Livre:Voyage du chrétien vers l’éternité bienheureuse/Chapitre 15

De mipe
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Le Fidèle. — J’ai passé sans accident le Bourbier de la Défiance[1], où, comme je crois m’en apercevoir, vous êtes tombé. Je suis arrivé fort heureusement, et sans aucun danger, à la porte étroite. Je rencontrai seulement une personne qui se nommait la Volupté, et qui, selon les apparences, aurait pu me faire bien du mal.

Le Chrétien. — Quel bonheur que vous ayez échappé à ses filets ! Joseph (Gen. 39, 6-12) en fut aussi un jour fortement attaqué, mais il lui échappa comme vous. Que vous disait-elle, je vous prie ?

Le Fidèle. — Vous pouvez bien vous l’imaginer ; car vous n’ignorez pas combien elle est flatteuse et engageante. Elle me pressa fort de marcher à ses côtés, me promettant toute sorte de plaisirs.

Le Chrétien. — Oui, mais elle ne vous promettait sûrement par le contentement d’une bonne conscience.

Le Fidèle. — Vous jugez bien que c’était toute sorte de plaisirs charnels et vicieux.

Le Chrétien. — Béni soit Dieu que vous vous en soyez sorti ! Celui que l’Éternel rejette y tombera.

Le Fidèle. — Cela est vrai, mais je n’ose me flatter d’en être entièrement délivré.

Le Chrétien. — Pourquoi non ? J’ose m’assurer que vous n’avez pas accompli ses désirs.

Le Fidèle. — Je m’en suis bien gardé, de peur de me souiller ; car je me suis souvenu d’un ancien écrit que j’avais lu autrefois, et qui dit : Son allure tend au sépulcre (Prov. 5, 5). C’est pourquoi je fis un accord avec mes yeux, de peur d’être enchaîné par la magie de ses regards attrayants. Quand elle me vit dans ces dispositions, elle se moqua de moi, et je passai mon chemin.

Le Chrétien. — Vous n’avez point eu d’autres attaques sur votre route ?

Le Fidèle. — Lorsque j’arrivai au Coteau des Difficultés, je rencontrai un vieillard décrépit, qui me demanda qui j’étais et où j’allais. Je répondis à ses questions. Alors il me dit : « Écoutez, vous me paraissez un bon garçon. Si vous voulez vous arranger avec moi et rester dans ma compagnie, je vous donnerai un bon salaire ». Quand je lui demandai son nom, il me répondit qu’il se nommait le premier Adam[2], et qu’il demeurait dans la ville de Séduction (Éph. 4, 22). Je lui demandai quel était son métier et quel salaire il voulait me donner. Il me répondit que son métier était fort agréable, et que j’aurais son héritage pour salaire[3]. Je lui demandai ensuite s’il avait une nombreuse famille. Il me dit alors que tous ceux de sa maison étaient bien à leur aise, que chacun pouvait y goûter toute sorte de divertissements mondains, et que ses serviteurs étaient ses propres descendants ; qu’il avait surtout trois filles distinguées : la Convoitise de la chair, la Convoitise des yeux, et l’Orgueil de la vie (1 Jean 2, 16), et que, si je voulais, il m’unirait avec l’une d’entre elles. Je lui demandai aussi pour combien de temps il voulait m’avoir à son service. — Toute ta vie, me répondit-il.

Le Chrétien. — Et comment vous tirâtes-vous enfin d’affaire avec lui ?

Le Fidèle. — D’abord j’avais beaucoup de penchant à le suivre, et je fus sur le point de me laisser séduire par ses fausses douceurs. Mais dans le temps que je m’entretenais avec lui, je jetai les yeux sur son front, et j’y vis écrits ces mots : Dépouillez le vieil homme avec ses convoitises (Éph. 4, 22). Dès ce moment je me sentis fort ému, et je ne doutai plus, malgré ses paroles attrayantes et ses flatteries, que son dessein ne fût de me vendre comme esclave. C’est pourquoi je lui dis qu’il devait se taire et que je ne voulais pas seulement approcher de la porte de sa maison. Alors il me couvrit de mépris, et me dit qu’il me ferait suivre de quelqu’un de ses serviteurs[4], qui ne cesserait de me harceler et de me chagriner pendant tout le chemin. Lorsque je voulus le quitter, je sentis qu’il serrait ma chair de fort près, et en même temps il me donna un coup si affreux, qu’il me sembla qu’il emportait avec lui une partie de moi-même[5] ; ce qui me fit crier : Ah ! malheureux que je suis ! Ainsi je me mis à monter la colline.

Comme j’eus fait à peu près la moitié du chemin, j’aperçus, derrière moi, quelqu’un qui venait droit à moi. Il était aussi léger que le vent, et il m’atteignit précisément à l’endroit où est le lieu du repos.

Le Chrétien. — C’est dans ce même endroit que je fus surpris par le sommeil, et que je perdis mon mémoire.

Le Fidèle. — Cet homme ne m’eut pas plus tôt atteint, qu’il me renversa par terre d’un coup de bâton, et je restai comme mort. Cependant, après être un peu revenu à moi, je lui demandai pourquoi il me traitait de la sorte. Il me répondit que c’était parce que j’avais encore une secrète inclination pour le premier Adam, et en même temps il me frappa d’un autre coup mortel à la poitrine, de sorte que je tombai de nouveau à la renverse et que je demeurai étendu à ses pieds, comme si j’eusse été mort. Mais ayant repris un peu de forces, je m’écriai : — Ayez un peu de miséricorde ! — Je ne sais, répondit-il, ce que c’est que la miséricorde, et il me terrassa derechef. Sans doute qu’il aurait achevé de me tuer, si quelqu’un ne fût survenu, qui lui commanda de me laisser.

Le Chrétien. — Qui était-ce donc que celui-là ?

Le Fidèle. — Je ne le connus pas du premier abord ; mais je remarquai ensuite qu’il avait les mains et le côté percés, ce qui me fit penser que c’était notre Seigneur ; et ainsi j’achevai de monter la colline.

Le Chrétien. — Cet homme qui fondit ainsi sur vous, c’était Moïse. Il n’épargne personne, et il ne sait ce que c’est que de montrer de la compassion à ceux qui violent sa loi[6].

Le Fidèle. — Je le sais très bien ; car ce n’était pas la première fois que je l’avais rencontré. C’est encore lui qui vint une fois chez moi, dans le temps que j’étais tranquille dans ma maison, me menaçant de brûler ma maison sur ma tête, si j’y restais encore tant soit peu de temps[7].

Le Chrétien. — Mais n’avez-vous pas vu, au même endroit où Moïse vous rencontra, la maison qui est sur le côté de la colline ?

Le Fidèle. — Oui, et même avant d’y arriver j’ai aussi rencontré les lions ; mais je crois qu’ils dormaient alors[8]. Et comme il était environ midi, et que j’avais du jour de reste, je passai outre devant le portier sans m’arrêter, et je descendis.

Le Chrétien. — En effet, le portier me dit qu’il vous avait vu passer. Je souhaiterais que vous vous fussiez arrêté dans cette maison. Vous y auriez vu plusieurs choses rares et remarquables qui seraient difficilement sorties de votre esprit pendant toute votre vie.

Mais, dites-moi, mon cher ami : n’avez-vous rencontré personne dans la vallée de l’Humilité ?

Le Fidèle. — Pardonnez-moi, je rencontrai un homme nommé Mécontent, qui fit des efforts pour me faire rebrousser chemin, sous prétexte qu’il n’y avait point d’honneur dans toute cette vallée, et que j’offenserais extrêmement tous mes amis, l’Orgueil, la Fierté, la Tromperie de soi-même, l’Honneur mondain, et plusieurs autres qu’il se vantait de connaître particulièrement.

Le Chrétien. — Que lui répondîtes-vous ?

Le Fidèle. — Je lui dis qu’à la vérité tous ces gens-là qu’il venait de me nommer étaient de ma parenté (puisque en effet ils étaient mes parents selon la chair), mais que, depuis que je m’étais mis en voyage, ils avaient renoncé à cette parenté, de même que je l’avais fait aussi de mon côté, et que je les regardais désormais comme si je ne les avais jamais connus. J’ajoutai encore ces paroles de Salomon : L’orgueil va devant la ruine, et la fierté devant l’écrasement (Prov. 16, 18) ; et je lui dis que j’aimais mieux, selon la pratique des plus sages, parvenir à la gloire par cette vallée, que de conserver cet honneur qu’il trouvait si digne de son attachement. — Là-dessus, nous nous quittâmes.



  1. Cela arrive quand on est fidèle.
  2. C’est-à-dire l’homme pécheur. Jésus Christ, au contraire, est nommé le second Adam, parce qu’Il est venu réparer la faute du premier, et renouveler, en quelque sorte, le genre humain, en faisant naître un nouvel homme dans chaque individu qui se donne à Lui (Rom. 5, 14).
  3. La mort (Rom. 6, 23).
  4. Une passion quelconque que le monde emploie préférablement à d’autres pour nous assaillir et nous persécuter.
  5. Le renoncement au monde et à la chair ne se fait pas sans déchirement.
  6. On comprend qu’il ne s’agit pas ici de Moïse personnellement, mais de l’économie mosaïque, du règne de la loi de Dieu par opposition au règne de la grâce que Jésus est venu nous manifester. La loi a été donnée par Moïse, dit Jean, mais la grâce et la vérité sont venues par Jésus Christ (Jean 1, 17). La loi attire naturellement le châtiment sur toute créature qui la transgresse ; mais Jésus est venu pour obtenir le pardon, et personne n’est sauvé que par Lui des rigueurs de la loi.
  7. C’est la pensée de la loi, de ses commandements et de sa vérité, qui vient souvent nous arracher à une fausse tranquillité, et nous effrayer par ses menaces, jusqu’à ce que nous soyons rassurés par la foi en Christ.
  8. Il y a bien des dangers et des épreuves qui n’existent pas pour un chrétien fidèle, tandis que d’autres en sont assaillis d’une manière effrayante.