Livre:Voyage du chrétien vers l’éternité bienheureuse/Chapitre 33

De mipe
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Ils devancèrent donc d’assez loin l’Ignorant, qui les suivit en sautillant, et le Chrétien dit à son ami :

— Je déplore l’état de ce pauvre aveugle ; il s’en trouvera bien mal à la fin.

L’Espérant. — Ah ! qu’il y en a un grand nombre dans notre ville qui sont marqués au même coin ! On y peut compter des maisons et des rues entières qui sont remplies de semblables gens, qui espèrent tous cependant de parvenir infailliblement à la cité céleste.

Le Chrétien. — La chose est telle, en effet, comme le dit la Parole : Il a aveuglé leurs yeux afin qu’ils ne voient point (És. 6, 10). Mais maintenant que nous sommes seuls, dites-moi, je vous prie, que pensez-vous de pareilles gens ? Croyez-vous qu’ils aient jamais eu aucun sentiment de salutaire frayeur à la pensée du danger qu’ils courent ?

L’Espérant. — Non ; mais répondez vous-même à cette question : vous êtes mon aîné.

Le Chrétien. — Eh bien ! je le veux bien. Je dis qu’à cause de leur ignorance ils ne comprennent pas que ces convictions intérieures tendent à leur bien. C’est pourquoi ils font effort afin de les étouffer, et ils persistent avec témérité à se flatter eux-mêmes dans les voies de leur propre cœur.

L’Espérant. — Je crois aussi, comme vous venez de le dire, que la crainte est fort salutaire aux hommes, puisqu’elle peut les disposer à se mettre en chemin.

Le Chrétien. — Sans doute elle le fait, pourvu que ce soit la véritable crainte ; car nous lisons que la crainte de l’Éternel est le commencement de la sagesse (Prov. 1, 7).

L’Espérant. — Comment décrivez-vous la véritable crainte ?

Le Chrétien. — La crainte véritable et salutaire se connaît à ces trois caractères :

1° Elle procède d’une forte conviction du péché ;

2° Elle pousse l’âme à embrasser le Sauveur Jésus Christ ;

3° Elle la réveille et y entretient un profond respect pour Dieu, pour Sa Parole et pour Ses voies. Elle rend l’âme fort délicate, et la met dans une sainte sollicitude d’offenser Dieu par quelque démarche qui pourrait Le déshonorer et altérer sa propre paix, contrister le Saint Esprit et inciter l’ennemi à Le blasphémer.

L’Espérant. — C’est bien dit ; je vois que c’est là la vérité… Mais, à propos, avons-nous bientôt passé le terroir enchanté ? Qu’en pensez-vous ?

Le Chrétien. — Nous n’avons plus que deux heures à y marcher ; mais revenons à notre sujet. Les ignorants ne savent pas que le sentiment du péché et la crainte tendent à leur plus grand bien ; c’est pourquoi ils cherchent à étouffer ces mouvements.

L’Espérant. — Et comment s’y prennent-ils, je vous en prie ?

Le Chrétien. — Ils se persuadent que c’est le diable qui produit en eux cette crainte, bien que dans la vérité ce soit une opération divine, et, dans cette pensée, ils tâchent d’y résister comme à une chose qui tend directement à leur perte. Ils s’imaginent que cette crainte tend à affaiblir leur foi et même à l’anéantir (quoiqu’il n’y ait encore aucune foi en eux), c’est pourquoi ils endurcissent leur cœur contre cette crainte. Et comme elle les tire de la fausse paix où ils aiment à se bercer et qu’elle la bannit de leurs esprits, ils sentent que cette même crainte est une des preuves de leur misère, et qu’elle leur ravit la bonne idée qu’ils ont de leur sainteté. De là vient encore qu’ils font tous leurs efforts pour lui résister.

L’Espérant. — Je sais quelque chose de cet état par moi-même ; car, avant que je ne me connusse bien, il en était de même pour moi.

Le Chrétien. — Laissons maintenant aller notre Ignorant, et proposons-nous un autre sujet utile. — N’avez-vous point connu, il y a quelques années, un Temporaire[1] qui était dans notre pays ? C’était alors un homme fort zélé dans sa religion.

L’Espérant. — Comment ne l’aurais-je pas connu ? Il demeurait dans la ville Privée de grâce, près de l’Apparence et de la porte de la Révolte.

Le Chrétien. — C’est cela ; cet homme était fort agité dans un temps ; je crois qu’il avait eu quelque sentiment de ses péchés, et de la peine qu’il avait méritée par là.

L’Espérant. — J’ai eu la même pensée que vous ; car comme sa maison n’était éloignée de la mienne que de quelques lieues, il venait me voir quelquefois, et toujours les larmes aux yeux. En vérité, je m’intéressais vivement à lui ; car il n’était pas encore entièrement hors d’espérance ; mais on peut reconnaître par là que tous ceux qui crient : Seigneur ! Seigneur ! ne sont pas encore tels qu’ils paraissent.

Le Chrétien. — Il me témoigna une fois le désir de se mettre en chemin ; mais il fit tout d’un coup connaissance avec un homme nommé Conserve-toi toi-même, et alors il se sépara entièrement de moi.

L’Espérant. — Puisque nous en sommes ainsi venus à parler de lui, examinons un peu quelle peut être la cause d’une révolte si subite.

Le Chrétien. — Cela pourra nous être fort utile ; mais il faut que vous commenciez cette fois.

L’Espérant. — Je le veux bien ; et je vous dirai que, selon mon jugement, cela procède de ces quatre causes :

1° Quoique la conscience de ces hommes soit réveillée, cependant leur cœur n’est pas encore changé. C’est pourquoi, lorsque le sentiment du péché diminue tant soit peu en eux, tout ce qui leur inspirait quelque crainte de Dieu s’évanouit aussi, et ils retournent absolument à leurs voies naturelles, à peu près comme un chien qui, étant devenu malade pour avoir mangé quelque chose, rejette tout pendant que le mal le presse ; ce qu’il ne fait plus quand le mal est passé, et que son estomac est rétabli. Alors il n’a plus de dédain pour ce qu’il a vomi : mais il y retourne et le mange de nouveau ; tant est véritable ce qui est écrit : Le chien retourne à son vomissement (2 Pier. 2, 22). Je dis donc que les Temporaires ont de l’ardeur pour le ciel ; mais cette ardeur ne procède ou que d’un zèle passager ou que de la crainte des flammes de l’enfer. Aussitôt que ces dispositions se sont ralenties et que la crainte de la condamnation est un peu calmée, leur désir pour le ciel et pour le salut se refroidit ; et lorsque le sentiment du péché et la crainte s’évanouissent absolument, leur désir pour le ciel revient à rien.

2° On peut en alléguer une seconde raison : c’est qu’ils ont en eux une mauvaise crainte qui les surmonte, savoir, la crainte des hommes. Je dis qu’elle est mauvaise, car la crainte qu’on a de l’homme fait tomber dans le piège (Prov. 29, 25). Ainsi, quoiqu’ils paraissent avoir de l’ardeur pour le ciel pendant quelque temps, cependant ils se ravisent, et disent en eux-mêmes qu’il vaut mieux être un peu circonspect et ne pas s’exposer au danger de tout perdre et de tomber dans une misère inutile et inévitable ; et ainsi ils rentrent dans le monde.

3° L’opprobre qui accompagne la piété leur est souvent un grand scandale et une pierre d’achoppement. Ils sont remplis d’orgueil et d’ambition, et la dévotion est trop vile et trop méprisable à leurs yeux. C’est pourquoi, dès que la vivacité de certains motifs et surtout de la crainte de l’enfer est diminuée, vous les voyez rentrer incessamment dans leurs premières voies.

4° La pensée de leurs péchés et le souvenir de leurs frayeurs leur sont insupportables ; ils ne se plaisent pas à penser à leur misère : c’est pourquoi, lorsqu’ils sont une fois délivrés de ces pensées, ils s’en font une vive joie, ils tombent dans l’endurcissement, et ils choisissent les voies qui les endurcissent le plus.

Le Chrétien. — Vous avez raison ; car le fondement de tout cela est que leur esprit et leur volonté ne sont pas convertis. C’est pourquoi ils sont semblables à ces criminels qui, étant devant le juge, tremblent et frémissent, de manière que l’on pourrait croire qu’ils sont repentants. Mais le principe de leur douleur est la crainte du bourreau, et non l’horreur de leur crime ; cela paraît évidemment en ce que, dès qu’ils peuvent être mis en liberté, ils retournent à leur méchante vie ; au lieu que, si leur esprit était changé, ils changeraient aussi de conduite.

L’Espérant. — Maintenant je vous ai montré les causes de leur révolte ; apprenez-moi aussi, je vous prie, de quelle manière elle arrive.

Le Chrétien. — Très volontiers.

1° Ils font tout ce qu’ils peuvent pour détourner leurs pensées de Dieu, de la mort et du jugement à venir ;

2° Ensuite, ils délaissent peu à peu les devoirs intérieurs, tels que sont la prière, la mortification de leurs convoitises, la vigilance, la tristesse du péché, et autres choses semblables ;

3° Ils s’éloignent aussi de la compagnie de ceux qui ont la véritable vie, c’est-à-dire des vrais chrétiens ;

4° Ils tombent ensuite dans la tiédeur, même à l’égard des exercices publics, de l’ouïe et de la lecture de la Parole de Dieu et des entretiens pieux ;

5° Ils commencent à éplucher les défauts des gens de bien, et cela d’une manière diabolique pour donner quelque couleur à leur négligence et au mépris qu’ils commencent à faire de la piété, accusant la religion d’être une chose de peu d’efficace et se fondant sur l’expérience qu’ils en ont faite dans certaines occasions ;

6° Alors ils en viennent insensiblement à s’attacher à des hommes charnels et libertins et à fréquenter leur société ;

7° Après cela, ils se donnent la liberté de s’entretenir de choses mauvaises, et se réjouissent lorsqu’ils peuvent reconnaître quelque chose de pareil dans quelques-uns de ceux qui passent pour honnêtes et pour vertueux, car leur exemple les affermit dans le libertinage ;

8° Puis ils se donnent ouvertement carrière de jouer et de se divertir avec les méchant ;

9° Et, finalement, lorsqu’ils se sont endurcis, ils se montrent entièrement tels qu’ils sont ; et après s’être ainsi rembarqués dans le monde, ils tombent enfin par leur propre faute dans la perdition éternelle, si la grâce ne fait un miracle pour les en retirer.



  1. Il ne faut pas confondre ce mot avec celui de Temporiseur. Le Temporiseur est un homme lâche, pliant et hypocrite, qui est dans un faux état de piété, mais qui peut y persévérer pendant toute sa vie. Le Temporaire, au contraire, peut se trouver pour un temps dans des dispositions franches et sincères, mais il ne persiste pas. C’est un homme qui regarde en arrière après avoir mis la main à la charrue. Facile était un Temporaire ; il s’était jeté dans le christianisme sans temporiser, sans faux ménagements ; mais il lâcha prise.