Livre:Voyage du chrétien vers l’éternité bienheureuse/Chapitre 22

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Cependant le Chrétien trouva bientôt un compagnon nommé l’Espérant, qui s’était joint à lui après avoir entendu les discours des deux amis, et avoir été le témoin de leurs souffrances. Aussi se lia-t-il d’une étroite amitié avec le Chrétien, et lui témoigna-t-il qu’il voulait désormais l’accompagner dans son voyage. Ainsi, des cendres de celui qui était mort pour le témoignage de la vérité il sortit un pèlerin qui accompagna le Chrétien jusqu’à la fin de son voyage. L’Espérant l’assura de plus qu’il y avait plusieurs autres personnes dans la foire qui n’attendaient qu’une occasion favorable pour les suivre.

À peine étaient-ils sortis de la foire qu’ils rencontrèrent un homme, nommé le Temporiseur, auquel ils demandèrent d’où il venait, et jusqu’où il prétendait aller par ce chemin.

— Je viens, répondit-il, sans dire son nom, de la ville de l’Éloquence[1], et je m’en vais à la cité céleste.

— Eh ! dit le Chrétien, êtes-vous de la ville de l’Éloquence ? Y a-t-il aussi là quelques gens de bien (1 Jean 4, 5, 4 ; 1 Cor. 1, 18-21 ; 2, 4) ?

Le Temporiseur. — Oui, je crois qu’il y en a quelques-uns.

Le Chrétien. — Mon ami, quel est votre nom, s’il vous plaît ?

Le Temporiseur. — Vous ne me connaissez pas, et je ne vous connais pas non plus ; si vous agréez que nous fassions chemin ensemble, j’en serai très content ; sinon j’en prendrai mon parti.

Le Chrétien. — J’ai souvent ouï parler de la ville de l’Éloquence ; et si je ne me trompe, j’ai ouï dire que c’était un lieu où l’on jouit de beaucoup de prospérité.

Le Temporiseur. — Oui, je vous l’assure ; j’y ai plusieurs riches amis.

Le Chrétien. — Dites-moi, je vous prie, quels sont les amis que vous y avez, si je ne suis pas trop hardi de vous le demander.

Le Temporiseur. — Presque toute la ville ; particulièrement le Facile, l’Esclave des circonstances, le Bien-Disant (dont les ancêtres ont donné le nom à la ville), le Légal[2], celui qui va par deux chemins, l’Ami de chacun, et le docteur de notre quartier, M. de Langue-Double, qui est mon proche parent. Et, à dire vrai, quoique je sois un homme qualifié, mon père était cependant un batelier qui regardait toujours d’un autre côté que son but lorsqu’il était à la rame, et j’ai gagné la plus grande partie de ce que je possède à ce métier.

Le Chrétien. — Êtes-vous marié ?

Le Temporiseur. — Oui, vraiment ; j’ai une femme très vertueuse, qui est fille de madame Dissimulation, femme d’un très grand mérite et d’une haute naissance. Elle sait s’entretenir avec toute sorte de personnes, avec les grands et les gens du peuple, avec les hommes pieux et les impies. Il est vrai qu’à l’égard de la religion il y a une différence entre nous et ceux qui vont par le chemin le plus court ; mais ce n’est qu’en deux points de peu d’importance.

Le premier est que nous ne voulons jamais aller contre le vent ni contre le courant de l’eau.

Le second, que nous sommes toujours les plus zélés lorsque la religion est en estime et que la piété est applaudie.

Ici le Chrétien se tira à un peu à l’écart avec son compagnon l’Espérant, et lui dit :

— Il me vient maintenant dans la pensée que cet homme pourrait bien être le Temporiseur, de la ville de l’Éloquence ; si cela est, nous avons dans notre compagnie l’un des plus grands coquins qu’il y ait dans ces contrées.

L’Espérant lui dit : — Demandez-lui encore une fois son nom ; peut-être n’en aura-t-il pas honte.

Là-dessus le Chrétien se rapprocha du Temporiseur et lui dit : — Vous parlez comme si vous étiez l’homme le plus sage du monde ; et, si je ne me trompe, il me semble que je vous connais. Ne vous appelez-vous pas le Temporiseur de la ville de l’Éloquence ?

Le Temporiseur. — Nullement ; ce n’est point là mon nom, mais c’est un sobriquet que m’ont donné certaines gens qui ne peuvent me souffrir. Il faut cependant que je m’en console en le souffrant comme un opprobre, à l’exemple de plusieurs gens de bien qui ont vécu avant moi.

Le Chrétien. — Mais n’avez-vous jamais donné à ces personnes l’occasion de vous imposer ce sobriquet ?

Le Temporiseur. — Jamais de ma vie. Le plus grand mal que j’aie jamais fait, et d’où l’on pourrait avoir pris occasion de me donner ce nom, c’est que j’ai toujours eu le bonheur de régler mes sentiments et ma conduite selon le cours du monde, de quelque manière que les choses allassent ; et par le moyen de cette souplesse, j’ai bien avancé mes affaires, et je me suis tiré des plus fâcheuses rencontres. Mais, pour cela, ces malheureux n’ont aucune raison de me mépriser.

Le Chrétien. — J’ai tout de suite pensé que vous étiez celui-là même de qui j’ai beaucoup entendu parler ; et s’il m’est permis de dire ce que je pense, je trouve que votre nom vous convient mieux que vous ne voulez l’avouer.

Le Temporiseur. — Si vous êtes dans cette imagination, je ne saurais vous en empêcher. Mais vous trouverez que je suis un camarade agréable si vous voulez me recevoir en votre compagnie.

Le Chrétien. — Si vous voulez venir avec nous, il faut que vous marchiez contre vent et marée ; et, si je ne me trompe, ce n’est pas là votre inclination. Cependant nous devons nous tenir attachés à la religion, aussi bien lorsqu’elle marche avec des habits déchirés que lorsqu’elle est dans de riches vêtements, lorsqu’elle est dans les fers comme lorsqu’elle est élevée sur le trône.

Le Temporiseur. — Vous ne devez pas opprimer ma conscience. Laissez-moi ma liberté, et souffrez que je marche avec vous à ma manière.

Le Chrétien. — Pas même un pas de plus, à moins que vous ne vouliez faire ce que je viens de vous proposer.

— Je ne quitte pas mes maximes, répliqua le Temporiseur, puisqu’elles sont commodes et avantageuses. Si je ne puis avoir votre compagnie, je ferai ce que j’ai fait jusqu’ici : je marcherai doucement tout seul, jusqu’à ce que je trouve quelque autre compagnie qui s’accommode de moi.



  1. C’est parmi les gens qui savent présenter la religion avec les beaux discours de la sagesse humaine qu’on trouve le plus de ces temporiseurs.
  2. Celui qui tient aux observances extérieures de la loi et à des actes de vertu humaine.