qui pratiquaient un autre culte que celui du pays, pour empêcher qu’ils ne devinssent trop puissants. Il portait qu’on devait noyer tous leurs enfants mâles [Exode chapitre 1 verset 22].

Du temps du grand Nebucadnetsar, autre serviteur célèbre de notre prince, il fut arrêté que tous ceux qui ne se prosterneraient pas devant la statue d’or devaient être jetés dans une fournaise ardente [Daniel chapitre 3 verset 6].

De même aussi, du temps de Darius, on publia un édit qui portait : que si, pendant un certain temps, quelqu’un invoquait un autre dieu que le roi, il serait jeté dans la fosse aux lions [Daniel chapitre 6 verset 7].

Or, ce rebelle a violé l’essentiel du contenu de nos lois, non seulement par ses pensées, ce qu’il ne faudrait pas même souffrir, mais aussi par ses paroles et ses actions, qui sont absolument insoutenables ; le Fidèle mérite donc infiniment plus l’application de la loi que ne le faisaient ceux dont il s’agit dans les décrets précédents. En conséquence, je conclus pour la peine de mort.

Alors les jurés se levèrent ; leurs noms étaient : l’Aveugle, le Perfide, le Voluptueux, le Méchant, le Mort-vivant (note : Un homme qui est religieux à l’extérieur et selon le monde, mais non selon Dieu et dans la réalité.), l’Homme de cou raide, l’Orgueilleux, le Haineux, le Menteur, le Cruel, l’Ennemi de la lumière et l’Irréconciliable. Et après avoir prononcé leur jugement, chacun à part, contre le Fidèle, ils conclurent unanimement de le déclarer coupable en la présence du juge.

L’Aveugle, en qualité de président (note : C’est l’aveuglement qui préside aux jugements que le monde porte sur les enfants de Dieu. Mais les aveugles prétendent voir clairement, comme il est dit ici.), parla ainsi : Je vois clairement que cet homme est un hérétique. — Le Perfide dit : Qu’on ôte cet homme de dessus la terre ! — Oui, s’écria le Méchant, car je ne puis plus le voir. — Le Voluptueux s’écria qu’il n’avait jamais pu le souffrir. — Ni moi, répondit le Mort-vivant, car il a toujours condamné toutes mes actions. — Qu’on le pende ! s’écria l’Homme de cou raide. — C’est un homme plein d’orgueil, ajouta l’Orgueilleux. — Mon cœur s’aigrit quand je le vois, dit le Haineux. — Le Menteur se mit à crier : Qu’on se défasse de ce fripon ! — Le Cruel : Le gibet est un supplice trop doux pour lui. — Qu’on l’ôte d’ici ! ajouta l’Ennemi de la lumière ; c’est trop différer. — Et l’Irréconciliable : Quand on me donnerait le monde entier, je ne pourrais jamais me réconcilier avec lui.

Ainsi, ils le déclarèrent unanimement digne de mort et le condamnèrent sur-le-champ à être traîné jusqu’au lieu de supplice. Là on lui fit souffrir la mort la plus cruelle qu’on puisse imaginer ; car, après l’avoir battu et fouetté, les bourreaux déchirèrent sa chair avec des couteaux, l’accablèrent de pierres, et enfin l’attachèrent à un pilier et le réduisirent en cendres. Telle fut la fin du Fidèle. Mais j’observai qu’il y avait derrière la foule du peuple un char attelé de chevaux qui l’attendait ; ce char l’enleva aussitôt et l’emporta au ciel à travers les nues et au bruit des trompettes qui retentissaient de tous côtés.

On ramena cependant le Chrétien en prison, où il demeura quelque temps. Mais Celui qui est gouverneur de l’univers et qui tient en Ses mains les clés de la vie et de la mort disposa les choses de telle manière qu’il échappa, et qu’ainsi il continua son voyage en chantant en chemin ce couplet :

Un chrétien doit être fidèle,
Dans les tourments jusqu’à la mort,
À notre roi qui nous appelle
Par l’orage à chercher le port.
Souffre sans murmure
La croix la plus dure :
C’est le seul chemin
Qu’il fraye lui-même
Au bonheur suprême,
Au bonheur sans fin.

Chapitre 22: Hideuse peinture des hommes qui cherchent à allier le monde avec Dieu.

Cependant le Chrétien trouva bientôt un compagnon nommé l’Espérant, qui s’était joint à lui après avoir entendu les discours des deux amis, et avoir été le témoin de leurs souffrances. Aussi se lia-t-il d’une étroite amitié avec le Chrétien, et lui témoigna-t-il qu’il voulait désormais l’accompagner dans son voyage. Ainsi, des cendres de celui qui était mort pour le témoignage de la vérité il sortit un pèlerin qui accompagna le Chrétien jusqu’à la fin de son voyage. L’Espérant l’assura de plus qu’il y avait plusieurs autres personnes dans la foire qui n’attendaient qu’une occasion favorable pour les suivre.

À peine étaient-ils sortis de la foire qu’ils rencontrèrent un homme, nommé le Temporiseur, auquel ils demandèrent d’où il venait, et jusqu’où il prétendait aller par ce chemin.

— Je viens, répondit-il, sans dire son nom, de la ville de l’Éloquence (note : C’est parmi les gens qui savent présenter la religion avec les beaux discours de la sagesse humaine qu’on trouve le plus de ces temporiseurs.), et je m’en vais à la cité céleste.

— Eh ! dit le Chrétien, êtes-vous de la ville de l’Éloquence ? Y a-t-il aussi là quelques gens de bien (1 Jean chapitre 4 versets 5 et 4 ; 1 Corinthiens chapitre 1 versets 18 à 21 et chapitre 2 verset 4) ?

Le Temporiseur. — Oui, je crois qu’il y en a quelques-uns.

Le Chrétien. — Mon ami, quel est votre nom, s’il vous plaît ?

Le Temporiseur. — Vous ne me connaissez pas, et je ne vous connais pas non plus ; si vous agréez que nous fassions chemin ensemble, j’en serai très content ; sinon j’en prendrai mon parti.

Le Chrétien. — J’ai souvent ouï parler de la ville de l’Éloquence ; et si je ne me trompe, j’ai ouï dire que c’était un lieu où l’on jouit de beaucoup de prospérité.

Le Temporiseur. — Oui, je vous l’assure ; j’y ai plusieurs riches amis.

Le Chrétien. — Dites-moi, je vous prie, quels sont les amis que vous y avez, si je ne suis pas trop hardi de vous le demander.

Le Temporiseur. — Presque toute la ville ; particulièrement le Facile, l’Esclave des circonstances, le Bien-Disant (dont les ancêtres ont donné le nom à la ville), le Légal (note : Celui qui tient aux observances extérieures de la loi et à des actes de vertu humaine.), celui qui va par deux chemins, l’Ami de chacun, et le docteur de notre quartier, M. de Langue-Double, qui est mon proche parent. Et, à dire vrai, quoique je sois un homme qualifié, mon père était cependant un batelier qui regardait toujours d’un autre côté que son but lorsqu’il était à la rame, et j’ai gagné la plus grande partie de ce que je possède à ce métier.

Le Chrétien. — Êtes-vous marié ?

Le Temporiseur. — Oui, vraiment ; j’ai une femme très vertueuse, qui est fille de madame Dissimulation, femme d’un très grand mérite et d’une haute naissance. Elle sait s’entretenir avec toute sorte de personnes, avec les grands et les gens du peuple, avec les hommes pieux et les impies. Il est vrai qu’à l’égard de la religion il y a une différence entre nous et ceux qui vont par le chemin le plus court ; mais ce n’est qu’en deux points de peu d’importance.

Le premier est que nous ne voulons jamais aller contre le vent ni contre le courant de l’eau.

Le second, que nous sommes toujours les plus zélés lorsque la religion est en estime et que la piété est applaudie.

Ici le Chrétien se tira à un peu à l’écart avec son compagnon l’Espérant, et lui dit :

— Il me vient maintenant dans la pensée que cet homme pourrait bien être le Temporiseur, de la ville de l’Éloquence ; si cela est, nous avons dans notre compagnie l’un des plus grands coquins qu’il y ait dans ces contrées.

L’Espérant lui dit : — Demandez-lui encore une fois son nom ; peut-être n’en aura-t-il pas honte.

Là-dessus le Chrétien se rapprocha du Temporiseur et lui dit : — Vous parlez comme si vous étiez l’homme le plus sage du monde ; et, si je ne me trompe, il me semble que je vous connais. Ne vous appelez-vous pas le Temporiseur de la ville de l’Éloquence ?

Le Temporiseur. — Nullement ; ce n’est point là mon nom, mais c’est un sobriquet que m’ont donné certaines gens qui ne peuvent me souffrir. Il faut cependant que je m’en console en le souffrant comme un opprobre, à l’exemple de plusieurs gens de bien qui ont vécu avant moi.

Le Chrétien. — Mais n’avez-vous jamais donné à ces personnes l’occasion de vous imposer ce sobriquet ?

Le Temporiseur. — Jamais de ma vie. Le plus grand mal que j’aie jamais fait, et d’où l’on pourrait avoir pris occasion de me donner ce nom, c’est que j’ai toujours eu le bonheur de régler mes sentiments et ma conduite selon le cours du monde, de quelque manière que les choses allassent ; et par le moyen de cette souplesse, j’ai bien avancé mes affaires, et je me suis tiré des plus fâcheuses rencontres. Mais, pour cela, ces malheureux n’ont aucune raison de me mépriser.

Le Chrétien. — J’ai tout de suite pensé que vous étiez celui-là même de qui j’ai beaucoup entendu parler ; et s’il m’est permis de dire ce que je pense, je trouve que votre nom vous convient mieux que vous ne voulez l’avouer.

Le Temporiseur. — Si vous êtes dans cette imagination, je ne saurais vous en empêcher. Mais vous trouverez que je suis un camarade agréable si vous voulez me recevoir en votre compagnie.

Le Chrétien. — Si vous voulez venir avec nous, il faut que vous marchiez contre vent et marée ; et, si je ne me trompe, ce n’est pas là votre inclination. Cependant nous devons nous tenir attachés à la religion, aussi bien lorsqu’elle marche avec des habits déchirés que lorsqu’elle est dans de riches vêtements, lorsqu’elle est dans les fers comme lorsqu’elle est élevée sur le trône.

Le Temporiseur. — Vous ne devez pas opprimer ma conscience. Laissez-moi ma liberté, et souffrez que je marche avec vous à ma manière.

Le Chrétien. — Pas même un pas de plus, à moins que vous ne vouliez faire ce que je viens de vous proposer.

— Je ne quitte pas mes maximes, répliqua le Temporiseur, puisqu’elles sont commodes et avantageuses. Si je ne puis avoir votre compagnie, je ferai ce que j’ai fait jusqu’ici : je marcherai doucement tout seul, jusqu’à ce que je trouve quelque autre compagnie qui s’accommode de moi.

Chapitre 23: Suite. — Faux raisonnement du monde au sujet des concessions qu’on peut faire aux hommes ; abomination de ces calculs.

Ici je vis que le Chrétien et l’Espérant le laissèrent et commencèrent à aller en avant, assez loin de lui. Toutefois, comme l’un d’eux se retourna, il aperçut trois hommes qui suivaient le Temporiseur. Lorsqu’ils furent assez près de lui, il se baissa avec beaucoup de respect pour les saluer, et eux aussi le complimentèrent à leur tour. Les noms de ces personnes étaient l’Ami du monde, l’Ami de l’argent et le Rapace, tous trois forts connus du Temporiseur, parce qu’ils avaient été camarades d’école dès leur jeunesse, sous un maître nommé l’Avide, au pays de l’Avarice. Ce maître d’école leur avait enseigné l’art de s’approprier une infinité de choses, ou par force, ou par flatterie, ou par ruse, ou par mensonge, ou même enfin sous l’apparence de la piété. Et ces quatre camarades d’école avaient si bien profité dans cet art par les soins de leur maître, que chacun d’eux était capable de l’enseigner aussi bien que lui.

Après donc qu’ils se furent salués réciproquement, l’Ami de l’argent dit aux autres :

— Qui sont ces hommes qui marchent là devant nous (car le Chrétien et l’Espérant n’étaient pas si loin qu’on ne pût les voir) ?

Le Temporiseur. — Ce sont deux hommes d’un même pays qui marchent à leur manière.

L’ami de l’argent. — Ah ! pourquoi ne nous attendent-ils pas, afin que nous puissions aussi jouir de leur bonne compagnie ? Car je pense qu’eux et nous, et vous aussi, monsieur, nous avons le même but.

Le Temporiseur. — Il est vrai ; mais ces hommes qui marchent devant nous sont si rigides, si attachés à leurs sentiments et ils ont tant de mépris pour ceux des autres, que, quelque piété qu’ait un homme, s’il ne se conforme pas en tout à leurs principes, ils rompent d’abord toute communication avec lui.

Le Rapace. — Cela ne vaut rien. Ce sont de ces sortes de gens qui veulent être trop justes. Leur humeur sévère fait qu’ils jugent et qu’ils condamnent tout ce qu’ils ne font pas eux-mêmes. Mais, je vous prie, en quoi et en combien d’articles différiez-vous ?

Le Temporiseur. — Ils veulent, selon leur opiniâtreté, qu’il soit de notre devoir de poursuivre notre voyage en toute saison et quelque temps qu’il fasse ; et moi j’attends toujours le temps propre et le vent favorable. Ils risquent pour Dieu tout ce qu’ils ont à la fois ; moi, j’use de circonspection, et je mets tant que je puis mes biens et ma vie en sûreté (note : Celui qui veut sauver sa vie la perdra, mais celui qui la perdra pour l’amour de moi la sauvera (Matthieu chapitre 10 verset 39).). Ils sont inébranlables dans leurs sentiments, lors même que tout le monde serait contre eux ; quant à moi, je me ménage dans les affaires de religion, selon que le temps et mon avantage le requièrent. Ils s’appliquent à la piété, lors même qu’elle est exposée à l’opprobre et au mépris ; moi, je ne m’y attache que lorsqu’elle est en honneur.

L’ami du monde. — Tenez-vous ferme à ces principes, mon cher ami Temporiseur ; car, pour moi, je tiens ceux-là pour des fous qui, ayant la liberté de conserver leurs biens et leur commodité, sont assez dépourvus de sens pour vouloir tout perdre. Soyons prudents comme des serpents : le meilleur est d’amasser pendant l’été, comme les abeilles qui demeurent tranquilles tout l’hiver et ne sont occupées que lorsqu’elles peuvent commodément se procurer des avantages. S’ils veulent être assez fous que de voyager par la pluie, laissons-les faire ; pour nous, attendons le beau temps. Lorsqu’on peut accorder la religion avec la conservation des biens que Dieu nous donne dans Sa bonté (note : L’auteur imite ici, avec le dernier degré de perfection, le langage hypocrite et blasphématoire de toutes ces sortes de temporiseurs. C’est en parlant de Dieu qu’ils insultent le plus Sa sainte loi évangélique.), c’est alors qu’elle m’accommode le mieux, et c’est ainsi qu’il faut prendre la chose ; car lorsque Dieu nous a départi des biens de cette vie, Il veut aussi que nous les conservions pour l’amour de Lui. Job dit que les gens de bien donnent de l’or pour de la terre (ou qu’ils amassent l’or comme la poussière). Il ne faut donc pas être comme ces gens qui sont là devant nous, s’ils sont tels que vous les dépeignez.

Le Rapace. — Je pense que nous sommes tous du même sentiment à ce sujet, et il est inutile d’en parler davantage.

L’Ami de l’argent. — Vous avez raison ; car celui qui ne veut suivre à cet égard ni l’Écriture ni la droite raison (qui, comme vous voyez, sont pour nous), ne mérite seulement pas d’être écouté.

Le Temporiseur. — Mes frères, nous voici tous réunis ; permettez-moi, pour notre édification mutuelle, de proposer cette question :

Lorsqu’un homme, soit pasteur ou autre, trouve quelque occasion de faire un profit quelconque, en sorte cependant qu’il ne peut l’obtenir que par une belle apparence de piété, ou en faisant paraître plus de zèle qu’à son ordinaire pour quelque partie du service divin, je demande si un tel homme ne peut pas employer ces moyens pour parvenir à son but, et être avec cela un homme de bien ?

L’Ami de l’argent. — Je comprends cette question à fond, et je veux, avec votre permission, tâcher d’y répondre exactement. Et premièrement, je la considérerai par rapport à un pasteur.

Supposez un pasteur vénérable qui a peu de revenu, à qui il se présente une place ou un bénéfice plus avantageux, et qu’il ait moyen de l’obtenir, mais à condition d’étudier davantage, de prêcher plus fréquemment et peut-être même de renoncer à quelqu’un des principes de la foi, parce que l’état de son troupeau l’exige ainsi. — Je ne vois aucune raison qui puisse l’empêcher d’accepter la place qui se présente à lui, et je crois pas qu’en cela il fasse la moindre brèche à sa conscience ; car

1° S’il est naturel d’améliorer sa position (comme il l’est, sans contredit) dès lors, la chose est permise et le docteur peut accepter le nouvel emploi, sans consulter sa conscience.

2° Le désir qu’il a d’arriver à une meilleure position l’oblige à prêcher, à étudier davantage et avec plus d’ardeur, et ainsi le rend plus homme de bien. Par là même il développe mieux ses talents, ce qui est agréable à Dieu.

Et 3° en changeant quelque chose à ses principes pour s’accommoder à son peuple, il fait voir trois choses : 1° qu’il sait renoncer à lui-même et à sa volonté propre ; 2° qu’il sait exercer son habileté pour en gagner quelques-uns, et se faire tout à tous [1 Corinthiens chapitre 9 verset 22], selon le précepte même d’un apôtre ; 3° enfin, qu’il est, par conséquent, des plus propres à exercer son emploi (note : Que d’ecclésiastiques qui auraient besoin de réfléchir sur toutes les turpitudes et les actes d’hypocrisie qui sont décrits ici d’une manière si frappante et si juste ! Et que de vérités n’y a-t-il pas dans tout ce discours, sur les calculs mondains d’un homme destiné à conduire des âmes à Dieu !). D’où je conclus qu’on ne doit point condamner un pasteur qui change un bénéfice plus chétif pour un plus avantageux, ni conclure de là qu’il soit avare, ou autre chose semblable : mais plutôt, en tant qu’il a occasion par là d’exercer ses dons et sa science, on doit le regarder comme un homme qui suit sa vocation, et qui se prévaut sagement de l’occasion que Dieu lui met en main.

Pour ce qui concerne un artisan, supposer que ce soit un homme qui a peu de bien dans ce monde, mais qui peut, en faisant paraître de la piété, rendre son état plus heureux : épouser, par exemple, une femme riche, ou attirer plus de chalands à sa boutique, je ne saurais voir aucune raison pour laquelle cela ne puisse se pratiquer légitimement ; car

1° C’est une vertu que d’être pieux, quel que soit le moyen qui y conduit un homme ;

2° Il n’est pas non plus défendu de s’enrichir, d’épouser par exemple, une femme riche, ou d’attirer à soi beaucoup de chalands ;

3° L’homme qui obtient ces choses par sa piété obtient un bien par un autre. Ainsi il y aura, dans le cas supposé, des richesses, de bons chalands, une femme riche, toutes choses excellentes par elles-mêmes, et acquises par la piété, qui est aussi excellente. Par conséquent, il est permis d’embrasser la piété dans la vue d’obtenir ces avantages.

Cette décision de l’Ami de l’argent, sur la question proposée par le Temporiseur, fut fort applaudie de tous ; c’est pourquoi ils conclurent qu’il fallait y adhérer. Et comme ils s’imaginaient que personne ne pourrait la réfuter, et qu’ils remarquèrent que le Chrétien et l’Espérant n’étaient pas si loin qu’on ne pût les atteindre, ils résolurent unanimement de les attaquer avec cette question, d’autant plus que ces deux voyageurs avaient repoussé rudement le Temporiseur. Pour cet effet, ils les rappelèrent, et eux, les ayant ouïs, s’arrêtèrent un moment pour les attendre. Cependant il fut résolu que ce ne serait pas le Temporiseur, mais l’Ami du monde, qui leur proposerait la question, se flattant que la réponse ne serait pas si dure que celle qui avait été faite au Temporiseur.

S’étant donc approchés, après les civilités d’usage, l’Ami du monde proposa la question au Chrétien et à son compagnon, les priant d’y répondre, s’ils le pouvaient.

— Certainement, dit le Chrétien. Le moindre enfant, en matière de religion, pourrait sans peine répondre à cette question et à dix mille pareilles ; car

1° On ne doit pas suivre Christ pour avoir du pain, comme il est dit Jean chapitre 6 verset 26. Combien plus donc est-ce une chose abominable de Le suivre pour s’avancer par là dans le monde !

2° Nous ne trouvons dans l’Écriture personne qui ait suivi vos principes, si ce n’est des païens, des hypocrites, un magicien et un diable.

Des païens : car c’est ainsi que Hamor et Sichem, ayant formé des desseins sur la fille de Jacob et sur son bétail, et voyant qu’il n’y avait pas d’autre moyen d’y réussir que d’embrasser, du moins à l’extérieur, la religion des Hébreux, dirent à leurs concitoyens : « Si vous recevez la circoncision, leurs biens, leur bétail et tout ce qu’ils possèdent nous appartiendra ». Ainsi la fille et les richesses de Jacob étaient ce qu’ils avaient en vue, et la religion n’était qu’un prétexte pour les obtenir. Lisez toute cette histoire : Genèse chapitre 34 versets 20 à 23.

Des hypocrites : voyez les pharisiens : ils dévoraient les maisons des veuves sous ombre de faire de longues prières ; et c’est ce qui aggravait leur condamnation devant Dieu (Luc chapitre 20 versets 46 et 47).

Simon le magicien était aussi de ce caractère ; car il désirait avoir le Saint Esprit pour gagner de l’argent. Mais le jugement qu’il ouït de la bouche de Pierre fut : Ton argent périsse avec toi (Actes chapitre 8 versets 19 et 22).

J’ai dit, en quatrième lieu, un diable ; car Judas, qui en était un, suivait les mêmes principes. Il avait l’apparence de la piété, il suivait Jésus Christ, et témoignait de la charité pour les pauvres ; mais c’était à cause de la bourse et pour avoir ce qui était dedans ; car, au fond, c’était un réprouvé, un fils de perdition.

Il est facile de voir que ceux qui deviennent pieux par amour pour le monde seront toujours disposés à renoncer à la piété, par le même motif ; car il est aussi certain que Judas regardait au monde dans ses pratiques de piété, qu’il est certain que ce fut pour le monde qu’il vendit sa piété et son Seigneur Lui-même. C’est donc un sentiment païen, pharisaïque et diabolique, que l’affirmative de votre question, laquelle je vois néanmoins que vous avez embrassée. Mais votre salaire sera selon vos œuvres.

À ces mots, ces hommes se mirent à se regarder fixement les uns les autres ; mais ils n’eurent pas un seul mot à répliquer, parce qu’ils étaient convaincus de la vérité des choses que le Chrétien venait d’avancer. Il se fit donc un grand silence ; le Temporiseur et ses compagnons s’arrêtèrent tout court et restèrent derrière, tandis que le Chrétien et l’Espérant continuèrent leur chemin, et les devancèrent d’assez loin, ce qui donna lieu au Chrétien de dire à son ami :

— Si ces gens ne peuvent pas supporter le jugement d’un homme, comment pourront-ils subsister devant le jugement de Dieu ? S’ils demeurent ainsi muets lorsqu’ils n’ont affaire qu’à des vaisseaux de terre, quelle sera leur confusion lorsqu’ils se verront exposés aux reproches que leur fera le Dieu des vengeances devant les saints et tous les anges !

Chapitre 24: L’amour du monde et des richesses est la mort de l’âme. — Jouissances spirituelles d’un enfant de Dieu.

Le Chrétien et l’Espérant furent bientôt hors de leur vue, et arrivèrent dans un endroit très riant nommé le Lieu agréable, où ils marchaient avec une grande satisfaction ; mais il était de petite étendue, et ils l’eurent bientôt passé. De l’autre côté de cette plaine était situé un coteau qu’on nomme le Gain, où il y a des mines d’argent qui, par leur attrait, avaient autrefois détourné plusieurs voyageurs du droit chemin ; et comme ils s’étaient trop approchés (note : Il ne faut pas même laisser approcher la tentation.), le terrain s’était éboulé sous leurs pieds (car il est fort trompeur), et ils y avaient péri misérablement. Cet incident se renouvelle encore tous les jours. D’autres y sont devenus tout perclus (note : Toute leur force, leur zèle, leur vie intérieure se sont éteints et ont été comme paralysés par l’amour des richesses ou du monde.), sans pouvoir se remuer pendant tout le reste de leur vie.

Alors je vis aussi, au côté droit, un peu au-dessus de la mine, un homme nommé Démas (2 Timothée chapitre 4 verset 10), homme de distinction, qui criait aux passants de monter par là, et d’examiner un peu l’endroit. — Holà ! holà ! cria-t-il au Chrétien et à l’Espérant, venez ici : je vous montrerai des choses qui vous feront plaisir.

Le Chrétien. — Quelles sont ces choses, pour mériter que nous nous détournions de notre route ?

Démas. — C’est une mine d’or et d’argent : si vous voulez passer ici, vous pourrez vous enrichir sans beaucoup de peine.

L’Espérant. — Hé ! mon ami Chrétien, allons-y un peu.

Le Chrétien. — Je n’en ferai rien ; j’ai ouï dire beaucoup de choses de ce lieu-là. On dit qu’un grand nombre de gens y ont péri. Les richesses sont des pièges pour ceux qui les recherchent ; elles sont un obstacle dans le voyage.

Alors le Chrétien cria à Démas : — Ce lieu n’est-il pas dangereux, et n’a-t-il pas détourné plusieurs pèlerins de leur voyage ?

Démas. — Point du tout, sinon quelques étourdis (et, en disant cela, il rougissait de honte).

Le Chrétien. — Frère Espérant ! croyez-moi, ne nous détournons pas d’un pas, mais suivons droitement notre sentier.

L’Espérant. — J’ose bien assurer que si le Temporiseur passe par ici, et qu’il soit sollicité comme nous, il ira voir ce qui en est.

Le Chrétien. — Cela ne serait pas surprenant, et il ne ferait que suivre ses principes ; mais il y a toutes les probabilités qu’il y ferait une chute mortelle.

Démas. — Mais, encore une fois, ne voulez-vous pas venir ici ?

Le Chrétien. — Vous êtes, pour vous le dire nettement, un ennemi des voies du Seigneur, et vous avez déjà été jugé par un des juges de sa Majesté à cause de votre révolte. Pourquoi tâchez-vous de nous attirer dans la même condamnation ? Ah ! si nous nous retirions des voies de notre Roi, Il le saurait bientôt et nous confondrait en un moment. Nous voulons Lui conserver nos cœurs libres et constants.

Démas. — Je suis aussi de votre société ; et si vous voulez seulement attendre un peu ici, jusqu’à ce que j’ai amassé quelques pièces de cette mine, j’irai avec vous.

Le Chrétien. — Quel est votre nom ? Ne vous appelez-vous pas comme je viens de vous nommer ?

Démas. — Oui, mon nom est Démas ; je suis enfant d’Abraham.

Le Chrétien. — Vous êtes enfant de Judas, et vous marchez sur ses traces. Votre père a été pendu comme un traître et vous n’avez pas mérité un moindre supplice. Soyez assuré que nous rapporterons tout fidèlement à notre Roi, lorsque nous serons en Sa présence.

C’est ainsi qu’ils passèrent leur chemin. Cependant ils virent derrière eux le Temporiseur et ses compagnons, qui, à la moindre œillade de Démas, s’en allèrent tout droit à lui. Je ne saurais dire au sûr s’ils trébuchèrent dans la fosse, ou s’ils descendirent pour travailler à la mine, ou enfin s’ils y furent étouffés par les vapeurs qui s’en élèvent continuellement ; mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’ils ne reparurent plus dans tout le reste du chemin.

Tout ceci donna lieu au Chrétien et à l’Espérant de chanter ce cantique :

Un jour l’exécrable Démas
Vint au-devant d’un homme peu fidèle :
À peine paraît-il avec ses faux appas,
Que ce malavisé court où Démas l’appelle.

Séduit par l’éclat des faux biens,
Il quitte Dieu pour des idoles vaines ;
Et son âme se livre aux funestes liens
Du tyran infernal qui l’accable de chaînes.

Funeste exemple du courroux
Qu’exercera le monarque suprême
Sur ceux qui n’ont suivi Jésus, ce chef si doux,
Que pour des biens trompeurs, et non pas pour Lui-même !

Or, nos pèlerins ayant suivi leur route sans se détourner, arrivèrent dans un lieu où se trouvait un ancien monument fort près du grand chemin, et qui leur causa à l’un et à l’autre une grande surprise ; il ressemblait à une femme changée en colonne. Les deux amis s’y arrêtèrent longtemps pour l’examiner de tous côtés, ne sachant ce que cela pouvait être. Enfin l’Espérant aperçut sur le front de cette espèce de statue une inscription en caractères fort antiques, et très usés ; comme il n’était pas lettré, il appela le Chrétien, qui avait plus de connaissances que lui, pour essayer de déchiffrer cette inscription et d’en comprendre le sens. Celui-ci, après en avoir rassemblé les lettres, lut ces mots : « Souvenez-vous de la femme de Lot » (Luc chapitre 17 verset 32) ; ce qui leur fit conclure que c’était là la statue de sel en laquelle cette femme fut changée lorsqu’elle se retourna du côté de Sodome, où elle avait laissé son cœur (Genèse chapitre 19 verset 26). Ce spectacle effrayant amena la conversation suivante :

Le Chrétien. — Ah ! mon frère, que ce spectacle nous est bien présenté à propos ! Après avoir été sollicité par Démas à visiter le coteau du Gain, si nous y étions allés comme vous y aviez du penchant, je crois bien que nous y aurions été mis en montre nous-mêmes, aussi bien que cette femme, pour servir d’exemple à ceux qui viendraient après nous.

L’Espérant. — J’ai bien du regret d’avoir été si insensé ; et je suis surpris moi-même de ce que je n’ai pas eu le sort de cette femme ; car quelle différence y a-t-il entre elle et moi ? Elle se retourna, et moi je désirais aller. Ah ! que ne puis-je recourir à la grâce de Dieu avec une profonde confusion, après avoir été capable de concevoir une telle pensée dans mon cœur !

Le Chrétien. — Remarquons bien ce que nous venons de voir, afin que cela nous serve pour l’avenir. Cette femme avait échappé à un grand malheur, et elle tomba dans un autre. Elle n’avait point péri avec Sodome, mais elle périt par un autre accident.

L’Espérant. — Il est vrai, elle nous sert d’avertissement et d’exemple : d’avertissement, afin que nous évitions de tomber dans le même péché ; d’exemple, pour nous apprendre quelle condamnation nous avons à attendre, si nous n’en profitons pas. C’est ainsi que Coré, Dathan et Abiram, avec les deux cent cinquante hommes qui périrent avec eux, furent en avertissement et en exemple (Nombres chapitre 16). Mais je m’étonne d’une chose : Comment Démas et ses compagnons peuvent-ils être si hardis que de rechercher ainsi les trésors du siècle, ayant devant les yeux, sans qu’ils puissent presque éviter de le voir, l’exemple de cette femme, qui ne fit simplement que se tourner du côté de ces faux biens ? Car nous ne lisons pas qu’elle eût encore fait un seul pas pour les aller chercher, et cependant elle a subi un jugement si sévère !

Le Chrétien. — C’est en effet une chose bien surprenante, et qui fait bien voir que ce sont des gens désespérément malins. Je ne sais à qui je pourrais mieux les comparer qu’à ces voleurs qui coupent la bourse aux autres en la présence du juge et jusque sous le gibet. Il est dit des hommes de Sodome qu’ils étaient de grands pécheurs (Genèse chapitre 13 verset 13), parce qu’ils avaient péché en la présence du Seigneur et nonobstant les bienfaits qu’Il avait répandus sur eux (car le pays de Sodome était comme un jardin délicieux). C’est ce qui réveilla Sa jalousie et qui attira sur eux le feu de Sa colère. D’où l’on peut conclure avec une entière certitude que ceux qui pècheront de même à la vue et au mépris de tous les exemples pareils qui leur sont mis continuellement devant les yeux pour leur servir d’avertissement, auront à essuyer tôt ou tard les jugements les plus terribles.

L’Espérant. — Toutes ces choses sont la vérité même ; il n’y a là-dessus aucun doute. Et quelle grâce que ni vous ni moi n’ayons servi d’un pareil exemple aux autres ! Cela doit bien nous engager à louer Dieu et à Le craindre sans cesse, en nous souvenant toujours de cette femme de Lot.

Comme ils s’entretenaient ainsi, ils arrivèrent près d’un agréable ruisseau que David appelle le ruisseau de Dieu (note : Psaume 65 verset 9. Ce ruisseau, et en général tout ce charmant paysage par lequel il est donné à nos deux voyageurs de passer et même de séjourner, représente quelques-uns de ces moments de vive joie que Dieu envoie de temps en temps à Ses fidèles, au milieu de leurs nombreuses épreuves.), et Jean les vives fontaines des eaux (Apocalypse chapitre 7 verset 17). Comme leur chemin les conduisait tout droit le long des bords de ce ruisseau (note : Il y a des jouissances qui sont défendues, mais il y en a d’autres qui se trouvent directement dans le chemin du vrai christianisme.), ils marchaient avec un grand plaisir. Ils burent aussi de l’eau du ruisseau, qui les fortifia merveilleusement et ranima leurs esprits abattus. De l’autre côté du ruisseau, il y avait, assez près du bord, toutes sortes d’arbres verdoyants dont les feuilles sont propres à nourrir et à rafraîchir les voyageurs lorsque leur sang est échauffé par la fatigue. Elles sont bonnes dans tous les cas. Auprès du ruisseau il y avait encore une prairie fort riante, semée de lis d’une beauté ravissante, et qui conservaient leur verdure toute l’année. Ils s’y couchèrent et s’y endormirent, car ils pouvaient s’y reposer en toute sûreté. À leur réveil, ils amassèrent et mangèrent encore quelques fruits de ces arbres, et burent de l’eau rafraîchissante du ruisseau. C’est ainsi que nos voyageurs se reposèrent et se délassèrent agréablement pendant plusieurs jours, chantant ensemble ce qui suit :

Heureux séjour, charmantes rives,
Sources d’eaux brillantes et vives,
Arbres féconds, chargés de fruits dont les vertus
Restaurent l’âme languissante,
Et dont l’efficace puissante
Ranime les sens abattus !

Aimables lieux ! qui peut décrire
Les charmes qu’en vous on admire !
Heureux qui peut jouir de vos divins attraits !
Heureux qui, fuyant tous les vices,
Dans ce paradis de délices
Boivent les plaisirs à longs traits !

Et quand ils furent prêts à continuer leur voyage (car ils ne l’avaient pas encore fini), ils mangèrent et burent encore avant de partir ; après quoi ils quittèrent ce lieu délicieux.

Chapitre 25: L’âme chrétienne qui s’écarte du chemin du salut tombe dans les doutes, et les doutes la conduisent au désespoir.

Ils n’en étaient pas fort éloignés lorsque le chemin commença à s’écarter un peu du ruisseau, ce qui les consterna beaucoup. Ils n’osèrent cependant pas sortir du chemin, quoiqu’il fût en cet endroit extrêmement dur et inégal, et que les plantes de leurs pieds fussent devenues fort tendres et délicates par la longueur du voyage (note : De longues peines laissent quelquefois de l’abattement dans l’âme du chrétien.). Mais leurs âmes, ennuyées du chemin, comme les Israélites (Nombres chapitre 21 verset 5), en désiraient un meilleur. Au côté gauche du chemin, ils aperçurent une prairie nommée Détour et une planche pour y passer.

Là-dessus le Chrétien dit à son compagnon :

— Si cette prairie suit notre chemin, passons-y.

En même temps, il passa la planche pour se reconnaître, et il trouva qu’en effet il y avait un sentier le long du chemin. — Ah ! s’écria-t-il, voilà justement ce que je souhaitais ; l’on peut marcher par ici très commodément. Venez, mon cher Espérant ; entrons dans ce chemin.

— Mais, dit l’Espérant, si ce chemin nous détournait, que ferions-nous ?

— Cela ne se peut pas, répondit le Chrétien ; voyez, ce sentier ne va-t-il pas tout du long de la route ?

Ainsi, l’Espérant se laissa gagner par son compagnon et le suivit par-dessus la planche. Hélas ! que de maux ils s’attirèrent par cette faute unique ! D’abord, après avoir passé cette planche, ils trouvèrent le terrain mou sous leurs pieds. Cependant, comme ils virent quelqu’un qui allait devant eux, nommé Vaine Confiance, ils l’appelèrent et lui demandèrent où ce chemin conduisait. Il répondit :

— À la porte du ciel.

— Eh bien ! dit le Chrétien, vous voyez que je ne me suis point trompé et que ce chemin est bon.

En disant cela, ils continuèrent à suivre cet homme, qui les engagea dans un labyrinthe de maux d’où ils eurent mille peines de se retirer ; car ils furent d’abord surpris par une nuit si obscure que le dernier ne pouvait plus voir celui qui marchait devant lui. Le ciel se couvrait d’épais nuages.

Or, parce que Vaine Confiance ne voyait point lui-même le chemin devant ses pieds, il tomba dans une fosse profonde qui avait été creusée par le prince du pays pour y précipiter les hommes vains et orgueilleux, et il se brisa les os.

Les deux voyageurs furent vivement étonnés lorsqu’ils ouïrent le bruit qu’il fit en tombant. Mais leur frayeur redoubla quand, après avoir demandé à haute voix ce que c’était, ils n’entendirent pour toute réponse que quelques soupirs d’un agonisant, et qu’en même temps la pluie, les tonnerres et des éclairs épouvantables commencèrent à gronder de toute part.

Alors l’Espérant dit à son compagnon :

— Hé ! où en sommes-nous, mon pauvre ami ?

Le Chrétien, qui avait le cœur outré de douleur pour s’être ainsi malheureusement égaré, ne fit d’abord point de réponse, mais il donnait assez à connaître les tristes pensées qui remplissaient son âme par les soupirs et les gémissements qu’il poussait de temps en temps.

— Ah ! disait-il, que n’ai-je suivi mon chemin ! Qui aurait cru que ce sentier nous eût ainsi écartés de la bonne route ?

L’Espérant. — C’est ce que j’ai craint dès le commencement. J’ai pensé vous en avertir discrètement. Il est vrai que je devais parler d’une manière plus forte ; mais je respectais votre âge, car vous êtes mon aîné.

Le Chrétien. — Mon cher frère, ne vous impatientez pas. J’avoue avec confusion que je suis la cause de tout le malheur qui nous arrive. Je ne saurais vous exprimer la douleur qui me pénètre et les regrets que je sens de vous avoir exposé à un si grand danger. Je vous prie, mon frère, pardonnez-moi : je ne l’ai pas fait à mauvaise intention.

L’Espérant. — Que dites-vous là, mon frère ? Je vous pardonne de tout mon cœur. Prenez seulement courage ; j’espère que ceci contribuera à notre bien.

Le Chrétien. — Quelle consolation dans mon malheur, et quel bonheur pour moi d’avoir rencontré un ami si doux et si charitable ! Mais, sans nous arrêter ici, rebroussons chemin dans le moment.

L’Espérant. — Souffrez donc que je passe devant vous.

Le Chrétien. — Non pas, s’il vous plaît. C’est moi qui doit passer le premier, afin que, s’il y a quelque péril à craindre, j’y sois le premier exposé, puisque c’est moi qui vous ai fait fourvoyer.

L’Espérant. — Non, vous ne le ferez pas, car votre esprit étant agité comme il l’est, vous pourriez encore manquer le chemin.

En même temps, ils entendirent une voix d’exhortation qui leur dit : Prenez garde au chemin par lequel vous êtes venus et retournez sur vos traces (Jérémie chapitre 31 verset 21). Ils prirent donc la résolution de retourner en arrière. Mais il faisait si obscur et les eaux étaient tellement enflées qu’ils furent plusieurs fois en danger de périr. Ils ne purent pas même de toute la nuit, quelque diligence qu’ils fissent, retrouver la planche sur laquelle ils avaient passé ; de sorte qu’ils furent obligés de se mettre à l’abri dans une petite caverne, où ils s’assirent jusqu’à ce que le jour commençât à paraître, et, parce qu’ils étaient fatigués, ils s’endormirent. Ces pauvres voyageurs éprouvèrent alors qu’il est bien plus aisé de sortir du chemin quand on y est, que d’y rentrer lorsqu’on en est une fois sorti.

À quelque distance de cette caverne, il y avait un château, nommé le Doute, occupé par un géant nommé Désespoir, qui, s’étant levé de bon matin et se promenant dans la campagne, trouva le Chrétien et l’Espérant dormant sur ses terres (note : Voilà où peut conduire de degré en degré une première chute : à l’égarement, au doute sur l’évangile, puis de là nécessairement au désespoir. Car, dès que le chrétien tombe dans des doutes sérieux sur ce qui faisait auparavant le sujet de sa foi, il est tout prêt de succomber à ce terrible malheur.). Il leur cria avec fureur et d’un ton menaçant, qu’ils eussent à s’éveiller ; ensuite il leur demanda qui ils étaient et ce qu’ils faisaient sur ses terres.

— Nous sommes, dirent-ils, des voyageurs qui avons manqué le chemin.

— Mais d’où vient, leur dit-il brusquement, que vous avez eu l’audace de vous coucher sur mes terres ? Suivez-moi sans délai, et vous saurez à qui vous avez affaire.

Ils n’osèrent refuser ; car, outre que le sentiment de leur faute les rendait timides, ils craignaient de l’irriter davantage, parce qu’il était beaucoup plus fort qu’eux. Après les avoir ainsi traînés dans son château, il les jeta dans un cachot obscur et puant, où ils furent enfermés depuis le mercredi matin jusqu’au samedi soir. Il est aisé de juger ce que leur condition avait de lamentable ; car, enfin, les voilà destitués de toute espérance, privés de tout secours humain, sans parents, sans amis, tyrannisés par le Désespoir, dans des ténèbres affreuses, n’ayant pas même un seul morceau de pain ni une petite goutte d’eau pour apaiser la faim et la soif qui les tourmentaient ; de sorte qu’ils ne voyaient que les affreuses images de la mort qui se présentaient à eux de toute part. Mais ce qui faisait surtout le supplice du Chrétien, c’était d’avoir causé, par ses avis imprudents, le malheur de son fidèle ami.

Chapitre 26: L’âme qui ne sait plus espérer en Dieu pour son salut éternel se voit en proie au désespoir ; mais la confiance aux promesses de Jésus nous fait retrouver la liberté et le chemin du ciel.

Le géant Désespoir étant seul avec sa femme l’Incrédulité (note : L’incrédulité et le désespoir sont deux choses qui vont inévitablement ensemble, si ce n’est dans cette vie, du moins dans celle qui est à venir : c’est pourquoi la liaison intime de ces deux choses est représentée par le plus étroit des liens qui puisse lier deux êtres humains.), il lui raconta comment il avait jeté deux prisonniers dans le cachot pour les avoir trouvés sur ses terres, et lui demanda ce qu’elle trouverait le plus à propos de faire d’eux. Elle s’enquit de lui quelles gens c’étaient. Il lui récita le tout, et là-dessus elle lui conseilla de les battre le lendemain matin sans aucune miséricorde.

Le géant ne fut pas plus tôt levé qu’il se mit en état d’exécuter le conseil que sa femme lui avait donné. Pour cet effet, il se saisit d’un énorme bâton, et s’étant jeté sur eux avec une fureur inexprimable, quoiqu’ils ne lui dissent pas une mauvaise parole, il les battit si rudement qu’ils demeurèrent par terre sans pouvoir se relever. Après quoi il s’en alla, et les laissa sur le carreau, où ils eurent tout le temps de déplorer leur malheur.

Pendant que les deux pauvres pèlerins s’abandonnaient à des regrets et à des soupirs continuels dans leur cachot ténébreux, le géant Désespoir ne pensait qu’aux moyens de les faire périr ; c’est de quoi il s’entretint encore la nuit suivante avec sa femme l’Incrédulité, qui, ayant appris qu’ils étaient encore en vie, lui conseilla de les faire mourir. Ainsi, dès l’aube du jour, il se rendit auprès d’eux, et les sollicita fortement de se donner la mort. Mais comme ils balançaient à suivre ses suggestions, il se jeta derechef sur eux avec fureur, et aurait infailliblement achevé de les tuer, s’il n’avait été surpris lui-même d’une maladie à laquelle il est sujet lorsqu’il aperçoit les rayons et l’impression du soleil (note : Le désespoir cesse ou s’adoucit lorsque le soleil de l’âme vient darder quelques-uns de ses rayons d’espérance et de vie dans nos cœurs.). Il fut hors d’état de se servir de ses mains pendant ce temps-là ; ainsi il les laissa dans leur état actuel, et se retira en méditant sur ce qu’il aurait à faire ultérieurement. Cependant les prisonniers se consultaient de leur côté sur le parti qui leur serait le plus avantageux.

— Que ferons-nous, mon frère ? dit le Chrétien. Que notre sort est à plaindre et notre vie misérable ! Quant à moi, je ne sais ce qui me serait le meilleur : ou de traîner une vie aussi triste, ou de mourir sur-le-champ. Je préférerais mourir de la plus cruelle mort (Job chapitre 7 verset 15), et le sépulcre me serait plus agréable que cette fosse. Quoi ! faut-il que nous nous laissions ainsi tyranniser par ce géant ?

L’Espérant. — J’avoue que notre état présent est fort déplorable, et la mort me serait aussi plus douce que la vie. Mais souvenons-nous que le Seigneur, vers qui nous tendons, nous a dit : Tu ne tueras point [Exode chapitre 20 verset 13]. Que si nous ne devons point tuer les autres, beaucoup moins devons-nous être les meurtriers de nous-mêmes, puisque celui qui tue son prochain ne détruit que son corps, mais celui qui se tue lui-même détruit son corps et son âme. Vous parlez de trouver dans la mort la délivrance de vos maux… ; mais avez-vous oublié l’enfer, mon frère, où les meurtriers sont infailliblement précipités ? Car les meurtriers n’hériteront point le royaume des cieux [Galates chapitre 5 verset 21]. Souvenons-nous aussi que le géant Désespoir n’a pas toute puissance en main ; et j’ai ouï dire que plusieurs qui, comme nous, avaient été pris sur ses terres, étaient cependant heureusement échappés. Qui sait si Dieu, le maître de la vie et de la mort, ne fera pas mourir le géant Désespoir lui-même ? Ou ne pourrait-il pas arriver qu’il oubliât une fois de fermer le château ? Ou qu’il fût encore violemment surpris de cette maladie qui lui ôte l’usage de ses membres (note : On remarque sûrement combien ces discours sont bien placés dans la bouche de celui qui était l’Espérant.) ? Quoi qu’il arrive, je suis résolu de prendre courage et d’attendre la dernière extrémité, ou de tenter si nous ne pourrions point échapper de ses mains. J’ai été mal avisé de ne l’avoir pas tenté plus tôt ; cependant, mon frère, ayons patience, et ne perdons pas courage dans nos maux. Qui sait si nous ne sommes pas à la veille d’obtenir une heureuse délivrance ? Prenons seulement garde de n’être pas les meurtriers de nous-mêmes.

Ces paroles rendirent un peu de courage au Chrétien, de sorte que le géant, étant revenu sur le soir dans la fosse pour voir si les prisonniers auraient suivi son conseil (note : De se tuer.), fut extrêmement surpris de les voir plus dispos et plus heureux qu’auparavant. Ce fut alors que, les regardant de travers, il leur dit d’un ton menaçant qu’ils se repentiraient de n’avoir pas suivi son conseil, et qu’il leur en arriverait tant de maux, qu’ils maudiraient le jour de leur naissance.

Ces menaces les firent trembler ; le Chrétien surtout en fut si effrayé qu’il tomba en défaillance. Mais, après qu’il fut un peu revenu à lui-même, les deux amis renouèrent conversation et délibérèrent sur le parti qu’ils devaient prendre ; car le Chrétien inclinait à suivre le conseil du Désespoir ; mais l’Espérant s’y opposa vivement.

— Mon frère, disait-il, ne vous souvient-il plus de la fermeté que vous avez fait paraître jusqu’ici ? Rien n’a pu vous ébranler : la fureur d’Apollyon, le fardeau accablant que vous portiez, les affreux objets que vous avez vus dans la Vallée obscure, les cris lugubres que vous y avez entendus, en un mot mille accidents qui vous sont arrivés dans votre route, rien n’a été capable de vous faire perdre courage ; et maintenant vous êtes la faiblesse même ! Quant à moi, j’espère un sort plus favorable, quoique ma condition présente ne diffère en rien de la vôtre, quoique je sois assujetti aux mêmes maux, et que j’aie beaucoup moins de force et d’expérience que vous. Prenez donc patience avec moi, mon cher ami ; rappelez dans votre souvenir la force que vous avez toujours fait paraître, et, en particulier, le courage invincible avec lequel vous avez affronté, dans la Foire de la Vanité, les chaînes, les prisons, le carcan et la mort même dont vous étiez continuellement menacé. Et si cela ne suffit pas, que du moins la considération du blasphème auquel le christianisme est exposé quand on se soustrait aux souffrances, nous porte à tout souffrir avec patience jusqu’à l’éternité.

C’est ainsi que les deux pèlerins passèrent le reste de la nuit suivante.

Mais à peine le jour commençait à paraître que le géant les traîne dans la cour, suivant le conseil de sa femme, et leur montre des os qui y étaient semés de toutes parts.

— Ceux-ci, leur dit-il, étaient aussi des voyageurs comme vous. Ils vinrent sur mes terres comme vous l’avez fait, et je les ai punis de leur témérité : je les ai mis en pièces ; et avant que deux jours soient passés vous pouvez compter que vous subirez la même peine. Retournez dans votre cachot.

En même temps il les chassa devant lui jusqu’à la prison, où ils demeurèrent jusqu’au samedi dans un état très pitoyable.

La nuit étant revenue, comme l’Incrédulité et le Désespoir s’entretenaient encore de l’état des prisonniers, le vieux géant témoignait à sa femme l’extrême surprise où il était de voir qu’il ne pouvait venir à bout, ni par ses coups, ni par ses suggestions, de les porter à se donner la mort.

— Je crois, dit sa femme, qu’ils vivent encore dans l’espérance que quelqu’un viendra les délivrer, ou qu’ils trouveront quelque trou souterrain pour s’enfuir.

— Croyez-vous cela ? dit le géant. Il faut donc que demain je les mette encore à une nouvelle épreuve.

Cependant les prisonniers s’étaient mis à prier dès le milieu de la nuit du samedi, et jusqu’au point du jour (note : On a choisi le dimanche matin pour le moment de leur délivrance, comme étant le jour de la résurrection.). Enfin, le Chrétien, un peu avant que le jour parût, éclata en ces mots :

Que je suis insensé de demeurer couché dans cette fosse puante, au lieu de me mettre en liberté ! N’ai-je pas dans mon sein une clé nommée promesse (note : Les promesses de la Parole de Dieu sont bien propres, en effet, à nous tirer du triste état du désespoir, dès que nous voulons les recevoir par la foi et en user avec confiance. Elles existent pour tous les pécheurs affligés.), qui doit ouvrir sûrement toutes les serrures de ce château du Doute ?

— Quelle bonne nouvelle, mon cher frère ! dit l’Espérant ; sortez-la, je vous prie, et essayons si elle pourra ouvrir.

Le Chrétien se hâta donc de sortir cette clé et commença par l’essayer à la porte de la prison. La chose réussit parfaitement, car il ne l’eut pas plus tôt tournée une fois, que la porte s’ouvrit avec éclat, de sorte qu’ils en sortirent tous deux. Ils allèrent ensuite à une porte de fer qui donne sur la basse-cour du château, qu’ils ouvrirent également sans peine par le moyen de cette clé. Ils trouvèrent après une autre porte de fer qui était très difficile à ouvrir ; cependant cette clé l’ouvrit avec la même facilité. Enfin, ils se hasardèrent d’ouvrir les grandes portes pour être en état de poursuivre et de hâter leur voyage. Elles s’ouvrirent en effet ; mais elles firent un si grand bruit en s’ouvrant, que le géant en fut éveillé (note : Ceci marque qu’on ne peut guère sortir d’une crise d’incrédulité et de désespoir aussi grande, sans que ces dispositions ne fassent encore quelque effort pour reparaître ; mais, comme on va le voir, elles n’ont cependant plus la force de ramener sous leur empire celui qui profite des gracieuses promesses et du grand jour de l’évangile.). Il soupçonna d’abord ce que c’était, et il voulut se lever en grande hâte, dans le dessein de poursuivre ses prisonniers ; mais sa maladie le saisit avec tant de violence, qu’il n’eut pas la liberté de se servir de ses membres, de sorte que les voyageurs eurent tout le temps de s’enfuir. Ainsi ils se hâtèrent de se rendre au chemin royal, où, n’étant plus sur les terres du géant, ils se retrouvèrent en parfaite sûreté.

Après avoir repassé la planche, ils cherchèrent quel serait le signal le plus convenable qu’ils pourraient y mettre pour empêcher ceux qui viendraient après eux de tomber en la puissance du géant Désespoir ; et ils trouvèrent bon d’y placer une colonne avec cette inscription : Au-delà de cette planche est le chemin qui conduit au château du Doute, possédé par le géant Désespoir, qui méprise le Roi de la cité céleste, et qui cherche à faire périr les saints voyageurs. Cette inscription a été dès lors fort utile à plusieurs voyageurs, qui, par ce moyen, ont évité le péril. Après cela nos pèlerins élevèrent leurs voix pour chanter ce cantique :

Ô sécurité flatteuse !
Que tu nous causes de maux,
Et qu’une âme est malheureuse
Qui cherche en toi son repos !

Tu nous promets des délices :
Mais tout ce que tu promets
Se termine à des supplices
Qui ne finiront jamais.

Par certaine voie unie
Couverte de faux appas,
Du droit chemin de la vie
Tu sais détourner nos pas.

L’orgueil que tu nous suggères
Avec tes illusions,
Cache à nos yeux nos misères,
Nos vices, nos passions.

Tu nous enivres sans cesse
Du doux et subtil poison
De l’aise et de la paresse
Qui fait tarir l’oraison.

Tu nous conduis dans la voie
Où, sans s’en apercevoir,
On devient enfin la proie
Du doute et du désespoir.

Ô sécurité trompeuse,
Que tu nous causes de maux !
Et qu’une âme est malheureuse
Qui cherche en toi son repos !

Plutôt, âmes désireuses
Des biens de l’éternité,
Fuyez ces voies flatteuses,
Fuyez la sécurité.

Veillez ! Ne cessez de suivre
Le chemin semé de croix.
Lui seul peut nous introduire
Au palais du Roi des rois.

Chapitre 27: Heureux repos de l’âme. — Différentes manières de déchoir de la foi, et triste sort de ceux qui ont ce terrible malheur. — Avant-goûts du ciel.

Après cela, continuant leur voyage, ils arrivèrent aux aimables collines, qui appartiennent aussi au Seigneur du coteau dont nous avons parlé ci-dessus. Ils y montèrent pour y voir les beaux jardins, les vignes et les fontaines agréables qu’on y découvre ; ils y burent, ils s’y lavèrent, et ils mangèrent sans empêchement du fruit de la vigne.

Au haut des collines on voyait des bergers qui gardaient leurs troupeaux aux deux côtés du grand chemin. Nos pèlerins allèrent droit à eux pour jouir de leur entretien, s’appuyant sur leurs bâtons, comme les voyageurs sont accoutumés de faire quand ils sont fatigués, et qu’ils s’arrêtent en chemin pour parler à quelqu’un. Ils demandèrent aux bergers à qui appartenaient ces aimables collines et les brebis qui y paissaient.

Les Bergers. — C’est le pays d’Emmanuel, et les collines sont situées en vue de Sa ville. Ces brebis Lui appartiennent aussi, car Il a donné Sa vie pour elles (Jean chapitre 10 verset 15).

Le Chrétien. C’est ici le chemin de Sa ville ?

Les Bergers. — Oui, c’est le droit chemin.

Le Chrétien. — Est-elle encore éloignée ?

Les Bergers. — Très éloignée, excepté pour ceux qui ne se détournent ni à droite ni à gauche.

Le Chrétien. — Le chemin est-il sûr ou périlleux ?

Les Bergers. — Il est sûr pour les fidèles sujets au Roi ; mais les rebelles y trébucheront (Osée chapitre 14 verset 9).

Le Chrétien. — Ne peut-on point trouver ici de rafraîchissements pour des voyageurs, lorsqu’ils sont fatigués et qu’ils défaillent en chemin ?

Les Bergers. — Le Seigneur de ces collines nous a commandé d’exercer l’hospitalité (Hébreux chapitre 13 verset 2), et de faire accueil aux étrangers ; c’est pourquoi tous les biens de ces lieux sont à votre service.

Après que les bergers eurent ainsi satisfait à toutes leurs demandes, ils les questionnèrent à leur tour sur les diverses choses auxquelles nos deux voyageurs répondirent fort pertinemment, comme ils l’avaient toujours fait. Entre autres, ils leur demandèrent comment ils étaient parvenus sur cette montagne ; par quel moyen ils avaient pu poursuivre leur voyage jusque-là ; car, ajoutèrent-ils, du grand nombre de ceux qui se mettent en chemin, il y en a bien peu qui parviennent jusqu’à ces collines-ci.

Les voyageurs donnèrent à toutes ces questions des réponses dont les bergers demeurèrent fort satisfaits, de sorte qu’ils commencèrent à les regarder d’un œil très favorable, et à entrer dans une étroite familiarité avec eux.

Les noms de ces bergers étaient la Connaissance, l’Expérience, la Vigilance et la Sincérité. Ils prirent les pèlerins par la main et les menèrent dans leurs tentes, où ils leur donnèrent tout ce qu’ils pouvaient présenter, les priant de faire quelque séjour parmi eux, afin de faire une connaissance plus étroite, et afin qu’ils pussent être mieux restaurés des fruits salutaires de ces collines ; à quoi ils consentirent d’autant plus volontiers qu’il était déjà très tard. Ainsi ils passèrent là la nuit.

Je vis aussi qu’au point du jour les bergers éveillèrent le Chrétien et l’Espérant pour les mener promener sur les collines. Ils sortirent donc de compagnie et marchèrent pendant quelque temps, ayant de tous côtés une vue magnifique. Alors un des bergers dit aux autres :

— Ne voulons-nous pas faire voir quelques raretés à nos voyageurs ?…

Ce que chacun ayant approuvé, ils les menèrent pour cet effet sur la cime d’un coteau nommé l’Erreur, qui était fort escarpé d’un côté. Ils leur dirent de regarder en bas. Dès qu’ils eurent tourné les yeux de ce côté-là, ils aperçurent au fond plusieurs personnes étendues, qui étaient brisées au point d’être méconnaissables.

— Que veut dire ceci ? dit le Chrétien.

— N’avez-vous point, répondirent les bergers, ouï parler de ceux qui tombent dans l’erreur pour avoir, comme dit un apôtre, écouté Hyménée et Philète, entre autres choses, au sujet de la résurrection (2 Timothée chapitre 2 verset 17) ?

— Oui, plus d’une fois, répliquèrent-ils.

Sur cela, les bergers continuèrent, disant :

— Ce sont ceux-là que vous voyez étendus au pied de cette montagne, et qui y sont demeurés jusqu’à présent sans sépulture, pour être en exemple aux autres, afin qu’ils ne veuillent pas monter trop ou s’approcher de trop près du bord de cette montagne.

Je vis ensuite qu’ils les menèrent sur une autre colline, nommée Prends garde. Ils leur dirent de regarder aussi loin que leur vue pourrait s’étendre ; ce qu’ils firent. Et il leur sembla qu’ils voyaient diverses personnes allant et venant dans des cimetières ; et comme ces gens heurtaient souvent des pieds contre les tombeaux, et qu’ils ne pouvaient pas s’en tirer, ils jugèrent que c’étaient des aveugles.

Le Chrétien. — Qu’est-ce donc que cela ?

Les Bergers. — Ne voyez-vous pas, au pied de cette colline, une planche qui conduit dans une prairie qui est à notre gauche ?

Le Chrétien, l’Espérant. — Oui.

Les Bergers. — Il y a un sentier qui conduit depuis cette planche tout droit au château du Doute, dont le géant Désespoir est le seigneur. Ces hommes (montrant du doigt ceux qui marchaient parmi les sépulcres) étaient des voyageurs, comme vous, qui étaient arrivés jusqu’à cette planche. Et parce que le chemin en cet endroit est un peu rude, ils résolurent de passer par la prairie, où le géant Désespoir les surprit et les jeta dans un cachot, et, après les y avoir laissés croupir quelque temps, il leur creva les yeux. Ensuite il les mena dans ces cimetières, où il les a laissés jusqu’à ce jour, afin que fût accomplie la parole du sage : L’homme qui se fourvoie du chemin de la prudence aura sa demeure parmi les morts [Proverbes chapitre 21 verset 16].

Le Chrétien et l’Espérant, ayant ouï ces paroles, commencèrent à se regarder l’un l’autre avec les larmes aux yeux ; ils ne dirent cependant rien aux bergers.

Les bergers menèrent encore les pèlerins dans une espèce de vallon enfoncé, où il y avait une porte à côté d’une colline. Les bergers ouvrirent cette porte et leur dirent d’y regarder. C’était un lieu fort obscur. Alors le Chrétien demanda ce que c’était.

Les Bergers. — C’est un chemin qui aboutit à l’enfer, et où marchent les hypocrites, savoir : ceux qui vendent leur droit d’aînesse, comme Ésaü ; ceux qui trahissent leur maître, comme Judas ; ceux qui blasphèment l’évangile, comme Alexandre, et ceux qui mentent au Saint Esprit, comme Ananias et Sapphira.

L’Espérant. — Je remarque que chacun d’eux est équipé en voyageur (note : C’est-à-dire chacun d’eux était aussi entré dans la voie du salut, et y avait déjà marché pendant quelque temps.) comme nous. N’en est-il pas ainsi ? N’avaient-ils pas notre costume ?

Les Bergers. — Cela est vrai, et ils sont même allés assez loin.

L’Espérant. — Jusqu’où sont-ils venus avant que d’être ainsi misérablement rejetés ?

Les Bergers. — Quelques-uns ne sont pas venus jusqu’à cette montagne, mais d’autres l’ont dépassée de beaucoup.

— Oh ! s’écrièrent alors les voyageurs, qu’il est nécessaire que nous invoquions sans cesse le secours du Tout-puissant, afin qu’Il nous affermisse et nous soutienne jusqu’au bout !

Les Bergers. — Oui, sans doute, nous devons L’invoquer continuellement, et il faut aussi que vous fassiez usage de la force qu’Il vous donnera quand une fois vous l’aurez reçue.

Là-dessus, les voyageurs ayant témoigné le désir de continuer leur voyage, les bergers y consentirent et voulurent même les accompagner jusqu’à l’endroit où finissent les collines. Alors les bergers se dirent l’un à l’autre :

— Nous pourrions bien faire voir d’ici à nos voyageurs les portes de la cité céleste avec des lunettes d’approche ; ils ont bonne vue (note : Il y a des chrétiens plus capables que d’autres d’entrevoir d’avance la gloire et la félicité qui sont réservées dans les cieux aux enfants de Dieu.).

Les voyageurs n’eurent pas plus tôt ouï cette proposition, qu’ils témoignèrent beaucoup d’empressement d’en profiter. C’est pourquoi les bergers les menèrent jusque sur la cime d’une très haute montagne nommée Illumination, et leur donnèrent des lunettes d’approche, par lesquelles ils essayèrent de regarder. Mais les choses qu’ils venaient de voir les avaient tellement émus, qu’ils en avaient encore les mains tremblantes ; de sorte qu’ils ne pouvaient pas se maintenir assez fermes pour remarquer les objets distinctement. Cependant il leur sembla voir quelque chose de semblable à une porte, et quelques rayons de la gloire de ce lieu. Ils se mirent à chanter :

Il faut qu’un berger (note : Ce mot désigne dans tout ce chapitre un pasteur, un conducteur spirituel.) qui veut paître
Les chers agneaux d’Emmanuel
Apprenne avant tout à connaître
Les vérités qui sont du ciel.

Déjà c’est un profond mystère
Que les sages, les entendus,
N’aient point de part dans cette affaire :
Ils sont renvoyés confondus.

Pour en avoir la connaissance
Il faut être des plus petits,
Laisser là toute autre science,
Devenir de simples brebis.

C’est près d’un tel pasteur fidèle,
Qu’une âme, en sa perplexité,
Trouve des conseils pleins de zèle
Pour sortir de calamité.

Heureux bergers ! brebis heureuses !
Qui, ne craignant aucun danger,
Suivez les traces lumineuses
De votre souverain berger !

Or, comme nos pèlerins étaient disposés à continuer leur chemin, l’un des bergers leur donna une adresse pour la route ; un autre les exhorta à se défier des mauvais compagnons de voyage ; le troisième les avertit de ne pas s’endormir sur le territoire enchanté, et le quatrième leur souhaita un bon voyage. Après quoi ils se séparèrent, et les voyageurs quittèrent ces aimables collines pour continuer leur route.

Chapitre 28: Quelques réflexions sur les fausses espérances que conçoivent pour la vie à venir les hommes qui ne connaissent pas le système évangélique. — Triste état d’une âme faible dans la foi.

Un peu à côté de ces coteaux, il y a un pays, nommé Imagination, d’où l’on vient par un petit sentier qui aboutit au chemin où marchaient les voyageurs.

Un nommé l’Ignorant, jeune homme présomptueux, qui venait de ce pays, rencontra dans cet endroit l’Espérant et le Chrétien. Ceux-ci lui demandèrent d’où il venait et où il voulait aller.

— Je suis, répondit-il, du pays que vous voyez ici à main gauche ; je quitte mon pays natal et je vais maintenant à la cité céleste.

— Comment est-ce, dit le Chrétien, que vous prétendez y entrer ? Car vous rencontrerez encore bien des difficultés.

Je sais, dit l’Ignorant, aussi bien le chemin qu’un autre.

— Qu’avez-vous donc, continua le Chrétien, pour montrer à la porte, et qui puisse vous en faciliter l’entrée ?

Je sais, dit l’Ignorant, la volonté de mon Maître ; je ne suis ni adultère, ni injuste, ni ravisseur ; je rends à chacun le sien, je jeûne, je donne des dîmes, je fais des aumônes ; et j’abandonne mon pays pour arriver où je vais.

— Mais, dit le Chrétien, vous n’avez pas passé par la porte étroite qui est à l’entrée du chemin ; vous êtes entré dans la route par une voie oblique : c’est pourquoi je crains, quelque bonne opinion que vous puissiez avoir de vous-même, que quand le moment de rendre compte sera venu, vous ne soyez regardé comme un larron et un brigand, bien loin que l’entrée de la cité vous soit accordée.

— Messieurs, dit l’Ignorant, je ne vous connais point, et je vous suis pareillement inconnu. Qu’il vous suffise de pratiquer la religion de votre pays et laissez-moi suivre la mienne : j’espère que tout ira bien (note : C’est le langage de tant d’hommes ignorants, qui croient que toute religion est bonne pourvu qu’on soit juste devant les hommes et à ses propres yeux.). Quant à cette porte dont vous me parlez, tout le monde sait qu’elle est fort éloignée de notre pays ; je ne crois pas même qu’il s’y trouve personne qui connaisse le chemin qui y conduit. Aussi ne nous importe-t-il point de le savoir, puisque, comme vous le voyez, nous avons un chemin si agréable qu’il vient tomber tout droit depuis notre pays dans celui-ci (note : Rien n’est plus agréable et plus doux qu’une religion qu’on se fait à soi-même. On se donne toujours le ciel dans ce cas-là.).

Le Chrétien, connaissant par là combien ce jeune homme était sage dans sa propre imagination, dit à l’Espérant :

Il y a plus d’espérance d’un fou que de lui [Proverbes chapitre 26 verset 12] ; et bien que le fou soit fou dans ses voies, cependant il l’est moins que celui-ci. Que voulons-nous faire de plus ? Devons-nous lui parler encore ou l’abandonner ? Il me semble que nous ferions bien de prendre les devants et de lui donner du temps pour faire quelques réflexions sur ce qu’il vient d’entendre. Après cela, nous pourrons encore essayer de l’entreprendre ; peut-être sera-t-il mieux disposé dans la suite à nous écouter.

L’Espérant fut de cet avis, et en même temps il se mit à chanter ce qui suit :

Comment peut un aveugle aller le droit chemin,
Étant sans lumière et sans guide ?
Comment une tête stupide
Peut-elle, sans l’Esprit divin,
Des mystères du ciel avoir l’intelligence ?
Ah ! si du moins ton ignorance,
Malheureux, t’excitait à suivre un conducteur,
Il pourrait encor t’introduire,
Par la clarté qu’il ferait luire,
Dans le chemin du vrai bonheur.

Cependant ils laissèrent l’Ignorant derrière eux, et arrivèrent ensuite dans un chemin fort obscur, où ils rencontrèrent un homme qui était traîné par sept diables avec sept grosses cordes, vers la porte qu’ils avaient vu à côté de la colline.

Ce spectacle effraya le Chrétien, en sorte qu’il était tout tremblant, aussi bien que l’Espérant.

Étant revenu à lui-même, il s’avança pour voir s’il ne connaîtrait point ce malheureux. Mais il ne put pas bien l’envisager, parce qu’il baissait la tête comme un larron qu’on vient de saisir et qu’on mène en prison. Cependant l’Espérant remarqua en passant qu’il avait sur le dos un écrit portant ces mots : Un méchant confesseur, un maudit apostat.

— Ceci, dit le Chrétien, me rappelle le souvenir d’une histoire qui m’a été racontée autrefois, et dont je vais vous faire le récit.

Il y avait un homme nommé Faible en la foi, homme très bon, qui demeurait dans la ville de Sincérité. À l’entrée du chemin où nous marchons aboutit un autre chemin de traverse qui vient de la porte du chemin large, et qui se nomme la rue des Morts, à cause de beaucoup de meurtres qui s’y commettent. Or, il arriva qu’un jour ce bonhomme Faible en la foi, faisant le même voyage que nous faisons maintenant, s’assit dans ce chemin (note : Ce chemin (le large) marque l’amour du monde ; s’y asseoir, c’est se permettre de prendre goût au monde ; s’y endormir, quant à la foi, en est la suite. Cela arrive lorsque la foi s’affaiblit.) et s’y endormit. Dans ce moment survinrent trois méchants hommes, le Timide, le Défiant et le Coupable (note : Il fut assailli dans son âme par la timidité, la défiance et le sentiment de ses fautes.), qui venaient de la porte large, et qui, ayant découvert le Faible en la foi, coururent tout droit à lui. Le pauvre homme s’éveilla au bruit qu’ils firent, et s’efforça de se lever pour continuer son voyage. Mais ces scélérats se jetèrent sur lui tous trois à la fois avec de terribles menaces, lui commandant de s’arrêter. À ces menaces le Faible en la foi fut saisi d’une si grande frayeur, qu’il devint pâle comme la mort, et qu’il ne lui resta aucune force, ni pour combattre, ni pour fuir. Le Timide lui demandait sa bourse (note : La timidité ôte à l’âme tous ses moyens de subsistance.), et comme il ne se pressait pas de la donner, parce qu’il n’avait pas envie de se défaire de son argent, le Défiant accourut promptement, et lui ayant mis la main dans la poche, il lui ôta tout ce qu’il put y trouver. Le Faible en la foi voulut appeler du secours ; mais le Coupable le frappa sur la tête d’un bâton qu’il avait à la main (note : Chez un faible en la foi, le sentiment de ses fautes vient (bien mal à propos) l’arrêter au moment qu’il voudrait appeler le secours de Dieu par la prière. Il n’ose prier.), et avec une telle force, qu’il fut terrassé d’un seul coup, et qu’il manqua de perdre tout son sang. Les voleurs s’arrêtèrent quelques moments auprès de lui. Mais ayant aperçu quelqu’un qui venait à eux, et craignant que ce ne fût Grande Grâce, ils prirent la fuite. Le Faible en la foi étant revenu à lui-même, et se trouvant en état de se relever, s’efforça de se traîner tout doucement le long du chemin. C’est là l’histoire telle qu’elle m’a été racontée.

L’Espérant. — Mais lui prirent-ils tout ce qu’il avait ?

Le Chrétien. — Non ; ils ne trouvèrent point l’endroit où il avait caché ses joyaux (note : C’est-à-dire que ces tentations n’allèrent pourtant pas jusqu’à lui enlever son fonds de foi, de piété et de confiance en Dieu, en un mot sa qualité d’élu et d’enfant de Dieu, qui formait sa véritable richesse.), quelque soin qu’ils prissent de les chercher. Ainsi il les conserva encore. Toutefois ce bonhomme ne laissa pas que d’être affligé de sa perte, car les voleurs lui avaient enlevé la plus grande partie de l’argent qui lui était nécessaire pour sa dépense, et ne lui avaient laissé, comme je l’ai dit, que ces joyaux et quelque peu de monnaie, mais qui ne put suffire pour achever son voyage. Comme il ne voulait pas vendre ses joyaux, il faisait ce qu’il pouvait pour subsister, et il fut même contraint de mendier pour vivre et pour continuer sa route (note : Ce dépouillement du Faible en la foi marque l’état d’un homme qui, tout en restant attaché dans le fond à la foi vivifiante, est cependant si faible qu’il se laisse abattre, dépouiller spirituellement de toute joie, de toute confiance, et vit à plusieurs égards bien misérable dans son intérieur.)

Chapitre 29: Suite des réflexions sur les âmes faibles dans la foi.

L’Espérant. — Mais n’est-il pas surprenant qu’ils ne lui aient pas emporté son témoignage (note : Le sceau dont Dieu marque les siens, l’assurance intérieure qu’Il donne aux élus de leur élection. L’Espérant s’étonne avec raison que ces chutes du Faible en la foi ne l’aient pas conduit à une entière infidélité.), qui devait le faire recevoir à la porte du ciel ?

Le Chrétien. — Ce fut, en effet, une merveille ; car dans le trouble où il se trouvait alors, il était incapable de prendre la moindre précaution pour mettre son témoignage en sûreté. Mais par un effet de la bonne providence, ils ne le trouvèrent point.

L’Espérant. — Ce fut sans doute une grande consolation pour lui.

Le Chrétien. — Il est vrai qu’il aurait pu en tirer les plus grandes consolations, s’il avait su s’en servir comme il aurait dû le faire. Mais on m’a assuré qu’il s’en était très peu prévalu tout le long du chemin, à cause de la frayeur que ces malheureux lui avaient causée ; il fut même longtemps sans y penser ; et lorsque ses joyaux lui revinrent à l’esprit, et qu’il tâchait parfois d’en tirer quelque consolation, le souvenir de sa perte faisait sur lui une impression si vive, que toute autre pensée en était absorbée.

L’Espérant. — Ah ! le pauvre homme, que son état était à plaindre ! Quelle ne devait pas être en effet son affliction lorsqu’il se voyait ainsi dépouillé et cruellement maltraité dans un lieu étranger comme celui où il se trouvait alors ! Il y en avait là assez pour mourir de tristesse.

Le Chrétien. — Aussi ne fit-il autre chose, comme je l’ai appris, durant tout son voyage, que soupirer et gémir très amèrement (note : C’est assez communément le sort de ceux qui, tout en vivant dans la foi, sont cependant encore partagés et infidèles. Ils ont alors tout à la fois les épreuves spirituelles et les temporelles.), en récitant à tous ceux qu’il rencontrait le cruel traitement qu’il avait éprouvé, tout ce qu’il avait perdu et souffert.

L’Espérant. — Mais il est surprenant que dans une nécessité si pressante, il n’ait pas été poussé à vendre ses joyaux, afin de s’en servir pour les besoins de son voyage (note : C’est-à-dire à abandonner ses principes de foi et de christianisme, qui entraient pour une si grande part dans ses peines, et à chercher des ressources dans le monde.).

Le Chrétien. — Vous en parlez, mon frère, comme un homme qui a encore des écailles devant les yeux ; car, dites-moi, je vous prie, contre quoi les aurait-il pu vendre ? Dans toute la contrée où il fut volé, ces sortes de joyaux ne sont point estimés. D’ailleurs c’était là tout ce qui pouvait lui donner un peu de consolation et quelque courage dans toutes ses peines. Enfin, s’il n’avait pas pu montrer ses joyaux à la porte de la cité céleste, il aurait été exclu, et n’aurait point eu de part à l’héritage qu’il cherchait. C’est ce qu’il savait très bien ; et cela lui aurait été infiniment plus sensible que les assauts de mille voleurs.

L’Espérant. — Vous êtes bien sévère, mon frère. Ésaü vendit bien son droit d’aînesse pour un potage de lentilles, bien que la primogéniture fût ce qu’il avait de plus précieux. Pourquoi le Faible en la foi n’aurait-il pas pu en faire autant ?

Le Chrétien. — Il est vrai qu’Ésaü vendit son droit d’aînesse ; mais ce fut aussi la cause pour laquelle il fut rejeté et privé de la meilleure bénédiction. Et c’est ce qui arrive encore aujourd’hui à tant de malheureux qui suivent son exemple. Mais vous devez distinguer l’état de ces gens de celui du Faible en la foi ; car Ésaü faisait de son ventre son dieu, non pas celui-ci. Le péché d’Ésaü provenait uniquement de sa convoitise charnelle, car il disait : S’il faut que je meure, de quoi me servira cette primogéniture [Genèse chapitre 25 verset 32] ? Mais quant au Faible en la foi, quoique son caractère fût de n’avoir qu’une petite foi, cependant il en avait assez pour ne pas s’abandonner à un si énorme péché. Voilà la raison qui lui fit reconnaître le prix de ses joyaux, et les estimer assez pour ne pas les vendre, comme Ésaü fit de son droit d’aînesse. Vous ne lisez nulle part qu’Ésaü ait eu de la foi, non pas même dans son plus petit degré. C’est pourquoi il n’est pas étonnant qu’une personne en qui l’affection de la chair domine, comme cela a lieu dans un homme qui n’a point de foi, vende ses privilèges spirituels, son âme et tout ce qu’il a, fût-ce même au démon. Car il en est d’un tel homme, selon les expressions des prophètes, comme d’un âne sauvage dans le désert, humant le vent à son plaisir, et courant avec une ardeur excessive, sans qu’on puisse l’arrêter [Jérémie chapitre 2 verset 24]. Lorsque de telles gens sont attachés à quelque volupté, ils veulent en jouir à quelque prix que ce soit. Mais le Faible en la foi était disposé tout autrement : son cœur était tourné du côté du ciel ; il aimait les choses spirituelles et célestes. Quelle apparence y a-t-il que dans ces dispositions il eût voulu vendre ces joyaux pour des choses de néant ? Qui voudrait seulement donner un denier de cet argent-là pour se rassasier ? Ou qui pourrait forcer une tourterelle à se poser sur un cadavre comme un vil corbeau (note : Qui pourrait forcer une âme encore tant soit peu tournée vers le ciel à se reposer, pour sa pâture et son bonheur, sur les objets dégoûtants ou coupables des passions terrestres ?) ? Bien qu’un incrédule engage et vende tout ce qu’il a pour satisfaire ses passions charnelles, et qu’il cherche son bonheur dans ces choses, il n’en est pas de même de celui qui a la foi, la foi salutaire, quoique faible. Il ne peut en user de cette manière, et c’est ce que vous ne compreniez pas.

L’Espérant. — Je le confesse ; mais votre sévérité m’avait d’abord fait quelque peine.

Le Chrétien. — Et pourquoi ? Je vous comparais seulement à ces petits oiseaux qui ne font que sortir de leur coquille, et qui courent par-ci par-là, bien qu’ils n’aient pas encore les yeux ouverts et qu’ils ne sachent où ils vont. Mais passons ; regardez seulement à la chose dont il est question : nous serons bientôt d’accord.

L’Espérant. — Mais, mon cher Chrétien, je crois que ces trois scélérats n’étaient que des poltrons (note : Que ces trois tentations n’étaient que des tentations très faibles.), autrement ils n’auraient pas fui au moindre bruit qu’ils entendirent. C’est ce qui devait encourager le Faible en la foi, et lui inspirer la résolution de se mettre en défense, et de ne se rendre qu’à la dernière extrémité.

Le Chrétien. — Chacun dit bien qu’ils sont poltrons ; mais au temps de la tentation et de l’épreuve, il y en a peu qui les trouvent tels. Vous parlez d’un grand courage, mais le Faible en la foi ne l’avait pas. Et peut-être que si vous-même vous eussiez été à la place de cet homme, vous vous seriez d’abord un peu défendu, et puis laissé prendre. Enfin, souvenez-vous que ce sont là des voleurs qui surprennent les voyageurs. Ils sont au service du roi de l’Abîme sans fond, qui vient lui-même à leur secours dans le besoin, et dont la voix ressemble à celle d’un lion rugissant. Je me trouvai aussi un jour, comme le Faible en la foi, dans cette extrémité, et j’éprouvai combien c’est une chose terrible ; car ces hommes s’étant jetés sur moi, je me mis en défense comme il convient à un véritable chrétien. Mais au premier cri, leur maître vint à leur secours : alors j’aurais donné ma vie pour une obole ; mais, par une direction de Dieu, je me trouvai revêtu d’armes à l’épreuve ; et malgré cela, quoique je fusse armé si avantageusement, j’éprouvai combien il est difficile de combattre avec courage. Personne ne saurait exprimer ce qui se passe dans ce combat que celui qui y a passé.

L’Espérant. — Vous avez vu cependant qu’ils ont fui dès qu’ils ont eu seulement le soupçon que Grande Grâce approchait.

Le Chrétien. — Il est vrai ; et il est souvent arrivé qu’eux et leur maître ont pris la fuite à l’approche de ce personnage ; ce qui n’est pas surprenant, puisqu’il est de la compagnie du Roi. Mais vous mettez pourtant de la différence entre un Faible en la foi et un champion du Roi. Tous les sujets du Roi ne sont pas aussi vaillants les uns que les autres ; il est aisé de juger qu’un petit enfant ne pourrait pas soutenir l’effort d’un Goliath comme un David, ou qu’on ne doit pas chercher la force du taureau dans un roitelet. Il y a des forts et des faibles ; les uns ont une grande foi, les autres une petite. Cet homme était du nombre des faibles, c’est pourquoi il fut si maltraité.

L’Espérant. — J’aurais souhaité, pour l’amour de lui, que ses ennemis eussent eu Grande Grâce en tête.

Le Chrétien. — Quand cela eut été, il aurait peut-être encore eu bien de la peine ; car quoique Grande Grâce soit incontestablement très habile à manier ses armes, toutefois, lorsque le Timide, le Défiant, et quelques autres encore, peuvent avancer un peu, on ne les met pas si aisément en fuite. Or, quand un homme tient son ennemi sous ses pieds, vous savez ce qu’il peut faire. Aussi, quand on regarde de près Grande Grâce, on découvre sur son visage divers coups et cicatrices, qui sont des preuves bien convaincantes de ce que je dis, et j’ai ouï raconter qu’étant une fois aux prises avec ses ennemis, il s’est écrié : Nous avons été en grande perplexité, même de la vie ; et même nous nous sommes vus comme si nous eussions reçu en nous-mêmes la sentence de la mort (2 Corinthiens chapitre 1 versets 8 et 9). Quelles plaintes, quels soupirs ces mêmes ennemis n’ont-ils pas arrachés à Moïse, à David, à Ézéchias, quoiqu’ils aient été de leur temps des champions du Roi ! Ah ! qu’ils devaient user de circonspection dans leur chemin, et se tenir sur leurs gardes lorsqu’ils étaient attaqués ! Plusieurs même ne pouvaient s’empêcher d’en être abattus. C’est ce qui arriva, comme vous le savez, à saint Pierre.

Ajoutez à cela que le roi de ces brigands n’est jamais si loin qu’il ne puisse les entendre, et qu’il est toujours prêt à leur venir en aide au moindre signal. On pourrait dire de lui ce qui est dit à un autre sujet : Qui s’en approchera avec l’épée ? Elle ne pourra pas subsister devant lui, non plus que la hallebarde, le dard ou la cuirasse. Il ne redoute pas plus le fer que la paille, et l’airain que du bois pourri ; la flèche ne le fera point fuir ; les pierres de fronde ne lui sont pas plus que du chaume. Il tient les machines de guerre comme des brins de chaume, et il se moque lorsqu’on lance le javelot (Job chapitre 41 versets 17 à 20). Que faire quand on a de pareils ennemis en tête ? De pauvres combattants comme nous ne doivent jamais souhaiter une semblable rencontre, ni se vanter de mieux faire que les autres lorsque nous entendons dire qu’ils ont été battus. Ne nous entêtons jamais de notre valeur, puisque ce sont ceux à qui cela arrive qui se montrent ordinairement les plus faibles au temps de la tentation. C’est ce dont nous avons un exemple bien frappant dans Pierre, dont je viens de vous parler. Il se vantait de faire mieux que les autres, et sa vanité lui faisait croire qu’il aurait plus de fermeté au service de son Maître que tous les autres disciples ; mais qui a jamais été plus humilié, et qui a jamais fait une chute plus lourde que lui ?

C’est pourquoi, lorsque nous entendons parler de tels brigandages qui s’exercent sur le chemin royal, nous devons faire deux choses. Premièrement, nous bien armer avant de nous mettre en chemin, et surtout nous pourvoir d’un bouclier ; car c’est par défaut d’un bouclier que la plupart de ceux qui sont vaincus se trouvent dans ce cas. L’ennemi ne nous craint plus du tout lorsque nous en sommes dépourvus. Voilà pourquoi un homme qui entendait fort bien la manière de combattre dans ce combat, disait : Sur toutes choses, prenez le bouclier de la foi, par lequel vous puissiez éteindre tous les dards enflammés du malin (Éphésiens chapitre 6 verset 16). Une autre chose qui est nécessaire dans notre voyage, c’est d’implorer la protection du Roi, de le supplier qu’il Lui plaise de nous y accompagner Lui-même. C’est ce qui fit triompher David dans la vallée obscure ; et Moïse aurait mieux aimé mourir que de faire un pas plus avant sans son Dieu (Exode chapitre 33 verset 15). Ô mon frère, lorsqu’il Lui plaît de nous accompagner, devons-nous craindre nos ennemis, quand ils seraient au nombre de cent mille (Psaume 3) ? Mais sans Lui les plus intrépides seront renversés.

Quant à moi, je me suis aussi trouvé ci-devant dans un pareil combat ; et quoique par la bonté de Dieu je sois encore en vie, cependant je ne puis point me glorifier de ma bravoure, et je serai bien heureux si je suis exempt à l’avenir de pareils assauts ; mais je crains fort que nous n’ayons pas encore échappé à tous ces dangers. Cependant, je dirai avec David, quoi qu’il puisse arriver : Comme Dieu m’a délivré de la griffe du lion et de la patte de l’ours, il me délivrera bien encore de tous ces Philistins incirconcis qui pourront se présenter [1 Samuel chapitre 17 verset 37].

Sur cela, le Chrétien se mit à chanter ces couplets :

Une foi débile et tremblante
Ne peut résister à l’effort
D’un ennemi cruel et fort.
On la voit bientôt chancelante
Dès que Satan et ses suppôts
Lui livrent les moindres assauts.

Mais un bouclier invincible
C’est la fermeté de la foi,
Qui ne subit jamais la loi
De l’ennemi le plus terrible.
En vain Satan et ses suppôts
Lui livrent leurs mortels assauts.

De nos plus terribles alarmes
Sachons, comme fit Israël,
Être vainqueur de l’Éternel
Par nos prières et nos larmes ;
Alors Satan et ses suppôts
Nous livrent en vain mille assauts.

Chapitre 30: L’âme séduite par Satan transformé en ange de lumière. — Pensées d’athéisme. — Tentation au sommeil spirituel.

Ils poursuivaient ainsi leur voyage, et l’Ignorant les suivait. Enfin, ils arrivèrent dans un lieu où il y avait un sentier qui paraissait aussi droit que le chemin où ils avaient marché, de sorte qu’ils se trouvèrent fort embarrassés sur le choix qu’ils devaient faire, ce qui les engagea à s’arrêter un peu de temps pour délibérer sur le parti qu’ils auraient à prendre. Pendant qu’ils consultaient, il survint un homme qui avait la peau d’un Maure, mais qui était couvert d’un vêtement de fine étoffe. Il leur demanda pourquoi ils étaient arrêtés là ? À quoi ils répondirent qu’ils allaient à la cité céleste, mais qu’ils ne savaient trop quel chemin ils devaient choisir des deux qui se présentaient.

— Suivez-moi, répondit cet homme ; le droit chemin est celui où je marche.

Ils le suivirent donc dans ce sentier qui était à côté du droit chemin. Mais plus ils marchaient, plus ils s’éloignaient du lieu où ils avaient dessein d’aller, tellement qu’en peu de temps ils perdirent la cité de vue. Cependant ils ne laissaient pas d’avancer toujours, lorsqu’ils se trouvèrent enveloppés, sans y prendre garde, d’un filet où ils furent tellement serrés tous deux, qu’ils ne savaient plus que devenir. Dans ce moment l’habit blanc tomba de dessus les épaules de l’homme noir, et alors ils virent où ils en étaient. Ils demeurèrent là pendant quelque temps sans pouvoir seulement se débattre ; alors ils s’abandonnèrent à d’amers gémissements.

— Ah ! disait le Chrétien à son compagnon, je reconnais à présent mon égarement. Les Bergers ne nous avaient-ils pas avertis de nous garder du Séducteur ? Maintenant nous éprouvons ce que dit le sage : L’homme qui fait l’hypocrite avec son prochain étend des filets devant ses pas (Proverbes chapitre 29 verset 5).

— Ils nous avaient aussi donné des instructions pour la route, dit l’Espérant, afin que nous ne pussions manquer le chemin : mais nous avons été des négligents. Ne fallait-il pas lire notre instruction, et nous donner garde du défilé du Destructeur ? David fut en cela beaucoup plus sage que nous, car il dit : Quant aux œuvres des hommes, je me suis donné garde, selon ta Parole, du train des méchants (Psaume 17 verset 4).

C’est ainsi qu’ils déploraient leur malheur, enveloppés dans ce filet. Enfin, ils aperçurent un homme habillé de blanc, et blanc lui-même, qui venait à eux avec un fouet de cordelettes en sa main. Lorsqu’il fut arrivé près d’eux il leur demanda ce qu’ils faisaient là.

— Nous sommes, répondirent-ils, de pauvres voyageurs qui allons à la montagne de Sion ; mais nous avons été détournés du chemin par un séducteur qui nous a dit : « Suivez-moi, car j’y vais aussi ».

Alors celui qui avait le fouet à la main leur dit : — C’était, en effet, un séducteur, un faux apôtre qui s’était transformé en ange de lumière (2 Corinthiens chapitre 11 verset 14).

En même temps il rompit le filet et les mit en liberté, en leur disant : — Suivez-moi maintenant, afin que je vous remette dans le chemin.

Il les reconduisit ainsi dans le bon chemin, et leur demanda en même temps où ils avaient couché la dernière nuit. Ils répondirent :

— Chez les bergers, sur les aimables collines.

Il s’informa encore s’ils n’avaient pas été instruits par les bergers du droit chemin ? Ils répondirent que oui. Ensuite il leur demanda si, lorsqu’ils s’étaient arrêtés, ils avaient mis la main dans leur sein pour en retirer leur instruction et la relire (note : Dans tout cas difficile, nous devons chercher les instructions de Dieu dans Sa Parole et dans la prière.). Ils dirent que non. Sur quoi leur ayant demandé pourquoi ils ne l’avaient pas fait, ils dirent qu’ils l’avaient oublié. Enfin, il leur demanda si les bergers ne les avaient pas avertis de se donner garde du Séducteur.

— Oui, répondirent-ils ; mais nous ne pouvions imaginer que cet homme, qui usait de tant de flatteries et qui parlait si bien, fût un séducteur.

Là-dessus il leur infligea un châtiment sévère, pour leur apprendre par ce moyen à rester dans le droit chemin, et leur dit :

Je reprends et je châtie tous ceux que j’aime : reprends donc courage et te repens (Apocalypse chapitre 3 verset 19).

Ensuite il leur commanda de continuer leur route, et de considérer soigneusement les autres adresses que les bergers leur avaient données. Ils le remercièrent de la délivrance et même du châtiment qu’il leur avait accordé, et ils continuèrent à marcher doucement, en chantant ces paroles :

Prenez exemple ici, vous qui suivez les traces
Qui mènent en Sion ;
Et voyez dans quelles disgrâces
Nous jette la séduction
Des esprits déguisés en anges de lumière
Qu’on rencontre dans sa carrière.

Une âme qui se perd hors de la droite voie
Va tomber dans un rets
Qui la fait devenir la proie
De mille sensibles regrets.
En vain, pour se tirer de sa chute imprudente,
Elle s’agit et se tourmente.

Mais si dans ce malheur Dieu permet qu’elle tombe,
Ce n’est pas pour toujours.
Il ne veut pas qu’elle succombe :
Son Sauveur vient à son secours,
Et s’Il exerce encore un châtiment sur elle,
C’est pour la rendre plus fidèle.

Après avoir un peu marché, ils virent quelqu’un de loin qui s’approchait tout doucement, et qui marchait tout seul dans le chemin battu à leur rencontre. Dès que le Chrétien le vit, il dit à son compagnon :

— Je vois là un homme qui tourne le dos à Sion.

L’Espérant dit : — Prenons maintenant bien garde que celui-ci ne soit un autre séducteur.

Cependant il approchait de plus en plus jusqu’à ce qu’ils se joignirent ; et le nom de cet homme était l’Athée. Il leur demanda où ils allaient.

— Nous allons, répondit le Chrétien, à la cité de Sion.

Alors l’Athée se mit à rire à gorge déployée (cependant son rire avait quelque chose de forcé).

Le Chrétien. — Hé ! pourquoi riez-vous de la sorte ?

— Je ris, leur répondit-il, de ce que vous êtes si simples que d’entreprendre un voyage si pénible pour n’en avoir que la peine.

Le Chrétien. — Comment ! Croyez-vous que nous ne puissions rien obtenir ?

L’Athée. — Qu’obtiendrez-vous ? Il n’y a point de lieu tel que celui que vous vous figurez dans tout ce monde (note : C’est parfaitement à ce mot très juste et singulier que reviennent toutes les objections des athées et des incrédules.).

Le Chrétien. — Il est vrai ; mais bien dans le monde à venir.

L’Athée. — Lorsque j’étais dans ma maison et dans mon pays, j’entendais souvent parler de cette cité. Là-dessus je me suis mis en chemin pour la voir une fois ; j’ai bien cherché cette cité pendant vingt ans, mais je n’en ai pas vu davantage que le premier jour de mon voyage.

— Quant à nous, dit le Chrétien, nous avons ouï et nous avons cru que ce lieu existait réellement.

L’Athée. — Si je ne l’avais pas d’abord cru comme vous, je ne serais pas venu si loin le chercher. Mais quoique je sois allé beaucoup plus avant que vous, je n’ai point trouvé de telle ville ; c’est ce qui me fait croire que ce lieu est une chimère, et ce qui m’engage à rebrousser chemin et à chercher désormais mon contentement dans les choses que j’avais d’abord rejetées pour courir après ces biens imaginaires.

Le Chrétien, se tournant du côté de son compagnon, lui dit :

— Ce que cet homme vient de dire serait-il véritable ?

— Mais, répondit l’Espérant, prenez garde que ce ne soit encore un séducteur, et souvenez-vous combien il nous en a coûté d’avoir prêté l’oreille à de pareils discours. N’y aurait-il point de montagne de Sion ? N’avons-nous pas entrevu la porte du ciel du sommet des aimables collines ? Ne faut-il pas maintenant que nous cheminions par la foi (2 Corinthiens chapitre 5 verset 7) ? Passons donc outre, de peur que l’homme qui tenait le fouet ne revienne. Vous devriez plutôt me faire cette leçon que j’ai ouïe de vous : Mon fils, éloigne-toi des discours qui pourraient t’apprendre à désobéir aux leçons de la sagesse. N’écoutons point ces choses.

Le Chrétien. — Je ne vous ai pas fait ma question comme si je doutais de la vérité de votre foi, mais je voulais seulement vous éprouver, et mettre au jour les fruits de la vôtre. Car, quant à cet homme, je sais qu’il est aveuglé par le dieu de ce siècle (2 Corinthiens chapitre 4 verset 4). Mais pour nous, continuons notre chemin, puisque nous savons que nous avons cru à la vérité, et que ce n’est point un mensonge.

— Maintenant, dit l’Espérant, je me réjouis dans l’espérance de la gloire de Dieu [Romains chapitre 5 verset 2].

Ainsi ils se séparèrent de cet homme, qui, se moquant d’eux, passa son chemin.

Je vis aussi dans mon songe qu’enfin les deux amis arrivèrent dans une contrée où l’air a la propriété de causer des vertiges et des assoupissements. L’Espérant s’y trouva tout particulièrement abattu et appesanti par le sommeil ; il disait au Chrétien :

— Je commence à être si appesanti, que j’ai peine à ouvrir les yeux. Couchons-nous un peu ici pour y dormir un moment.

Le Chrétien. — Nullement, de peur que nous ne nous endormions pour toujours.

L’Espérant. — Pourquoi, mon frère ? Le sommeil est doux à ceux qui sont fatigués du travail. Si nous prenions un peu de repos, nous acquerrions de nouvelles forces.

Le Chrétien. — Ne vous souvient-il pas que l’un des bergers nous exhorta à nous garder du Terroir enchanté ? Sa pensée n’était autre, sinon que nous devions nous garder du sommeil. C’est pourquoi ne dormons point comme les autres ; mais veillons et soyons sobres (1 Thessaloniciens chapitre 5 verset 6).

L’Espérant. — Je me confesse coupable, et si j’eusse été seul ici, je serais tombé en danger de mort par mon sommeil. Maintenant je reconnais la vérité de ce que dit le sage : Deux valent mieux qu’un [Ecclésiaste chapitre 4 verset 9]. Jusqu’ici, votre compagnie m’a été bien utile.

Le Chrétien. — Venez donc, mon frère, et prévenons le sommeil par quelque entretien édifiant.

L’Espérant. — Je le veux de tout mon cœur.

Le Chrétien. — Par où voulons-nous donc commencer ?

L’Espérant. — Par le récit de votre conversion.

Le Chrétien. — J’y consens ; mais permettez que je chante encore auparavant un cantique.

Une âme qui se sent pressée
D’un sommeil accablant au milieu du danger,
A besoin, pour s’en dégager,
D’un sage et bon ami qui la tienne éveillée.

Ainsi l’union des fidèles,
Dans ce temps de combat, est un des plus grands biens.
Par leurs mutuels entretiens
Ils peuvent éviter des blessures mortelles.

Ah ! que l’Église aurait de grâces ;
Qu’elle ferait briller de vertus et d’attraits,
Si les enfants du Roi de paix
S’unissaient à l’envi pour marcher sur Ses traces !

Chapitre 31: L’œuvre de Dieu dans l’homme pour l’amener à la conversion. — Conviction du péché. — Inutilité de nos bonnes œuvres pour nous rendre agréables à Dieu.

— Maintenant je vous demande, continua le Chrétien, comment en êtes-vous venu à entreprendre le voyage que vous poursuivez à présent ?

L’Espérant. — J’ai vécu longtemps dans la recherche des choses visibles qui étaient exposées en vente dans notre foire, et qui m’auraient infailliblement précipité dans une perdition éternelle si je m’y fusse arrêté plus longtemps.

Le Chrétien. — Quelles étaient donc ces choses ?

L’Espérant. — C’étaient les trésors et les richesses du monde. J’ai aussi pris plaisir à l’ivrognerie, à la gourmandise, au mensonge et à la corruption. Mais enfin, je remarquai, par l’ouïe et la méditation des choses divines que j’entendis, tant de votre bouche que de celle de votre cher frère le Fidèle (qui a été mis à mort dans la Foire de la vanité à cause de sa foi), que la fin de toutes ces choses est la mort (Romains chapitre 6 versets 21 et 23), et qu’à cause d’elles la colère de Dieu vient sur les enfants de rébellion (Éphésiens chapitre 5 verset 6).

Le Chrétien. — Mais cette conviction eut-elle assez de force pour vous retirer entièrement du péché ?

L’Espérant. — Nullement ; je ne tardai pas à reconnaître la malice qui est cachée dans le péché, et la malédiction qui en est la suite ; mais dans les premières agitations et les premières frayeurs que la Parole excitait en mon âme, je tâchais de fermer les yeux à cette lumière.

Le Chrétien. — D’où vient que vous résistiez de la sorte aux premières opérations de l’Esprit de Dieu ?

L’Espérant. — Ma résistance provenait de plusieurs causes : 1° J’ignorais que ce fût là une œuvre de Dieu en moi. Je n’aurais jamais pensé que Dieu eût commencé l’œuvre de la conversion du pécheur par la conviction de son péché. 2° Le péché était encore doux à ma chair, et je n’avais aucun penchant à le quitter. 3° Je ne savais comment faire pour rompre avec mes anciennes compagnies. Leurs conversations et leurs manières avaient encore pour moi quelque chose d’attrayant. 4° Les moments où je ressentais ces convictions m’étaient très fâcheux et insupportables, tellement que je ne pouvais pas y passer.

Le Chrétien. — Je crois pourtant que vous aviez quelque intervalle dans vos tristesses et dans votre agitation ?

L’Espérant. — Il est vrai ; mais elles revenaient avec la même violence et même toujours plus rudement.

Le Chrétien. — Mais qui est-ce qui vous remettait ainsi vos péchés devant les yeux ?

L’Espérant. — Plusieurs choses ; entre autres :

1° Lorsque je rencontrais un homme de bien dans les rues ;

2° Lorsque j’entendais lire la Bible ;

3° Lorsque j’avais même la plus petite indisposition, un mal de tête, etc. ;

4° Lorsqu’on me disait qu’un de mes voisins était tombé malade ;

5° Lorsque j’entendais sonner les cloches pour un mort ;

6° Lorsque je venais à penser à ma fin ;

7° Lorsque j’apprenais que quelqu’un était mort subitement ;

8° Principalement, lorsque je pensais en moi-même que bientôt je viendrais en jugement.

Le Chrétien. — Pouviez-vous facilement éloigner de vous ce souvenir amer de vos péchés, lorsqu’il se présentait à vous à l’occasion d’une de ces choses ?

L’Espérant. — Non ; car il s’attachait trop fortement à ma conscience, et lorsqu’il me venait seulement à la pensée de retourner à mes péchés précédents, c’était pour moi un double martyre.

Le Chrétien. — Comment donc vous y prîtes-vous ?

L’Espérant. — Il me semblait que je devais travailler à changer de vie, qu’autrement je serais certainement damné.

Le Chrétien. — Mais fîtes-vous tous vos efforts pour exécuter ce projet ?

L’Espérant. — Oui, et non seulement je m’abstins de tous mes péchés précédents, mais je fuyais même la compagnie des pécheurs que j’avais fréquentés. Je m’adonnais à des occupations pieuses, telles que sont la prière, la lecture, la considération de mes péchés. Je pleurais sur mes fautes, je m’appliquais à parler en vérité avec tous mes alentours et à d’autres choses semblables qu’il me serait trop long de réciter.

Le Chrétien. — Ne vous imaginiez-vous pas alors d’être en bien bon état ?

L’Espérant. — Oui ; mais cela ne dura pas longtemps, car enfin mes inquiétudes revinrent, même au sujet de mon amendement.

Le Chrétien. — Comment cela se pouvait-il, s’il était vrai que vous vous fussiez amendé ?

L’Espérant. — Plusieurs choses me causaient ces inquiétudes, particulièrement certains passages de l’Écriture, tels que sont ceux-ci : Toutes nos justices sont comme un vêtement souillé (Ésaïe chapitre 64 verset 6). Personne ne sera justifié par les œuvres de la loi (Galates chapitre 2 verset 16). Quand vous aurez fait toutes les choses qui vous sont commandées, dires : Nous sommes des serviteurs inutiles, car nous n’avons fait que ce que nous étions obligés de faire (Luc chapitre 17 verset 10), et d’autres semblables, d’où je tirais ces conséquences : Si toutes mes justices sont comme un vêtement souillé, si personne ne peut être justifié par les œuvres de la loi, si nous sommes des serviteurs inutiles, lors même que nous aurions fait tout ce que nous étions tenus de faire, c’est évidemment une folie que de s’imaginer que j’aurai quelque part au ciel par mon obéissance à la loi. Je pensais encore en moi-même : Si quelqu’un était débiteur de cent écus à un marchand et qu’il se bornât à lui payer exactement depuis un certain jour tout ce qu’il lui achèterait à partir de cette époque, cesserait-il pour cela d’être son débiteur pour les cent écus précédents ? Le marchand n’aurait-il pas toujours le droit de le poursuivre et même de le faire mettre en prison pour sa vieille dette jusqu’à ce qu’il l’eût payée ?

Le Chrétien. — Comment vous appliquiez-vous cela ?

L’Espérant. — Voici comment je raisonnais en moi-même : J’ai contracté une grosse dette par mes péchés sur les livres de Dieu, et mon amendement présent ne peut effacer cette obligation passée. Ainsi, il me reste toujours à chercher comment je pourrais être délivré de la condamnation que j’ai attirée sur moi par mes iniquités précédentes.

Le Chrétien. — Voilà une bonne application ; continuez, cher ami.

L’Espérant. — Il y avait encore autre chose qui me travaillait, même après ma conversion ; car lorsque j’observais d’un peu de près mes meilleures œuvres, j’y découvrais de nouveaux péchés qui se mêlaient à ce que je faisais de meilleur : de sorte que j’étais obligé de conclure que j’avais commis assez de péchés, même en pratiquant mes devoirs, pour mériter la condamnation, lors même que ma vie aurait été sans tache à d’autres égards.

Le Chrétien. — Que fîtes-vous alors ?

L’Espérant. — Je ne savais plus que faire jusqu’à ce qu’enfin je découvris l’angoisse de mon esprit au Fidèle, car nous étions très liés, et il me dit que si je ne pouvais mettre en avant pour moi la justice d’un répondant qui n’eût jamais péché, je ne serais jamais à couvert du jugement, ni par ma propre justice, ni par celle de tous les hommes ensemble.

Le Chrétien. — Crûtes-vous bien qu’il vous disait la vérité ?

L’Espérant. — S’il m’avait dit cela lorsque je m’applaudissais à moi-même et que j’étais si content de mon amendement, je l’aurais traité de fou pour le récompenser de toute la peine qu’il prenait. Mais, après avoir appris à connaître toutes mes faiblesses et les péchés qui étaient attachés à mes meilleures actions, j’ai compris et reçu avidement ce qu’il me dit à ce sujet…

Le Chrétien. — Mais, lorsqu’il vous en parla pour la première fois, pouviez-vous bien vous imaginer qu’il pût se trouver, parmi les hommes, un homme dont on pût dire, avec vérité, qu’il n’a jamais commis de péché ?

L’Espérant. — Il faut que je vous avoue que cela me parut d’abord étrange ; mais, après quelques conversations que j’eus encore avec lui, j’en demeurai pleinement convaincu.

Le Chrétien. — Ne lui demandâtes-vous pas quel était cet homme et comment il pourrait se faire que sa justice vous fût imputée ?

L’Espérant. — Oui ; et il me dit que cet homme était le Seigneur Jésus qui est assis à la droite de Dieu (Hébreux chapitre 1 verset 3). Et voici, ajouta-t-il, comment vous devez être justifié par lui : c’est par la confiance en lui (Romains chapitre 4 versets 23 et 24), en Sa vie méritoire et en Sa mort sur la croix. Je lui demandai encore comment il pouvait se faire que la justice d’un homme en pût justifier un autre devant Dieu. Il me répondit que nous ne pourrions résoudre cette question et beaucoup d’autres semblables que lorsque nous aurions résolu celle sur l’union de Dieu avec un homme dans la personne de Jésus Christ ; mais que, sans rechercher curieusement toutes ces choses, nous pouvions espérer en cette parole du Sauveur : Je me sanctifie moi-même pour eux (Jean chapitre 17 verset 19).

Le Chrétien. — Eûtes-vous d’abord assez de confiance et de simplicité de cœur pour embrasser par la foi ces consolantes vérités ?

L’Espérant. — Je fis d’abord beaucoup d’objections ; mais le Fidèle me recommanda de m’adresser, par la pensée, à Jésus Christ, ce Sauveur des hommes, qui assurait le salut à tous ceux qui croyaient en Lui, et de ne regarder qu’à Lui. Je pensais que c’était une témérité : mais lui, il assurait que non ; « car », disait-il, « vous êtes appelés à venir à Lui ». Il me donna aussi un livre qui contenait plusieurs invitations de Jésus pour m’encourager à aller à Lui avec plus de confiance, m’assurant qu’un seul point de ce livre était plus ferme que le ciel et la terre (Matthieu chapitre 5 verset 18). Je lui demandai encore ce que je devais faire quand j’irais à Lui ? Il répondit que je devais prier le Père de tout mon cœur à genoux pour qu’Il voulût bien manifester Son Fils en moi. « Vous le trouverez », me dit-il, « assis sur son trône de grâce (Exode chapitre 25 verset 22 ; Hébreux chapitre 4 verset 16), où Il se tient pendant toute l’année pour absoudre tous ceux qui vont à Lui pour obtenir miséricorde ». Je lui objectai encore que je ne savais pas ce que je devais dire. Il me répondit : « Dites seulement : Ô Dieu ! sois apaisé envers moi, qui suis un grand pécheur [Luc chapitre 18 verset 13], et donne-moi de connaître ton Fils et de croire en Lui ; car je vois que sans Sa justice et sans la foi en cette justice, je suis perdu sans ressource. Seigneur ! je crois que tu es un Dieu miséricordieux, et que tu as donné ton Fils Jésus Christ pour être le Sauveur du monde ; que tu l’as donné pour sauver les pauvres pécheurs, dont je suis le premier [1 Timothée chapitre 1 verset 15] ».

Le Chrétien. — Fîtes-vous comme il vous l’avait commandé ?

L’Espérant. — Oui, vraiment, et non pas une fois ou deux, mais sans relâche.

Le Chrétien. — Dieu vous donna-t-Il aussitôt la clarté et l’assurance que vous Lui demandiez ?

L’Espérant. — Non pas la première fois ni la seconde fois, ni la vingtième fois.

Le Chrétien. — Que fîtes-vous donc ?

L’Espérant. — Je ne savais ce que je devais faire.

Le Chrétien. — Ne vous vint-il pas dans la pensée d’abandonner la prière ?

L’Espérant. — Oui, plus de cent fois.

Le Chrétien. — D’où vient que vous ne le fîtes pas ?

L’Espérant. — Je crus que ce qui m’avait été dit était vrai, savoir : que sans la justice de Christ, je ne pourrais jamais être sauvé. C’est pourquoi je pensais en moi-même que, lors même que je cesserais de prier, je n’en mourrais pas moins, et que dans tous les cas j’aimerais bien mieux mourir devant le trône de grâce qu’autrement. Outre cela il me souvint de ce passage : Bien qu’il tarde, attends-le. Il viendra certainement, et ne tardera point (Habakuk chapitre 2 verset 3). Ainsi je persistai dans ma prière jusqu’à ce que le Père manifesta Son Fils en moi.

Le Chrétien. — Comment cela se fit-il ?

L’Espérant. — Je ne le vis pas de mes yeux corporels, mais des yeux de mon entendement, et cela se passa de cette manière. J’étais un jour fort triste et plus triste même, ce me semble, que je ne l’avais été de toute ma vie. Cette tristesse m’était venue à la vue de la grandeur et de l’énormité de mes péchés ; je ne voyais autre chose devant moi que l’enfer et la damnation éternelle. Alors il me sembla que le Seigneur Jésus venait du ciel vers moi, et me disait : Crois au Seigneur Jésus Christ, et tu seras sauvé (Actes chapitre 16 versets 30 et 31). Mais, Seigneur, Lui dis-je, je suis un si grand pécheur ! À quoi Il répondit : Ma grâce te suffit (2 Corinthiens chapitre 12 verset 9). Et comme je Lui demandai : Seigneur, qu’est-ce que la foi ? je compris par Sa réponse : Celui qui vient à moi n’aura plus faim ; et celui qui croit en moi n’aura plus jamais soif (Jean chapitre 6 verset 35), que croire et aller à Lui est la même chose, et que celui qui va à Jésus Christ de cœur et par ses désirs pour être sauvé par Lui croit véritablement en Lui, et que, par conséquent, il est sauvé. Alors mes yeux se remplirent de larmes, et je Lui demandai en outre : Seigneur, un aussi grand pécheur que je suis peut-il bien être reçu de toi ? Et j’entendis ces paroles : Je ne rejette point celui qui vient à moi (Jean chapitre 6 verset 37). Là-dessus je Lui demandai encore : Mais, Seigneur, comment dois-je te considérer lorsque je viens à toi, afin que ma foi en toi soit suffisamment affermie ? Il me dit : Jésus Christ est venu au monde pour sauver les pécheurs (1 Timothée chapitre 1 verset 15). Il est la fin de la loi pour être la justice de tout homme qui croit (Romains chapitre 10 verset 4). Il a été livré pour nos offenses et il est ressuscité pour notre justification (Romains chapitre 4 verset 25). Il nous a aimés, et il nous a lavés de nos péchés par son sang (Apocalypse chapitre 1 verset 5). Il est le médiateur entre Dieu et les hommes, toujours vivant et intercédant pour nous (1 Timothée chapitre 2 verset 5). De toutes ces choses, je tirai la conclusion que je devais chercher et voir toute ma justice en Sa personne, et que je ne pouvais trouver satisfaction pour tous mes péchés qu’en Son sang ; que tout ce qu’Il a fait en obéissant à la loi de Son Père, et en se soumettant aux peines qu’elle inflige, Il ne l’avait pas fait pour Lui-même, mais pour les pécheurs repentants qui recourent à Lui, qui L’embrassent et qui Le suivent. Sur cela mon cœur se trouva rempli de joie, mes yeux furent baignés de larmes, et toutes les facultés de mon âme furent remplies d’un amour ardent pour le nom, pour le peuple et pour les voies de Jésus Christ.

Le Chrétien. — C’était là vraiment une manifestation de Jésus à votre âme. Mais, je vous prie, dites-moi plus particulièrement quel effet cela produisit dans votre esprit ?

L’Espérant. — Cela me fit voir que tout le monde avec toute sa justice était néanmoins dans un état de damnation. Je compris encore que, puisque Dieu le Père est juste, Il peut justifier d’une manière digne de Lui le pécheur qui vient à Lui. Cela me rendit fort confus de l’abomination de ma vie précédente, et je fus saisi de frayeur quand je réfléchis à mon ignorance passée ; car jamais jusqu’alors je n’avais si bien compris et senti dans mon cœur la beauté et la douceur de Jésus Christ. Cela me fit aimer la sainteté de la vie, et me remplit d’un désir véhément de faire quelque chose à l’honneur et pour la gloire de Christ. En un mot, il me semblait que si j’avais mille vies, je les donnerais volontiers toutes pour l’amour du Seigneur Jésus.

Chapitre 32: Continuation du même sujet. — Fausse manière dont plusieurs comprennent cette vérité fondamentale de la justification par la foi.

Là-dessus l’Espérant, s’étant tourné, entrevit l’Ignorant, qu’ils avaient laissé derrière, et dit au Chrétien :

— Voyez combien ce jeune homme vient avant, sur la même route que nous !

Le Chrétien. — Oui, oui, je le vois bien ; mais il ne cherche pas notre compagnie.

L’Espérant. — Et cependant je puis bien dire que s’il s’était attaché à nous, il n’aurait pas eu lieu de s’en repentir.

Le Chrétien. — C’est vrai ; cependant je ne crains pas de vous assurer qu’il est bien éloigné de cette pensée.

L’Espérant. — Je le crois aussi ; mais, quoi qu’il en soit, nous voulons cependant l’attendre.

Lors donc qu’ils se furent approchés, le Chrétien dit à l’Ignorant :

— Venez ici, mon ami ; pourquoi demeurez-vous en arrière ?

L’Ignorant. — J’aime mieux marcher seul que dans une grande compagnie, à moins qu’elle ne me convienne bien.

Sur cela le Chrétien dit tout bas à l’Espérant :

— Ne vous l’ai-je pas dit qu’il ne se soucie pas de notre compagnie ? Cependant, cherchons encore à nous entretenir avec lui dans ce chemin solitaire.

Puis, se tournant vers l’Ignorant : — Comment vous trouvez-vous maintenant ? lui dit-il. Quel est l’état de votre âme par rapport à Dieu ?

L’Ignorant. — J’espère que tout ira bien ; car je suis rempli de bons mouvements qui m’occupent sans cesse, chemin faisant.

Le Chrétien. — Quels sont ces bons mouvements, je vous prie ? Donnez-nous-en quelque idée.

L’Ignorant. — Je pense à Dieu et au ciel.

Le Chrétien. — Plusieurs en font de même, qui cependant n’y parviendront jamais. L’âme du paresseux, dit le sage, a beaucoup de désirs, mais elle n’obtient rien du tout [Proverbes chapitre 13 verset 4].

L’Ignorant. — Mais moi j’y pense, et je quitte tout pour l’amour de Lui.

Le Chrétien. — Ah ! c’est ce dont je me permettrai encore de douter ; car c’est une chose bien difficile que de tout abandonner ; oui, une chose beaucoup plus difficile que la plupart ne se l’imaginent. Mais comment et par quel moyen avez-vous été porté à abandonner ainsi toutes choses pour Dieu et le ciel ?

L’Ignorant. — Mon cœur me l’a dit ainsi.

Le Chrétien. — Le sage dit que celui qui se confie en son propre cœur est un fou (Proverbes chapitre 28 verset 26).

L’Ignorant. — Cela est dit d’un mauvais cœur ; mais je crois que le mien est bon.

Le Chrétien. — Comment pourriez-vous le montrer ?

L’Ignorant. — C’est qu’il me console par l’espérance du ciel.

Le Chrétien. — Cela peut se faire par la tromperie du cœur même, car le cœur de l’homme peut lui suggérer des consolations par l’espérance de biens qu’il n’a aucun droit d’espérer.

L’Ignorant. — Mais ma vie répond à la disposition de mon cœur ; c’est pourquoi mon espérance est bien fondée.

Le Chrétien. — Qui vous dit cela ?

L’Ignorant. — C’est mon cœur qui me le dit.

Le Chrétien. — Oui, votre cœur vous dit cela ! C’est comme si vous disiez : Demandez à mon compagnon si je suis un voleur ? Si la Parole de Dieu ne vous rend témoignage là-dessus, tous les autres témoignages ne peuvent rien valoir.

L’Ignorant. — Mais un cœur qui a de bonnes pensées n’est-il pas un bon cœur ? Et n’est-ce pas une bonne vie que celle qui s’accorde avec la loi de Dieu ?

Le Chrétien. — Oui, un cœur qui est rempli de bonnes pensées est un bon cœur, et une vie qui est conforme à la loi de Dieu est une bonne vie. Mais autre chose est d’avoir réellement une chose, et autre chose de s’imaginer seulement de l’avoir.

L’Ignorant. — Qu’est-ce donc, je vous prie, que vous entendez par de bonnes pensées et par une vie conforme à la loi de Dieu ?

Le Chrétien. — Les bonnes pensées sont celles qui sont conformes à la Parole de Dieu ; et il y en a de différentes sortes : les unes nous regardent nous-mêmes, d’autres regardent Dieu, et d’autres encore regardent d’autres objets.

L’Ignorant. — Quand est-ce donc que les pensées qui nous regardent nous-mêmes, par exemple, sont conformes à la Parole de Dieu ?

Le Chrétien. — Lorsque nous portons sur nous-mêmes le même jugement que porte la Parole de Dieu. Voici, par exemple, comment elle parle de l’homme dans son état naturel : Il n’y a pas un seul juste, pas un seul qui fasse le bien (Romains chapitre 3 verset 10). Les pensées de l’homme ne sont que mal en tout temps (Genèse chapitre 6 verset 5). L’imagination du cœur des hommes est mauvaise dès leur jeunesse (Genèse chapitre 8 verset 21). Or, c’est lorsque nous avons ces pensées et ces sentiments de nous-mêmes que nos pensées sont bonnes, et qu’elles sont conformes à la Parole de Dieu.

L’Ignorant. — Je ne croirai jamais que mon cœur soit si mauvais !

Le Chrétien. — C’est pour cela même que vous n’avez jamais eu, en toute votre vie, aucune bonne pensée. Mais souffrez que je passe encore plus avant. Comme la Parole porte un jugement contre notre cœur, elle en porte aussi un contre nos voies. Elle dit que les voies des hommes sont des voies obliques (Psaume 125 verset 5) ; que leurs chemins sont des chemins détournés (Proverbes chapitre 2 verset 15) ; que l’homme, de sa nature, s’est égaré des voies de la justice, et qu’il ne les a point connues (Romains chapitre 3 verset 17). Or, quand un homme a ces mêmes pensées-là sur ces voies, et que ses pensées sont accompagnées d’un sentiment sincère et de l’humilité de cœur, alors il a de justes et bonnes pensées sur ses voies, parce que ses pensées s’accordent parfaitement avec le jugement de la Parole de Dieu.

L’Ignorant. — Quelles sont les bonnes pensées par rapport à Dieu ?

Le Chrétien. — Toujours la même règle : lorsque nous avons sur Ses perfections et sur Ses attributs des idées conformes à ce que la Parole nous en dit ; lorsque nous pensons, par exemple, que Dieu nous connaît mieux que nous ne nous connaissons nous-mêmes ; lorsque nous nous disons qu’Il démêle nos intentions les plus secrètes, et que notre cœur, avec toutes ses profondeurs impénétrables, est toujours à découvert devant Ses yeux ; que toute notre justice n’est absolument qu’une souillure à Ses yeux, et que, pour cette raison, nous sommes par nous-mêmes des objets de condamnation devant Lui, surtout lorsque nous nous reposons sur nos bonnes dispositions, ou sur quoi que ce soit que nous croyions voir de bien en nous.

L’Ignorant. — Pensez-vous donc que je sois si fou que de m’imaginer que Dieu ne voit pas plus loin que moi ? Ou que je veuille me justifier devant Lui par mes bonnes œuvres ?

Le Chrétien. — Quelles sont donc vos pensées là-dessus ?

L’Ignorant. — Je pense que je dois croire en Jésus Christ pour être justifié par Lui.

Le Chrétien. — Comment pouvez-vous penser que vous devez croire en Jésus Christ, pendant que vous ne connaissez pas le besoin que vous avez de Lui ? Car, n’ayant jamais reconnu ni senti votre corruption originelle et naturelle, vous êtes nécessairement du nombre de ceux qui n’ont jamais senti non plus la nécessité de la justice qui est en Christ.

L’Ignorant. — Je crois cependant à toutes ces choses.

Le Chrétien. — Mais comment les concevez-vous ?

L’Ignorant. — Je crois que Dieu me sauvera en considération de la manière dont j’aurai obéi à Sa loi ; mais je pense que ce ne sera cependant qu’en vertu d’une bonté toute particulière par laquelle Il voudra bien se contenter de mon obéissance imparfaite, ou, comme disent d’autres personnes, que si je suis justifié devant Dieu par mes œuvres, c’est parce que Christ a rendu ces œuvres agréables à Son Père par Son mérite.

Le Chrétien. — Permettez-moi de répondre à cette profession de foi :

1° Que c’est une foi imaginaire, qui ne se trouve nulle part dans la Parole de Dieu ;

2° Que c’est une foi fausse, parce que, malgré tout votre entourage d’explications, vous attribuez cependant à votre propre justice la justification qui appartient uniquement à la justice de Christ ;

3° Qu’avec cette foi vous n’embrassez point Christ pour la justice de Sa personne, mais pour celle de vos œuvres, ou de votre personne à cause de vos œuvres, ce qui est faux ;

4° Que par conséquent c’est une foi trompeuse, une foi qui vous laissera sous la colère de Dieu, au jour du Tout-puissant. Car la vraie foi salutaire consiste en ce que lorsque l’âme vient à sentir son état de perdition, elle a son unique recours à la justice de Christ. Et cette justice n’est pas un acte de grâce de Dieu, par lequel Il regarde votre mérite comme suffisant pour vous justifier, mais c’est l’obéissance personnelle que Jésus Christ a rendue à la loi, ce qu’Il a fait et souffert pour notre compte ; voilà la justice que la foi embrasse. Et lorsque l’âme s’enveloppe de ce manteau et qu’elle se présente à Dieu dans cet état, c’est alors qu’Il la reçoit en grâce et l’absout de toute condamnation.

L’Ignorant. — Comment ! vous voudriez fonder notre confiance sur ce que Jésus Christ a souffert dans Sa personne ? Cette pensée lâcherait bientôt la bride à nos convoitises, et nous donnerait la liberté de vivre à notre fantaisie ; car qu’importe alors de quelle manière nous vivons, si nous pouvons être justifiés de tout par la justice de Christ, sous la seule condition que nous y croyions ?

Le Chrétien. — Vous montrez bien que vous êtes ignorant de fait comme de nom. Vous ignorez cette véritable efficace de la foi, qui touche le cœur et l’amène à Dieu en Christ, pour aimer Son nom, Ses voies et Son peuple, et qui est bien loin de laisser le cœur dans l’état que vous imaginez.

L’Espérant. — Demandez-lui si jamais Christ s’est manifesté à lui dans son âme.

L’Ignorant. — Comment ! Êtes-vous donc des gens à révélation ? Je crois que tout ce que vous et vos confrères dites là-dessus n’est autre chose que le fruit de quelque enthousiasme.

L’Espérant. — Mon ami, vous ne savez donc pas que Christ et Son évangile sont tellement cachés à la raison charnelle, qu’elle n’en peut rien saisir sans révélation ; de sorte qu’il est impossible que personne les connaisse salutairement, si le Père ne les lui révèle (Matthieu chapitre 16 verset 17) ?

L’Ignorant. — C’est là votre foi, mais ce n’est pas la mienne. Je crois cependant la mienne aussi bonne que la vôtre, quoique je n’aie pas autant de rêveries en tête que vous.

Le Chrétien. — Permettez-moi de dire encore un mot. Il ne vous est pas séant de parler de ces choses avec tant de mépris ; car il est bien vrai, comme mon compagnon vous l’a dit, que nul ne peut connaître Jésus Christ, à moins que le Père ne Le lui révèle (Matthieu chapitre 11 verset 27). Aussi faut-il que la foi par laquelle une âme embrasse Jésus Christ, pour être bonne, soit opérée par l’excellente grandeur de Sa puissance et de Sa force (Éphésiens chapitre 1 versets 18 et 19). Ainsi, je vois clairement que vous ignorez absolument l’efficace de la foi. Réveillez-vous donc et reconnaissez votre corruption et votre misère ; recourez humblement au Seigneur Jésus, et alors vous serez délivré de la condamnation par Sa justice, qui est la justice de Dieu (2 Corinthiens chapitre 5 verset 21), puisqu’Il est Lui-même le vrai Dieu et la vie éternelle (1 Jean chapitre 5 verset 20).

L’Ignorant. — Vous courez d’une telle force que je ne puis vous suivre ; ainsi, il vaut mieux que vous passiez devant, et, pour moi, je vous suivrai tout doucement.

Le Chrétien. — Comment voulez-vous être assez insensé pour mépriser de bons conseils qu’on vous a donnés si souvent ? Vous éprouverez bientôt le mal qui vous en arrivera. Réfléchissez-y encore pendant qu’il en est temps, et profitez de cet avis. Mais si vous voulez persister à rejeter ces choses, je vous déclare que vous en porterez seul la peine. Venez, mon cher Espérant, ajouta le Chrétien en se tournant vers son compagnon ; je vois bien qu’il faut que vous et moi nous continuions ensemble notre voyage.

Chapitre 33: Caractères de la vraie crainte de Dieu. — Réflexions sur ceux qui abandonnent la foi, après avoir paru disposés à l’embrasser.

Ils devancèrent donc d’assez loin l’Ignorant, qui les suivit en sautillant, et le Chrétien dit à son ami :

— Je déplore l’état de ce pauvre aveugle ; il s’en trouvera bien mal à la fin.

L’Espérant. — Ah ! qu’il y en a un grand nombre dans notre ville qui sont marqués au même coin ! On y peut compter des maisons et des rues entières qui sont remplies de semblables gens, qui espèrent tous cependant de parvenir infailliblement à la cité céleste.

Le Chrétien. — La chose est telle, en effet, comme le dit la Parole : Il a aveuglé leurs yeux afin qu’ils ne voient point (Ésaïe chapitre 6 verset 10). Mais maintenant que nous sommes seuls, dites-moi, je vous prie, que pensez-vous de pareilles gens ? Croyez-vous qu’ils aient jamais eu aucun sentiment de salutaire frayeur à la pensée du danger qu’ils courent ?

L’Espérant. — Non ; mais répondez vous-même à cette question : vous êtes mon aîné.

Le Chrétien. — Eh bien ! je le veux bien. Je dis qu’à cause de leur ignorance ils ne comprennent pas que ces convictions intérieures tendent à leur bien. C’est pourquoi ils font effort afin de les étouffer, et ils persistent avec témérité à se flatter eux-mêmes dans les voies de leur propre cœur.

L’Espérant. — Je crois aussi, comme vous venez de le dire, que la crainte est fort salutaire aux hommes, puisqu’elle peut les disposer à se mettre en chemin.

Le Chrétien. — Sans doute elle le fait, pourvu que ce soit la véritable crainte ; car nous lisons que la crainte de l’Éternel est le commencement de la sagesse (Proverbes chapitre 1 verset 7).

L’Espérant. — Comment décrivez-vous la véritable crainte ?

Le Chrétien. — La crainte véritable et salutaire se connaît à ces trois caractères :

1° Elle procède d’une forte conviction du péché ;

2° Elle pousse l’âme à embrasser le Sauveur Jésus Christ ;

3° Elle la réveille et y entretient un profond respect pour Dieu, pour Sa Parole et pour Ses voies. Elle rend l’âme fort délicate, et la met dans une sainte sollicitude d’offenser Dieu par quelque démarche qui pourrait Le déshonorer et altérer sa propre paix, contrister le Saint Esprit et inciter l’ennemi à Le blasphémer.

L’Espérant. — C’est bien dit ; je vois que c’est là la vérité… Mais, à propos, avons-nous bientôt passé le terroir enchanté ? Qu’en pensez-vous ?

Le Chrétien. — Nous n’avons plus que deux heures à y marcher ; mais revenons à notre sujet. Les ignorants ne savent pas que le sentiment du péché et la crainte tendent à leur plus grand bien ; c’est pourquoi ils cherchent à étouffer ces mouvements.

L’Espérant. — Et comment s’y prennent-ils, je vous en prie ?

Le Chrétien. — Ils se persuadent que c’est le diable qui produit en eux cette crainte, bien que dans la vérité ce soit une opération divine, et, dans cette pensée, ils tâchent d’y résister comme à une chose qui tend directement à leur perte. Ils s’imaginent que cette crainte tend à affaiblir leur foi et même à l’anéantir (quoiqu’il n’y ait encore aucune foi en eux), c’est pourquoi ils endurcissent leur cœur contre cette crainte. Et comme elle les tire de la fausse paix où ils aiment à se bercer et qu’elle la bannit de leurs esprits, ils sentent que cette même crainte est une des preuves de leur misère, et qu’elle leur ravit la bonne idée qu’ils ont de leur sainteté. De là vient encore qu’ils font tous leurs efforts pour lui résister.

L’Espérant. — Je sais quelque chose de cet état par moi-même ; car, avant que je ne me connusse bien, il en était de même pour moi.

Le Chrétien. — Laissons maintenant aller notre Ignorant, et proposons-nous un autre sujet utile. — N’avez-vous point connu, il y a quelques années, un Temporaire (note : Il ne faut pas confondre ce mot avec celui de Temporiseur. Le Temporiseur est un homme lâche, pliant et hypocrite, qui est dans un faux état de piété, mais qui peut y persévérer pendant toute sa vie. Le Temporaire, au contraire, peut se trouver pour un temps dans des dispositions franches et sincères, mais il ne persiste pas. C’est un homme qui regarde en arrière après avoir mis la main à la charrue [Luc chapitre 9 verset 62]. Facile était un Temporaire ; il s’était jeté dans le christianisme sans temporiser, sans faux ménagements ; mais il lâcha prise.) qui était dans notre pays ? C’était alors un homme fort zélé dans sa religion.

L’Espérant. — Comment ne l’aurais-je pas connu ? Il demeurait dans la ville Privée de grâce, près de l’Apparence et de la porte de la Révolte.

Le Chrétien. — C’est cela ; cet homme était fort agité dans un temps ; je crois qu’il avait eu quelque sentiment de ses péchés, et de la peine qu’il avait méritée par là.

L’Espérant. — J’ai eu la même pensée que vous ; car comme sa maison n’était éloignée de la mienne que de quelques lieues, il venait me voir quelquefois, et toujours les larmes aux yeux. En vérité, je m’intéressais vivement à lui ; car il n’était pas encore entièrement hors d’espérance ; mais on peut reconnaître par là que tous ceux qui crient : Seigneur ! Seigneur ! ne sont pas encore tels qu’ils paraissent.

Le Chrétien. — Il me témoigna une fois le désir de se mettre en chemin ; mais il fit tout d’un coup connaissance avec un homme nommé Conserve-toi toi-même, et alors il se sépara entièrement de moi.

L’Espérant. — Puisque nous en sommes ainsi venus à parler de lui, examinons un peu quelle peut être la cause d’une révolte si subite.

Le Chrétien. — Cela pourra nous être fort utile ; mais il faut que vous commenciez cette fois.

L’Espérant. — Je le veux bien ; et je vous dirai que, selon mon jugement, cela procède de ces quatre causes :

1° Quoique la conscience de ces hommes soit réveillée, cependant leur cœur n’est pas encore changé. C’est pourquoi, lorsque le sentiment du péché diminue tant soit peu en eux, tout ce qui leur inspirait quelque crainte de Dieu s’évanouit aussi, et ils retournent absolument à leurs voies naturelles, à peu près comme un chien qui, étant devenu malade pour avoir mangé quelque chose, rejette tout pendant que le mal le presse ; ce qu’il ne fait plus quand le mal est passé, et que son estomac est rétabli. Alors il n’a plus de dédain pour ce qu’il a vomi : mais il y retourne et le mange de nouveau ; tant est véritable ce qui est écrit : Le chien retourne à son vomissement (2 Pierre chapitre 2 verset 22). Je dis donc que les Temporaires ont de l’ardeur pour le ciel ; mais cette ardeur ne procède ou que d’un zèle passager ou que de la crainte des flammes de l’enfer. Aussitôt que ces dispositions se sont ralenties et que la crainte de la condamnation est un peu calmée, leur désir pour le ciel et pour le salut se refroidit ; et lorsque le sentiment du péché et la crainte s’évanouissent absolument, leur désir pour le ciel revient à rien.

2° On peut en alléguer une seconde raison : c’est qu’ils ont en eux une mauvaise crainte qui les surmonte, savoir, la crainte des hommes. Je dis qu’elle est mauvaise, car la crainte qu’on a de l’homme fait tomber dans le piège (Proverbes chapitre 29 verset 25). Ainsi, quoiqu’ils paraissent avoir de l’ardeur pour le ciel pendant quelque temps, cependant ils se ravisent, et disent en eux-mêmes qu’il vaut mieux être un peu circonspect et ne pas s’exposer au danger de tout perdre et de tomber dans une misère inutile et inévitable ; et ainsi ils rentrent dans le monde.

3° L’opprobre qui accompagne la piété leur est souvent un grand scandale et une pierre d’achoppement. Ils sont remplis d’orgueil et d’ambition, et la dévotion est trop vile et trop méprisable à leurs yeux. C’est pourquoi, dès que la vivacité de certains motifs et surtout de la crainte de l’enfer est diminuée, vous les voyez rentrer incessamment dans leurs premières voies.

4° La pensée de leurs péchés et le souvenir de leurs frayeurs leur sont insupportables ; ils ne se plaisent pas à penser à leur misère : c’est pourquoi, lorsqu’ils sont une fois délivrés de ces pensées, ils s’en font une vive joie, ils tombent dans l’endurcissement, et ils choisissent les voies qui les endurcissent le plus.

Le Chrétien. — Vous avez raison ; car le fondement de tout cela est que leur esprit et leur volonté ne sont pas convertis. C’est pourquoi ils sont semblables à ces criminels qui, étant devant le juge, tremblent et frémissent, de manière que l’on pourrait croire qu’ils sont repentants. Mais le principe de leur douleur est la crainte du bourreau, et non l’horreur de leur crime ; cela paraît évidemment en ce que, dès qu’ils peuvent être mis en liberté, ils retournent à leur méchante vie ; au lieu que, si leur esprit était changé, ils changeraient aussi de conduite.

L’Espérant. — Maintenant je vous ai montré les causes de leur révolte ; apprenez-moi aussi, je vous prie, de quelle manière elle arrive.

Le Chrétien. — Très volontiers.

1° Ils font tout ce qu’ils peuvent pour détourner leurs pensées de Dieu, de la mort et du jugement à venir ;

2° Ensuite, ils délaissent peu à peu les devoirs intérieurs, tels que sont la prière, la mortification de leurs convoitises, la vigilance, la tristesse du péché, et autres choses semblables ;

3° Ils s’éloignent aussi de la compagnie de ceux qui ont la véritable vie, c’est-à-dire des vrais chrétiens ;

4° Ils tombent ensuite dans la tiédeur, même à l’égard des exercices publics, de l’ouïe et de la lecture de la Parole de Dieu et des entretiens pieux ;

5° Ils commencent à éplucher les défauts des gens de bien, et cela d’une manière diabolique pour donner quelque couleur à leur négligence et au mépris qu’ils commencent à faire de la piété, accusant la religion d’être une chose de peu d’efficace et se fondant sur l’expérience qu’ils en ont faite dans certaines occasions ;

6° Alors ils en viennent insensiblement à s’attacher à des hommes charnels et libertins et à fréquenter leur société ;

7° Après cela, ils se donnent la liberté de s’entretenir de choses mauvaises, et se réjouissent lorsqu’ils peuvent reconnaître quelque chose de pareil dans quelques-uns de ceux qui passent pour honnêtes et pour vertueux, car leur exemple les affermit dans le libertinage ;

8° Puis ils se donnent ouvertement carrière de jouer et de se divertir avec les méchant ;

9° Et, finalement, lorsqu’ils se sont endurcis, ils se montrent entièrement tels qu’ils sont ; et après s’être ainsi rembarqués dans le monde, ils tombent enfin par leur propre faute dans la perdition éternelle, si la grâce ne fait un miracle pour les en retirer.

Chapitre 34: Heureux avant-coureurs de la félicité à venir. — La mort.

Ici je remarquai que les voyageurs, ayant traversé le terroir enchanté, arrivèrent dans une contrée nommée Mon bon plaisir en toi (Ésaïe chapitre 62 verset 4). C’est un pays où l’air est fort serein et fort doux ; et, parce que c’était leur chemin, ils s’y arrêtèrent quelque temps pour s’y récréer et s’y rafraîchir (note : Sans cela ils ne s’y seraient pas arrêtés.). Ils entendirent sans interruption le chant des oiseaux ; chaque jour, ils voyaient les fleurs sortir de terre et ils entendaient des sons délicieux. Dans ce climat, le soleil luit nuit et jour, car le pays est situé à l’opposite de la vallée obscure et bien loin de la contrée du géant Désespoir.

Ils avaient même entièrement perdu de vue le château du Doute (note : Ils ne pensaient plus à avoir le moindre doute sur les vérités du salut.) ; car ils se trouvaient en vue de la cité céleste. Ils rencontrèrent même déjà quelques-uns de ses habitants (note : Ceci peut signifier que des chrétiens qui ont fait leur long et pénible voyage fidèlement peuvent bien recevoir de Dieu, par anticipation, quelques assurances positives et sensibles des choses qu’ils verront bientôt de plus près encore.) ; car les esprits célestes y viennent beaucoup, parce que c’est là la frontière du ciel, et c’est ici que se renouvellent les promesses entre l’époux et l’épouse. Oui, c’est ici que Dieu se réjouit en eux de la joie qu’un époux a de son épouse (Ésaïe chapitre 62 verset 5). Ici, ils n’avaient déjà aucune disette de froment ni de moût, car ils trouvaient en grande abondance ce qu’ils avaient cherché avec anxiété pendant tout leur voyage (note : Ravissant tableau de l’heureux état d’une âme qui a fidèlement combattu le bon combat de la foi, et qui est près de recevoir la couronne.).

Ils entendirent aussi cette voix éclatante qui partait de la cité : Dites à la fille de Sion : Voici ton Sauveur qui vient ; son salaire est avec lui [Ésaïe chapitre 62 verset 11]. Ici tous les habitants du pays se nomment le peuple saint, les rachetés de l’Éternel (Ésaïe chapitre 62 verset 12).

Ils eurent donc, en marchant dans ce pays, infiniment plus de joie qu’ils n’en avaient eue pendant tout leur voyage, et, à mesure qu’ils approchaient plus de la ville, ils la voyaient plus distinctement (note : Quel état que celui qui est décrit dans cet endroit et dans tout ce qui suit, quand, dès cette vie même, on peut y passer comme nos deux voyageurs !) ; et la gloire de cette cité était si grande que le Chrétien devint malade d’impatience d’y arriver (Romains chapitre 8 versets 19 à 22).

L’Espérant eut aussi quelques atteintes de la même maladie ; ce qui les obligea à se reposer un moment, en s’écriant avec quelque douleur : Si vous trouvez celui que j’aime, dites-lui que je suis consumé d’amour (Cantique des cantiques chapitre 2 verset 5 et chapitre 5 verset 8). Mais après avoir pris un peu de repos et de force, ils continuèrent leur chemin en s’approchant toujours plus de la cité. Il y avait aussi sur leur route des jardins dont les portes étaient ouvertes ; quelques-uns des jardiniers étaient sur le chemin. Les voyageurs leur demandèrent à qui appartenaient ces beaux vignobles et ces délicieux jardins.

— Ils appartiennent au Roi, répondirent-ils, et ils sont plantés tant pour Son propre plaisir que pour le rafraîchissement des voyageurs.

Et en même temps les jardiniers les conduisirent dans les vignes, et les invitèrent à y prendre quelques rafraîchissements et à user de tout ce qui s’y trouvait. Ils leur montrèrent aussi les allées de plaisance du Roi, les cabinets et les loges où il prend plaisir d’habiter. Les voyageurs trouvèrent ce lieu si beau qu’ils s’y arrêtèrent et s’y couchèrent pour y reposer.

J’aperçus aussi qu’ils parlèrent pendant leur sommeil beaucoup plus qu’ils n’avaient fait pendant tout le voyage ; et comme je m’en étonnais, l’un des jardiniers me dit : — Pourquoi en êtes-vous si surpris ? C’est la nature de ce cep ; son suc s’introduit avec une telle force qu’il fait parler même ceux qui dorment.

À leur réveil, je vis qu’ils se tournèrent du côté de la cité céleste (note : C’est l’objet de leurs pensées dès le réveil et même pendant le sommeil.) ; mais, comme il a été dit, la réverbération des rayons du soleil sur la cité, qui était toute d’or (Apocalypse chapitre 21 verset 18), la rendait si éclatante, qu’ils n’étaient pas encore capables d’en supporter l’éclat avec les yeux découverts ; mais il fallut qu’ils missent devant les yeux un verre obscur (1 Corinthiens chapitre 13 verset 12). Comme ils continuaient leur chemin, ils rencontrèrent deux hommes dont les habits brillaient comme de l’or, et leurs faces resplendissaient comme la lumière. Ces hommes leur demandèrent quelques détails sur leur voyage, sur les peines et les consolations qu’ils avaient eues. Les voyageurs répondirent pertinemment à toutes ces choses. Alors les deux hommes leur dirent : — Vous avez encore deux difficultés à surmonter, après quoi vous serez dans la cité.

Le Chrétien et son compagnon leur demandèrent s’ils voulaient bien leur faire compagnie. Ils répondirent que oui ; mais qu’il fallait qu’ils entrassent par leur propre foi. Sur cela, ils marchèrent ensemble, et enfin ils arrivèrent à la vue de la porte.

Or, je vis entre eux la porte un grand fleuve sur lequel il n’y avait point de pont (note : Il n’y a pas de moyen pour éviter de traverser le fleuve de la mort.), et le fleuve était profond. La vue de ce fleuve mit nos voyageurs dans une peine extrême ; mais ceux qui les accompagnaient leur dirent qu’il fallait de toute nécessité passer ce fleuve s’ils voulaient avoir entrée dans la cité royale. Ils demandèrent s’il n’y avait donc point d’autre chemin pour y entrer. Mais ces hommes leur rappelèrent que jamais personne, depuis le commencement du monde, n’avait eu le privilège d’y entrer par un autre chemin, à la réserve de deux hommes, Énoch et Élie ; et que nul aussi ne l’aurait jusqu’à ce que la dernière trompette sonne. À ces paroles, le cœur commença à manquer aux pèlerins, surtout au Chrétien, et ils se mirent à regarder de côté et d’autre pour chercher quelque secours. Mais, quoi qu’ils fissent, ils ne purent concevoir aucune espérance d’être dispensés de passer dans le fleuve. Alors ils demandèrent à ces hommes si le fleuve était également profond partout.

— Non, répondirent-ils ; mais cela ne peut vous servir de rien, car vous le trouverez plus ou moins profond à proportion de la confiance que vous aurez au Roi.

Là-dessus, ils se jetèrent dans l’eau. Le Chrétien commença aussitôt à s’enfoncer, et il se mit à crier à son bon ami l’Espérant : — Je m’enfonce dans cette eau profonde ; toutes ses vagues passent sur ma tête ; tous ses flots me couvrent.

L’Espérant. — Prenez courage, mon frère, je trouve le fond ; il est très bon.

Le Chrétien. — Hélas ! les angoisses de la mort m’ont environné ; je ne verrai point le pays découlant de lait et de miel !

En disant cela, Chrétien fut saisi d’une si grande frayeur et environné de ténèbres si épaisses qu’il ne voyait plus rien. Son esprit fut si troublé qu’il ne pouvait plus rien penser ni dire de suivi, ni réfléchir sur les jouissances et les assurances qu’il avait eues pendant son voyage ; tout ce qu’il disait faisait connaître le trouble et la frayeur où il était, croyant de périr dans le fleuve, et désespérant de parvenir à la porte du ciel. Il s’arrêta tout court, et, autant que je pus l’apercevoir, il s’abandonna à beaucoup de pensées tristes et affligeantes, repassant dans son esprit tous ses péchés, tant ceux qu’il avait commis avant de se mettre en voyage que ceux où il était tombé depuis (note : Avant et après sa conversion.). Mais ce qui augmentait ses frayeurs et ses alarmes, c’étaient les assauts que lui livraient les esprits malins, et qu’il avait mille peines à soutenir, comme il était facile de le remarquer à ses discours entrecoupés. Tout cela lui abattait si fort le courage, qu’il semblait parfois être emporté au fond de l’eau, d’où il revenait ensuite un peu au-dessus à demi mort. Cependant l’Espérant ne le quittait point. Il tâchait de lui soutenir la tête pour l’empêcher de périr, et de le fortifier par les consolations qu’il lui adressait : — Prenez courage, lui disait-il, mon cher frère ; j’aperçois déjà la porte de la cité et des personnes qui nous attendent et se disposent à nous recevoir.

— Ah ! répondit le Chrétien, c’est vous qu’ils attendent ! Vous avez été l’Espérant depuis que je vous connais.

— Et vous aussi, dit l’Espérant.

— Ah ! mon frère, reprit le Chrétien, si j’étais entier devant Dieu, Il viendrait certainement à mon secours ; mais maintenant Il m’a mis dans les liens à cause de mes péchés, et Il me laisse ici sans secours.

— Mon frère, dit l’Espérant, vous avez oublié le passage qui parle des impies : On ne voit pas qu’à leur mort ils aient des étreintes ; leur force est dans son entier (Psaume 73 versets 4 et 5). L’angoisse où vous êtes n’est point une marque que Dieu vous ait abandonné ; mais elle vous est seulement dispensée pour éprouver votre foi et pour voir si vous Lui serez fidèle au milieu de votre tourment et de votre tristesse. Courage donc, mon frère : le Seigneur Jésus vous fortifie dans cet instant.

Le Chrétien demeura un peu pensif et ensuite il s’écria à haute voix : — Ah ! je Le revois et Il m’assure qu’encore que je passe par les eaux, Il sera avec moi et le fleuve ne m’emportera point (Ésaïe chapitre 43 verset 2).

C’est ainsi que le Chrétien, ayant repris courage, trouva le fond pour se tenir ferme aussi bien que l’Espérant, et ils sentirent que, plus ils avançaient, plus le fleuve était facile à passer ; et, après avoir laissé dans l’eau les habits de mortalité qu’ils avaient apportés jusque-là, ils arrivèrent enfin à l’autre bord, où ils revirent les deux hommes revêtus d’habits resplendissants qui les attendaient là et qui les reçurent en leur disant : Nous sommes des esprits administrateurs envoyés pour servir pour l’amour de ceux qui doivent recevoir l’héritage du salut (Hébreux chapitre 1 verset 14). C’est ainsi qu’ils marchèrent ensemble vers la porte. Or, il est à remarquer que la ville est située sur une montagne fort haute et au-dessus des nues, ce qui n’empêcha pas que nos voyageurs n’y montassent fort aisément, aidés de ces deux hommes qui les conduisaient par le bras.

Chapitre 35: Entrée dans les cieux.

Qui pourrait exprimer la consolation et la joie dont ils étaient remplis lorsqu’ils venaient à réfléchir aux dangers auxquels ils venaient d’échapper, au fleuve périlleux qu’ils avaient heureusement traversé, à l’illustre compagnie qui les escortait et à la gloire qui les attendait dans la cité céleste ? C’est dans ces transports de joie et d’allégresse qu’ils traversèrent les régions de l’air, en s’entretenant ensemble des objets les plus ravissants ; leur conversation roulait uniquement sur la gloire de la ville royale.

— Oui, disaient les Rayonnants aux voyageurs, elle est inexprimable et incompréhensible ; car nous voici maintenant parvenus à la montagne de Sion, à la cité du Dieu vivant, à la Jérusalem céleste et aux milliers d’anges, à l’assemblée et à l’Église des premiers-nés qui sont écrits dans les cieux, à Dieu qui est le juge de tous, aux esprits des justes sanctifiés et à Jésus, le médiateur de la nouvelle alliance (Hébreux chapitre 12 versets 22 à 24). Maintenant, ajoutaient-ils, vous allez entrer dans le paradis de Dieu, où vous serez pleinement rassasiés de ses fruits incorruptibles. Vous y serez d’abord revêtus d’habits resplendissants ; vous aurez le bonheur de contempler de vos yeux la majesté du Roi, de vous entretenir sans cesse avec Lui et d’avoir part à Sa gloire éternelle. Vous n’y verrez plus ces choses que vous avez vues dans ces basses cabanes de la terre : la tristesse, les maladies, l’oppression et la mort ; car toutes ces choses sont passées. Maintenant vous allez être avec Abraham, Isaac et Jacob, avec les prophètes, les apôtres et les fidèles serviteurs de Dieu que Dieu a retirés de tout mal et qui ont cheminé droitement devant Lui, qui sont entrés dans la paix et qui reposent dans leurs couches (Ésaïe chapitre 57 versets 1 et 2).

Les voyageurs demandèrent : — Que ferons-nous donc dans ce saint lieu ?

— Vous y recevrez, reprirent-ils, la récompense de tous vos travaux (Galates chapitre 6 verset 7) et la joie au lieu de la tristesse. Là vous moissonnerez ce que vous avez semé, savoir : le fruit de vos prières, de vos larmes et de toutes les souffrances que vous avez endurées dans votre voyage pour l’amour du Roi. Là vous porterez des couronnes d’or et vous jouirez continuellement de la présence du Saint des saints, car vous le verrez tel qu’Il est. Là vous servirez sans cesse par vos louanges, par des cantiques et par des actions de grâces continuelles, Celui que vous avez servi si volontiers pendant votre vie dans le monde, quoique avec beaucoup de peine, à cause de la faiblesse de votre chair. Là vos yeux seront réjouis de voir le Tout-puissant. Vous retrouverez dans la suite, avec une joie indicible, ceux de vos amis qui vous suivront dans le lieu saint. Vous serez revêtus de gloire et de majesté, tout prêts à suivre le Seigneur de gloire quand Il viendra au son de la trompette, porté sur les ailes du vent, et à descendre avec Lui ; et, lorsqu’Il s’assiéra sur le trône de Sa justice, vous serez assis auprès de Lui comme des assesseurs de Sa personne divine. Oui, quand Il rendra Son jugement contre ceux qui commettent l’iniquité, soit d’entre les anges, soit d’entre les hommes, vous y donnerez avec Lui vos suffrages contre eux, parce qu’ils auront été Ses ennemis et, lorsqu’Il s’en retournera dans la cité, vous L’accompagnerez au son de la trompette et vous serez éternellement avec Lui.

Or, quand ils furent près de la porte de la cité, une multitude de l’armée céleste vint au-devant d’eux.

— Ce sont ici, leur dirent les deux autres, des citoyens qui ont aimé notre Seigneur, lorsqu’ils étaient dans le monde, et qui ont tout abandonné pour l’amour de Son saint nom ; Il nous a envoyés pour aller les recevoir, et nous les avons amenés jusqu’ici afin qu’ils puissent avoir l’entrée dans la cité, et contempler la face de leur Rédempteur avec rassasiement de joie.

Alors l’armée céleste jeta des cris de réjouissance et de triomphe, en disant : Bienheureux sont ceux qui sont appelés au banquet des noces de l’Agneau (Apocalypse chapitre 19 verset 9) !

Ensuite quelques-uns des musiciens du Roi vinrent aussi au-devant d’eux, tous vêtus d’habits blancs, et faisant retentir l’air du son de leurs instruments. Tous ces gens-là saluèrent le Chrétien et l’Espérant, en leur disant :

— Soyez les bienvenus ! Entrez, fidèles vainqueurs, et jouissez à jamais du fruit de vos travaux.

Après cela ils les environnèrent de toutes parts ; les uns marchant devant, les autres à côté, et d’autres à leur suite, comme s’ils avaient été leurs gardes du corps ; et ils les menèrent jusqu’à la porte, chantant toujours des hymnes de joie et des cantiques de triomphe, de sorte qu’il semblait que le ciel même fût descendu en terre et venu au-devant de ces heureux voyageurs. Ils marchaient ainsi de compagnie vers la porte, et les trompettes ne cessaient de mêler aux acclamations leurs fanfares et leur ravissante harmonie. Tout cela était accompagné de regards et de gestes qui leur faisaient bien connaître combien leur arrivée était agréable aux habitants des cieux, et avec quelle joie ils venaient les recevoir ; ce qui était pour eux un surcroît de plaisir et de joie qui reçut encore un nouvel accroissement lorsqu’ils se virent à la porte de la cité où ils allaient être introduits pour jamais.

En effet, ils y arrivèrent et lurent aussitôt cette inscription qui était au haut de la porte en lettres d’or : Bienheureux sont ceux qui font Ses commandements, afin qu’ils aient droit à l’arbre de vie, et qu’ils entrent par les portes dans la cité (Apocalypse chapitre 22 verset 14) !

Alors les messagers célestes leur ordonnèrent de heurter à la porte ; ce qu’ils firent. Quelques personnes regardèrent par-dessus la muraille, savoir, Énoch, Moïse et Élie, qui, ayant appris la venue des pèlerins et l’amour qu’ils avaient pour le Roi, leur demandèrent leur témoignage (note : Ce témoignage du Saint Esprit dans le cœur, dont on a déjà souvent parlé, et qui accompagne toujours la véritable foi.), allèrent incessamment le porter au Roi, et L’informèrent de tout ce qui se passait.

Alors le Roi commanda qu’on ouvrît la porte, en disant : Que la nation juste y entre, celle qui garde la fidélité (Ésaïe chapitre 26 verset 2).

Ils entrèrent donc dans la cité, et dès le moment même ils furent tous changés et vêtus d’habits resplendissants comme l’or. Il en vint encore plusieurs au-devant d’eux, qui leur firent la bienvenue en leur disant :

— Entrez dans la joie du Seigneur !

En après qu’on leur eut donné des harpes pour entonner les louanges du Roi, et des couronnes pour marque d’honneur, toutes les cloches de la cité commencèrent à sonner harmonieusement, comme pour marquer la joie universelle qui remplissait les cœurs. Ils ne pouvaient revenir de leur admiration, en entendant toutes ces choses et en réfléchissant à la gloire de ce lieu.

En effet, la cité était rayonnante comme le soleil ; ses rues étaient toutes pavées d’or, et ceux qui y marchaient avaient des couronnes sur la tête et des branches de palmier en leurs mains avec des harpes d’or, pour entonner de saints cantiques. Il y avait aussi des personnes ailées qui s’entre-répondaient sans cesse en criant : Saint, Saint, Saint est l’Éternel !

Les portes furent de nouveau fermées. Et comme j’eus vu ces choses, je souhaitai d’être aussi du nombre de ces bienheureux habitants.

Conclusion: L’ignorance où sont les hommes des vérités du salut, bien loin de leur servir d’excuse, est ce qui les perd.

Après avoir donné à ces choses toute l’attention qu’elles méritent, je tournai la tête en arrière, et je vis l’Ignorant qui marchait le long du fleuve, qu’il passa assez promptement et sans avoir essuyé la moitié autant de peine que les autres (note : Les personnes qui ignorent les moyens du salut meurent très tranquilles, parce que, comme le dit l’auteur, elles passent le fleuve de la mort au moyen d’une vaine espérance qu’elles se font à elles-mêmes.) ; car il se trouva là un batelier, nommé l’Espérance vaine, qui le passa dans son bateau. Par ce moyen il monta aussi bien que les deux autres tout droit vers le haut du coteau ; mais il marchait seul, et personne ne vint au-devant de lui pour l’encourager. Étant arrivé à la porte, il vit l’inscription et il se mit à heurter dans l’espérance d’être introduit dans la cité sans difficulté.

On lui demanda aussitôt d’où il venait et ce qu’il souhaitait. — J’ai, dit-il, mangé et bu en la présence du Roi, et Il a enseigné dans nos rues (note : Il se fait un vain appui d’avoir eu beaucoup de relations avec le christianisme (voir Luc chapitre 13 verset 26, où l’on trouve ce même propos).).

On lui demanda là-dessus son témoignage, pour le montrer au Roi ; mais ayant fouillé dans son sein pour en chercher un, et n’ayant rien su produire, il demeura tout confus. Cela fut rapporté au Roi, qui ne voulut pas seulement s’avancer pour jeter un regard sur lui ; mais Il commanda aux deux Rayonnants qui avaient accompagné le Chrétien et l’Espérant, et qui les avaient conduits à la cité, d’y aller, de lier les pieds et les mains à l’Ignorant, et de le jeter dehors ; ce qu’ils exécutèrent sur-le-champ. Ils le saisirent et le portèrent à travers les airs jusqu’à une porte qui est à l’opposite de la porte du ciel, et le jetèrent dedans. Je vis par là qu’il y a plus d’une manière d’aller en enfer (note : (Romains chapitre 10 versets 2 et 3) La Parole de Dieu nous enseigne qu’il y a une ignorance (vraiment ignorance) qui provient d’un endurcissement du cœur, et qui conduit ainsi à la damnation (Éphésiens chapitre 4 verset 18).) ; et sur cela je m’éveillai, et voilà : c’était un songe.

Ainsi, mon cher lecteur, c’est à vous maintenant de savoir si vous pouvez l’expliquer, soit à vous, soit à quelqu’un de vos amis. Mais gardez-vous bien de l’interpréter en mal ; car, en ce cas-là, au lieu d’en tirer de l’avantage, vous vous nuiriez, et vous vous abuseriez vous-même.

Prenez garde aussi que vous ne mettiez trop d’importance au côté extérieur de mon songe, pour en tirer quelque sujet de raillerie. Laissez faire cela aux enfants et aux fous ; mais appliquez-vous à l’essentiel et à la réalité de la chose. Levez le voile, et portez vos yeux jusqu’au fond. Ne vous laissez pas trop éblouir par les figures du discours, mais tâchez d’y trouver des choses utiles à une âme pieuse, si toutefois vous en cherchez de telles.

Si vous trouvez que j’y aie mêlé de mon cru, du bois, de la paille, du chaume, et autres choses semblables, rejetez-les hardiment, et ne mettez en réserve que l’or ; et si par hasard je l’ai couvert de boue, souvenez-vous qu’on ne néglige pas la pomme à cause des pépins, ni le blé à cause de la paille.