Livre:Voyage du chrétien vers l’éternité bienheureuse/Chapitre 23

De mipe
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Ici je vis que le Chrétien et l’Espérant le laissèrent et commencèrent à aller en avant, assez loin de lui. Toutefois, comme l’un d’eux se retourna, il aperçut trois hommes qui suivaient le Temporiseur. Lorsqu’ils furent assez près de lui, il se baissa avec beaucoup de respect pour les saluer, et eux aussi le complimentèrent à leur tour. Les noms de ces personnes étaient l’Ami du monde, l’Ami de l’argent et le Rapace, tous trois forts connus du Temporiseur, parce qu’ils avaient été camarades d’école dès leur jeunesse, sous un maître nommé l’Avide, au pays de l’Avarice. Ce maître d’école leur avait enseigné l’art de s’approprier une infinité de choses, ou par force, ou par flatterie, ou par ruse, ou par mensonge, ou même enfin sous l’apparence de la piété. Et ces quatre camarades d’école avaient si bien profité dans cet art par les soins de leur maître, que chacun d’eux était capable de l’enseigner aussi bien que lui.

Après donc qu’ils se furent salués réciproquement, l’Ami de l’argent dit aux autres :

— Qui sont ces hommes qui marchent là devant nous (car le Chrétien et l’Espérant n’étaient pas si loin qu’on ne pût les voir) ?

Le Temporiseur. — Ce sont deux hommes d’un même pays qui marchent à leur manière.

L’ami de l’argent. — Ah ! pourquoi ne nous attendent-ils pas, afin que nous puissions aussi jouir de leur bonne compagnie ? Car je pense qu’eux et nous, et vous aussi, monsieur, nous avons le même but.

Le Temporiseur. — Il est vrai ; mais ces hommes qui marchent devant nous sont si rigides, si attachés à leurs sentiments et ils ont tant de mépris pour ceux des autres, que, quelque piété qu’ait un homme, s’il ne se conforme pas en tout à leurs principes, ils rompent d’abord toute communication avec lui.

Le Rapace. — Cela ne vaut rien. Ce sont de ces sortes de gens qui veulent être trop justes. Leur humeur sévère fait qu’ils jugent et qu’ils condamnent tout ce qu’ils ne font pas eux-mêmes. Mais, je vous prie, en quoi et en combien d’articles différiez-vous ?

Le Temporiseur. — Ils veulent, selon leur opiniâtreté, qu’il soit de notre devoir de poursuivre notre voyage en toute saison et quelque temps qu’il fasse ; et moi j’attends toujours le temps propre et le vent favorable. Ils risquent pour Dieu tout ce qu’ils ont à la fois ; moi, j’use de circonspection, et je mets tant que je puis mes biens et ma vie en sûreté[1]. Ils sont inébranlables dans leurs sentiments, lors même que tout le monde serait contre eux ; quant à moi, je me ménage dans les affaires de religion, selon que le temps et mon avantage le requièrent. Ils s’appliquent à la piété, lors même qu’elle est exposée à l’opprobre et au mépris ; moi, je ne m’y attache que lorsqu’elle est en honneur.

L’ami du monde. — Tenez-vous ferme à ces principes, mon cher ami Temporiseur ; car, pour moi, je tiens ceux-là pour des fous qui, ayant la liberté de conserver leurs biens et leur commodité, sont assez dépourvus de sens pour vouloir tout perdre. Soyons prudents comme des serpents : le meilleur est d’amasser pendant l’été, comme les abeilles qui demeurent tranquilles tout l’hiver et ne sont occupées que lorsqu’elles peuvent commodément se procurer des avantages. S’ils veulent être assez fous que de voyager par la pluie, laissons-les faire ; pour nous, attendons le beau temps. Lorsqu’on peut accorder la religion avec la conservation des biens que Dieu nous donne dans Sa bonté[2], c’est alors qu’elle m’accommode le mieux, et c’est ainsi qu’il faut prendre la chose ; car lorsque Dieu nous a départi des biens de cette vie, Il veut aussi que nous les conservions pour l’amour de Lui. Job dit que les gens de bien donnent de l’or pour de la terre (ou qu’ils amassent l’or comme la poussière). Il ne faut donc pas être comme ces gens qui sont là devant nous, s’ils sont tels que vous les dépeignez.

Le Rapace. — Je pense que nous sommes tous du même sentiment à ce sujet, et il est inutile d’en parler davantage.

L’Ami de l’argent. — Vous avez raison ; car celui qui ne veut suivre à cet égard ni l’Écriture ni la droite raison (qui, comme vous voyez, sont pour nous), ne mérite seulement pas d’être écouté.

Le Temporiseur. — Mes frères, nous voici tous réunis ; permettez-moi, pour notre édification mutuelle, de proposer cette question :

Lorsqu’un homme, soit pasteur ou autre, trouve quelque occasion de faire un profit quelconque, en sorte cependant qu’il ne peut l’obtenir que par une belle apparence de piété, ou en faisant paraître plus de zèle qu’à son ordinaire pour quelque partie du service divin, je demande si un tel homme ne peut pas employer ces moyens pour parvenir à son but, et être avec cela un homme de bien ?

L’Ami de l’argent. — Je comprends cette question à fond, et je veux, avec votre permission, tâcher d’y répondre exactement. Et premièrement, je la considérerai par rapport à un pasteur.

Supposez un pasteur vénérable qui a peu de revenu, à qui il se présente une place ou un bénéfice plus avantageux, et qu’il ait moyen de l’obtenir, mais à condition d’étudier davantage, de prêcher plus fréquemment et peut-être même de renoncer à quelqu’un des principes de la foi, parce que l’état de son troupeau l’exige ainsi. — Je ne vois aucune raison qui puisse l’empêcher d’accepter la place qui se présente à lui, et je crois pas qu’en cela il fasse la moindre brèche à sa conscience ; car

1° S’il est naturel d’améliorer sa position (comme il l’est, sans contredit) dès lors, la chose est permise et le docteur peut accepter le nouvel emploi, sans consulter sa conscience.

2° Le désir qu’il a d’arriver à une meilleure position l’oblige à prêcher, à étudier davantage et avec plus d’ardeur, et ainsi le rend plus homme de bien. Par là même il développe mieux ses talents, ce qui est agréable à Dieu.

Et 3° en changeant quelque chose à ses principes pour s’accommoder à son peuple, il fait voir trois choses : 1° qu’il sait renoncer à lui-même et à sa volonté propre ; 2° qu’il sait exercer son habileté pour en gagner quelques-uns, et se faire tout à tous, selon le précepte même d’un apôtre ; 3° enfin, qu’il est, par conséquent, des plus propres à exercer son emploi[3]. D’où je conclus qu’on ne doit point condamner un pasteur qui change un bénéfice plus chétif pour un plus avantageux, ni conclure de là qu’il soit avare, ou autre chose semblable : mais plutôt, en tant qu’il a occasion par là d’exercer ses dons et sa science, on doit le regarder comme un homme qui suit sa vocation, et qui se prévaut sagement de l’occasion que Dieu lui met en main.

Pour ce qui concerne un artisan, supposer que ce soit un homme qui a peu de bien dans ce monde, mais qui peut, en faisant paraître de la piété, rendre son état plus heureux : épouser, par exemple, une femme riche, ou attirer plus de chalands à sa boutique, je ne saurais voir aucune raison pour laquelle cela ne puisse se pratiquer légitimement ; car

1° C’est une vertu que d’être pieux, quel que soit le moyen qui y conduit un homme ;

2° Il n’est pas non plus défendu de s’enrichir, d’épouser par exemple, une femme riche, ou d’attirer à soi beaucoup de chalands ;

3° L’homme qui obtient ces choses par sa piété obtient un bien par un autre. Ainsi il y aura, dans le cas supposé, des richesses, de bons chalands, une femme riche, toutes choses excellentes par elles-mêmes, et acquises par la piété, qui est aussi excellente. Par conséquent, il est permis d’embrasser la piété dans la vue d’obtenir ces avantages.

Cette décision de l’Ami de l’argent, sur la question proposée par le Temporiseur, fut fort applaudie de tous ; c’est pourquoi ils conclurent qu’il fallait y adhérer. Et comme ils s’imaginaient que personne ne pourrait la réfuter, et qu’ils remarquèrent que le Chrétien et l’Espérant n’étaient pas si loin qu’on ne pût les atteindre, ils résolurent unanimement de les attaquer avec cette question, d’autant plus que ces deux voyageurs avaient repoussé rudement le Temporiseur. Pour cet effet, ils les rappelèrent, et eux, les ayant ouïs, s’arrêtèrent un moment pour les attendre. Cependant il fut résolu que ce ne serait pas le Temporiseur, mais l’Ami du monde, qui leur proposerait la question, se flattant que la réponse ne serait pas si dure que celle qui avait été faite au Temporiseur.

S’étant donc approchés, après les civilités d’usage, l’Ami du monde proposa la question au Chrétien et à son compagnon, les priant d’y répondre, s’ils le pouvaient.

— Certainement, dit le Chrétien. Le moindre enfant, en matière de religion, pourrait sans peine répondre à cette question et à dix mille pareilles ; car

1° On ne doit pas suivre Christ pour avoir du pain, comme il est dit Jean 6, 26. Combien plus donc est-ce une chose abominable de Le suivre pour s’avancer par là dans le monde !

2° Nous ne trouvons dans l’Écriture personne qui ait suivi vos principes, si ce n’est des païens, des hypocrites, un magicien et un diable.

Des païens : car c’est ainsi que Hamor et Sichem, ayant formé des desseins sur la fille de Jacob et sur son bétail, et voyant qu’il n’y avait pas d’autre moyen d’y réussir que d’embrasser, du moins à l’extérieur, la religion des Hébreux, dirent à leurs concitoyens : « Si vous recevez la circoncision, leurs biens, leur bétail et tout ce qu’ils possèdent nous appartiendra ». Ainsi la fille et les richesses de Jacob étaient ce qu’ils avaient en vue, et la religion n’était qu’un prétexte pour les obtenir. Lisez toute cette histoire : Genèse 34, 20-23.

Des hypocrites : voyez les pharisiens : ils dévoraient les maisons des veuves sous ombre de faire de longues prières ; et c’est ce qui aggravait leur condamnation devant Dieu (Luc 20, 46, 47).

Simon le magicien était aussi de ce caractère ; car il désirait avoir le Saint Esprit pour gagner de l’argent. Mais le jugement qu’il ouït de la bouche de Pierre fut : Ton argent périsse avec toi (Act. 8, 19, 22).

J’ai dit, en quatrième lieu, un diable ; car Judas, qui en était un, suivait les mêmes principes. Il avait l’apparence de la piété, il suivait Jésus Christ, et témoignait de la charité pour les pauvres ; mais c’était à cause de la bourse et pour avoir ce qui était dedans ; car, au fond, c’était un réprouvé, un fils de perdition.

Il est facile de voir que ceux qui deviennent pieux par amour pour le monde seront toujours disposés à renoncer à la piété, par le même motif ; car il est aussi certain que Judas regardait au monde dans ses pratiques de piété, qu’il est certain que ce fut pour le monde qu’il vendit sa piété et son Seigneur Lui-même. C’est donc un sentiment païen, pharisaïque et diabolique, que l’affirmative de votre question, laquelle je vois néanmoins que vous avez embrassée. Mais votre salaire sera selon vos œuvres.

À ces mots, ces hommes se mirent à se regarder fixement les uns les autres ; mais ils n’eurent pas un seul mot à répliquer, parce qu’ils étaient convaincus de la vérité des choses que le Chrétien venait d’avancer. Il se fit donc un grand silence ; le Temporiseur et ses compagnons s’arrêtèrent tout court et restèrent derrière, tandis que le Chrétien et l’Espérant continuèrent leur chemin, et les devancèrent d’assez loin, ce qui donna lieu au Chrétien de dire à son ami :

— Si ces gens ne peuvent pas supporter le jugement d’un homme, comment pourront-ils subsister devant le jugement de Dieu ? S’ils demeurent ainsi muets lorsqu’ils n’ont affaire qu’à des vaisseaux de terre, quelle sera leur confusion lorsqu’ils se verront exposés aux reproches que leur fera le Dieu des vengeances devant les saints et tous les anges !



  1. Celui qui veut sauver sa vie la perdra, mais celui qui la perdra pour l’amour de moi la sauvera (Matt. 10, 39).
  2. L’auteur imite ici, avec le dernier degré de perfection, le langage hypocrite et blasphématoire de toutes ces sortes de temporiseurs. C’est en parlant de Dieu qu’ils insultent le plus Sa sainte loi évangélique.
  3. Que d’ecclésiastiques qui auraient besoin de réfléchir sur toutes les turpitudes et les actes d’hypocrisie qui sont décrits ici d’une manière si frappante et si juste ! Et que de vérités n’y a-t-il pas dans tout ce discours, sur les calculs mondains d’un homme destiné à conduire des âmes à Dieu !