Livre:Voyage du chrétien vers l’éternité bienheureuse/Chapitre 10

De mipe
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Ici la Charité prit la parole et lui demanda s’il avait une famille : — Êtes-vous, lui dit-elle, engagé dans le mariage ?

Le Chrétien. — Oui, j’ai une femme et quatre petits enfants.

La Charité. — Pourquoi ne les avez-vous pas amenés avec vous[1] ?

Le Chrétien se mit à pleurer et dit :

— Avec quel plaisir ne les aurais-je pas amenés, s’ils avaient voulu répondre à mes invitations ! Mais aucun d’eux n’a voulu me suivre.

La Charité. — Vous deviez faire votre possible pour leur montrer à quel danger ils s’exposaient s’ils demeuraient en arrière.

Le Chrétien. — C’est ce que j’ai fait ; et j’ai encore tâché de leur faire voir ce que Dieu m’avait donné à connaître de la destruction de notre ville ; mais ils traitaient tout cela de folie, et ils n’ont point voulu me croire.

La Charité. — Mais n’avez-vous pas demandé à Dieu qu’il voulût bénir le conseil que vous leur aviez donné ?

Le Chrétien. — Certainement, et même avec toute l’ardeur dont j’étais capable ; car vous ne devez pas douter que ma femme et mes enfants ne me soient fort chers.

La Charité. — Vous deviez leur représenter la grandeur de votre tristesse et la crainte où vous étiez de cet embrasement ; car, selon moi, la destruction prochaine de votre ville est assez évidente[2].

Le Chrétien. — C’est ce que j’ai fait plus d’une fois ; et la chose leur paraissait assez clairement par l’état où je me trouvais, par mes larmes et par le tremblement que cette frayeur excitait en moi. Mais rien de tout cela n’a été capable de les porter à me suivre.

La Charité. — Qu’avaient-ils donc à alléguer pour justifier leur refus ?

Le Chrétien. — Que vous dirai-je ? Ma femme craignait de quitter le monde, et mes enfants étaient accoutumés, dès leur jeune âge, à de vains divertissements. Ils alléguaient tantôt ceci tantôt cela. En un mot, ils ont usé de tant de prétextes, qu’ils m’ont laissé partir seul, comme vous le voyez.

La Charité. — Mais ne démentiez-vous point vos paroles et vos exhortations par une vie relâchée[3] ?

Le Chrétien. — Pour dire la vérité, je ne puis point me louer en ce qui concerne ma vie, car je suis convaincu de bien des manquements à cet égard. Je sais aussi qu’un homme peut être fort aisément une pierre de scandale aux autres, et détruire, par l’exemple de sa conduite, ce qu’il tâche de leur inspirer par des raisonnements solides et touchants. Toutefois, je puis bien dire que je me gardais très soigneusement de commettre quelque mauvaise action, et de leur fournir par là un prétexte pour rejeter mes exhortations. Ils m’accusaient même, à cause de cela, d’une trop grande rigidité, et ils me reprochaient d’avoir la conscience trop scrupuleuse. En effet, je m’abstenais, pour l’amour d’eux, de beaucoup de choses indifférentes (1 Cor. 8, 9), dans la crainte qu’ils ne vissent en moi quelque chose qui pût leur donner du scandale.

La Charité. — Il est vrai que Caïn haïssait son frère (1 Jean 3, 12), parce que ses œuvres étaient mauvaises et que celles de son frères étaient bonnes ; et si votre femme et vos enfants ont mal interprété les vôtres, ils se sont amassés par là des charbons de feu sur la tête. Je n’ai plus rien à ajouter.

C’est au milieu d’entretiens pareils que se passa la soirée jusqu’à ce que le souper fût préparé. Alors ils se mirent à table, et leurs mets furent, selon les expressions d’un prophète, des mets délicieux (És. 25, 6), des moelles et des viandes grasses, des vins exquis et purifiés. Tous les entretiens qu’ils eurent à table roulèrent sur le Seigneur du lieu, sur ses actions admirables, et sur la fin généreuse et charitable qu’il s’était proposée dans toute sa conduite. On comprenait bien, à leurs discours, qu’ils estimaient ce Seigneur comme un héros qui avait combattu contre celui qui avait la puissance de la mort (Héb. 2, 14), et l’avait vaincu, non pas cependant sans avoir été Lui-même en butte aux plus grands dangers.

— C’est pour cela, disait le Chrétien, que je L’aime encore davantage ; car j’ai ouï dire qu’Il a exposé Sa vie et versé Son sang pour vaincre nos cruels ennemis. Mais ce qui relève infiniment cette grâce, c’est qu’Il a fait toutes ces choses par le principe d’un pur amour pour les siens. Quelques-uns des serviteurs assuraient qu’ils avaient été avec Lui lorsqu’Il mourut sur la croix ; que, dès lors, ils Lui avaient encore parlé ; qu’ils avaient même ouï de Sa proche bouche qu’Il avait un si grand amour pour les pauvres voyageurs, qu’on ne saurait trouver un pareil exemple dans tout le monde ; et pour confirmer ce qu’ils disaient, ils rappelèrent qu’Il s’était dépouillé de toutes Ses richesses (2 Cor. 8, 9) et de toute Sa gloire pour amener cet ouvrage à sa perfection en faveur des pauvres pécheurs. Ils ajoutèrent qu’ils Lui avaient ouï dire encore qu’Il ne voulait pas habiter seul sur la montagne de Sion, mais qu’Il voulait partager Sa gloire avec les siens ; pour cela, Il les avait élevés à la dignité de princes (1 Pier. 2, 9), bien qu’ils fussent nés dans la plus basse condition, et que de leur origine ils ne fussent que poudre et cendre (1 Sam. 2, 8 ; Ps. 103, 14).

C’est ainsi qu’ils s’entretinrent jusque bien avant dans la nuit. Ensuite les maîtresses du château remirent le Chrétien à la protection du Seigneur, et allèrent prendre leur repos, après l’avoir mené dans une chambre haute et fort spacieuse, nommée la Paix, dont les fenêtres regardaient au levant[4], et où il dormit jusqu’à ce que le jour parût. Alors il s’éveilla en chantant :

Ô grâce précieuse et sainte,
Que notre bon Sauveur veuille donner Son corps,
Son sang, tous Ses divins trésors,
À tous ceux qui marchent sans feinte
Dans le chemin semé de croix,
Et qui suivent Ses saintes lois !

Je sens une secrète joie
Que mon sacré dépôt excite dans mon cœur.
C’est Lui qui guérit ma langueur
Par l’efficace qu’Il déploie,
Et maintenant j’habite en paix
Aux portes du divin palais.



  1. On voit que ces questions sont très justement placées dans la bouche de la Charité, parce que cette vertu nous fait souhaiter que tous les hommes soient sauvés.
  2. C’est la charité, l’amour même, qui juge que cette catastrophe, cette scène de sévérité, doit avoir lieu.
  3. C’est une chose remarquable que la persévérance avec laquelle la Charité pousse cet examen sévère de la conduite du Chrétien, pour savoir s’il n’a manqué en aucun point à l’amour qu’il devait aux siens, lorsqu’il s’est séparé d’eux.
  4. C’est-à-dire du côté où se lève le soleil, le soleil de justice. C’est toujours de ce côté que nous devons avoir les yeux tournés.