Livre:Voyage du chrétien vers l’éternité bienheureuse/Chapitre 25

De mipe
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Ils n’en étaient pas fort éloignés lorsque le chemin commença à s’écarter un peu du ruisseau, ce qui les consterna beaucoup. Ils n’osèrent cependant pas sortir du chemin, quoiqu’il fût en cet endroit extrêmement dur et inégal, et que les plantes de leurs pieds fussent devenues fort tendres et délicates par la longueur du voyage[1]. Mais leurs âmes, ennuyées du chemin, comme les Israélites (Nomb. 21, 5), en désiraient un meilleur. Au côté gauche du chemin, ils aperçurent une prairie nommée Détour et une planche pour y passer.

Là-dessus le Chrétien dit à son compagnon :

— Si cette prairie suit notre chemin, passons-y.

En même temps, il passa la planche pour se reconnaître, et il trouva qu’en effet il y avait un sentier le long du chemin. — Ah ! s’écria-t-il, voilà justement ce que je souhaitais ; l’on peut marcher par ici très commodément. Venez, mon cher Espérant ; entrons dans ce chemin.

— Mais, dit l’Espérant, si ce chemin nous détournait, que ferions-nous ?

— Cela ne se peut pas, répondit le Chrétien ; voyez, ce sentier ne va-t-il pas tout du long de la route ?

Ainsi, l’Espérant se laissa gagner par son compagnon et le suivit par-dessus la planche. Hélas ! que de maux ils s’attirèrent par cette faute unique ! D’abord, après avoir passé cette planche, ils trouvèrent le terrain mou sous leurs pieds. Cependant, comme ils virent quelqu’un qui allait devant eux, nommé Vaine Confiance, ils l’appelèrent et lui demandèrent où ce chemin conduisait. Il répondit :

— À la porte du ciel.

— Eh bien ! dit le Chrétien, vous voyez que je ne me suis point trompé et que ce chemin est bon.

En disant cela, ils continuèrent à suivre cet homme, qui les engagea dans un labyrinthe de maux d’où ils eurent mille peines de se retirer ; car ils furent d’abord surpris par une nuit si obscure que le dernier ne pouvait plus voir celui qui marchait devant lui. Le ciel se couvrait d’épais nuages.

Or, parce que Vaine Confiance ne voyait point lui-même le chemin devant ses pieds, il tomba dans une fosse profonde qui avait été creusée par le prince du pays pour y précipiter les hommes vains et orgueilleux, et il se brisa les os.

Les deux voyageurs furent vivement étonnés lorsqu’ils ouïrent le bruit qu’il fit en tombant. Mais leur frayeur redoubla quand, après avoir demandé à haute voix ce que c’était, ils n’entendirent pour toute réponse que quelques soupirs d’un agonisant, et qu’en même temps la pluie, les tonnerres et des éclairs épouvantables commencèrent à gronder de toute part.

Alors l’Espérant dit à son compagnon :

— Hé ! où en sommes-nous, mon pauvre ami ?

Le Chrétien, qui avait le cœur outré de douleur pour s’être ainsi malheureusement égaré, ne fit d’abord point de réponse, mais il donnait assez à connaître les tristes pensées qui remplissaient son âme par les soupirs et les gémissements qu’il poussait de temps en temps.

— Ah ! disait-il, que n’ai-je suivi mon chemin ! Qui aurait cru que ce sentier nous eût ainsi écartés de la bonne route ?

L’Espérant. — C’est ce que j’ai craint dès le commencement. J’ai pensé vous en avertir discrètement. Il est vrai que je devais parler d’une manière plus forte ; mais je respectais votre âge, car vous êtes mon aîné.

Le Chrétien. — Mon cher frère, ne vous impatientez pas. J’avoue avec confusion que je suis la cause de tout le malheur qui nous arrive. Je ne saurais vous exprimer la douleur qui me pénètre et les regrets que je sens de vous avoir exposé à un si grand danger. Je vous prie, mon frère, pardonnez-moi : je ne l’ai pas fait à mauvaise intention.

L’Espérant. — Que dites-vous là, mon frère ? Je vous pardonne de tout mon cœur. Prenez seulement courage ; j’espère que ceci contribuera à notre bien.

Le Chrétien. — Quelle consolation dans mon malheur, et quel bonheur pour moi d’avoir rencontré un ami si doux et si charitable ! Mais, sans nous arrêter ici, rebroussons chemin dans le moment.

L’Espérant. — Souffrez donc que je passe devant vous.

Le Chrétien. — Non pas, s’il vous plaît. C’est moi qui doit passer le premier, afin que, s’il y a quelque péril à craindre, j’y sois le premier exposé, puisque c’est moi qui vous ai fait fourvoyer.

L’Espérant. — Non, vous ne le ferez pas, car votre esprit étant agité comme il l’est, vous pourriez encore manquer le chemin.

En même temps, ils entendirent une voix d’exhortation qui leur dit : Prenez garde au chemin par lequel vous êtes venus et retournez sur vos traces (Jér. 31, 21). Ils prirent donc la résolution de retourner en arrière. Mais il faisait si obscur et les eaux étaient tellement enflées qu’ils furent plusieurs fois en danger de périr. Ils ne purent pas même de toute la nuit, quelque diligence qu’ils fissent, retrouver la planche sur laquelle ils avaient passé ; de sorte qu’ils furent obligés de se mettre à l’abri dans une petite caverne, où ils s’assirent jusqu’à ce que le jour commençât à paraître, et, parce qu’ils étaient fatigués, ils s’endormirent. Ces pauvres voyageurs éprouvèrent alors qu’il est bien plus aisé de sortir du chemin quand on y est, que d’y rentrer lorsqu’on en est une fois sorti.

À quelque distance de cette caverne, il y avait un château, nommé le Doute, occupé par un géant nommé Désespoir, qui, s’étant levé de bon matin et se promenant dans la campagne, trouva le Chrétien et l’Espérant dormant sur ses terres[2]. Il leur cria avec fureur et d’un ton menaçant, qu’ils eussent à s’éveiller ; ensuite il leur demanda qui ils étaient et ce qu’ils faisaient sur ses terres.

— Nous sommes, dirent-ils, des voyageurs qui avons manqué le chemin.

— Mais d’où vient, leur dit-il brusquement, que vous avez eu l’audace de vous coucher sur mes terres ? Suivez-moi sans délai, et vous saurez à qui vous avez affaire.

Ils n’osèrent refuser ; car, outre que le sentiment de leur faute les rendait timides, ils craignaient de l’irriter davantage, parce qu’il était beaucoup plus fort qu’eux. Après les avoir ainsi traînés dans son château, il les jeta dans un cachot obscur et puant, où ils furent enfermés depuis le mercredi matin jusqu’au samedi soir. Il est aisé de juger ce que leur condition avait de lamentable ; car, enfin, les voilà destitués de toute espérance, privés de tout secours humain, sans parents, sans amis, tyrannisés par le Désespoir, dans des ténèbres affreuses, n’ayant pas même un seul morceau de pain ni une petite goutte d’eau pour apaiser la faim et la soif qui les tourmentaient ; de sorte qu’ils ne voyaient que les affreuses images de la mort qui se présentaient à eux de toute part. Mais ce qui faisait surtout le supplice du Chrétien, c’était d’avoir causé, par ses avis imprudents, le malheur de son fidèle ami.



  1. De longues peines laissent quelquefois de l’abattement dans l’âme du chrétien.
  2. Voilà où peut conduire de degré en degré une première chute : à l’égarement, au doute sur l’évangile, puis de là nécessairement au désespoir. Car, dès que le chrétien tombe dans des doutes sérieux sur ce qui faisait auparavant le sujet de sa foi, il est tout prêt de succomber à ce terrible malheur.