Livre:Voyage du chrétien vers l’éternité bienheureuse/Chapitre 26

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Le géant Désespoir étant seul avec sa femme l’Incrédulité[1], il lui raconta comment il avait jeté deux prisonniers dans le cachot pour les avoir trouvés sur ses terres, et lui demanda ce qu’elle trouverait le plus à propos de faire d’eux. Elle s’enquit de lui quelles gens c’étaient. Il lui récita le tout, et là-dessus elle lui conseilla de les battre le lendemain matin sans aucune miséricorde.

Le géant ne fut pas plus tôt levé qu’il se mit en état d’exécuter le conseil que sa femme lui avait donné. Pour cet effet, il se saisit d’un énorme bâton, et s’étant jeté sur eux avec une fureur inexprimable, quoiqu’ils ne lui dissent pas une mauvaise parole, il les battit si rudement qu’ils demeurèrent par terre sans pouvoir se relever. Après quoi il s’en alla, et les laissa sur le carreau, où ils eurent tout le temps de déplorer leur malheur.

Pendant que les deux pauvres pèlerins s’abandonnaient à des regrets et à des soupirs continuels dans leur cachot ténébreux, le géant Désespoir ne pensait qu’aux moyens de les faire périr ; c’est de quoi il s’entretint encore la nuit suivante avec sa femme l’Incrédulité, qui, ayant appris qu’ils étaient encore en vie, lui conseilla de les faire mourir. Ainsi, dès l’aube du jour, il se rendit auprès d’eux, et les sollicita fortement de se donner la mort. Mais comme ils balançaient à suivre ses suggestions, il se jeta derechef sur eux avec fureur, et aurait infailliblement achevé de les tuer, s’il n’avait été surpris lui-même d’une maladie à laquelle il est sujet lorsqu’il aperçoit les rayons et l’impression du soleil[2]. Il fut hors d’état de se servir de ses mains pendant ce temps-là ; ainsi il les laissa dans leur état actuel, et se retira en méditant sur ce qu’il aurait à faire ultérieurement. Cependant les prisonniers se consultaient de leur côté sur le parti qui leur serait le plus avantageux.

— Que ferons-nous, mon frère ? dit le Chrétien. Que notre sort est à plaindre et notre vie misérable ! Quant à moi, je ne sais ce qui me serait le meilleur : ou de traîner une vie aussi triste, ou de mourir sur-le-champ. Je préférerais mourir de la plus cruelle mort (Job 7, 15), et le sépulcre me serait plus agréable que cette fosse. Quoi ! faut-il que nous nous laissions ainsi tyranniser par ce géant ?

L’Espérant. — J’avoue que notre état présent est fort déplorable, et la mort me serait aussi plus douce que la vie. Mais souvenons-nous que le Seigneur, vers qui nous tendons, nous a dit : Tu ne tueras point. Que si nous ne devons point tuer les autres, beaucoup moins devons-nous être les meurtriers de nous-mêmes, puisque celui qui tue son prochain ne détruit que son corps, mais celui qui se tue lui-même détruit son corps et son âme. Vous parlez de trouver dans la mort la délivrance de vos maux… ; mais avez-vous oublié l’enfer, mon frère, où les meurtriers sont infailliblement précipités ? Car les meurtriers n’hériteront point le royaume des cieux. Souvenons-nous aussi que le géant Désespoir n’a pas toute puissance en main ; et j’ai ouï dire que plusieurs qui, comme nous, avaient été pris sur ses terres, étaient cependant heureusement échappés. Qui sait si Dieu, le maître de la vie et de la mort, ne fera pas mourir le géant Désespoir lui-même ? Ou ne pourrait-il pas arriver qu’il oubliât une fois de fermer le château ? Ou qu’il fût encore violemment surpris de cette maladie qui lui ôte l’usage de ses membres[3] ? Quoi qu’il arrive, je suis résolu de prendre courage et d’attendre la dernière extrémité, ou de tenter si nous ne pourrions point échapper de ses mains. J’ai été mal avisé de ne l’avoir pas tenté plus tôt ; cependant, mon frère, ayons patience, et ne perdons pas courage dans nos maux. Qui sait si nous ne sommes pas à la veille d’obtenir une heureuse délivrance ? Prenons seulement garde de n’être pas les meurtriers de nous-mêmes.

Ces paroles rendirent un peu de courage au Chrétien, de sorte que le géant, étant revenu sur le soir dans la fosse pour voir si les prisonniers auraient suivi son conseil[4], fut extrêmement surpris de les voir plus dispos et plus heureux qu’auparavant. Ce fut alors que, les regardant de travers, il leur dit d’un ton menaçant qu’ils se repentiraient de n’avoir pas suivi son conseil, et qu’il leur en arriverait tant de maux, qu’ils maudiraient le jour de leur naissance.

Ces menaces les firent trembler ; le Chrétien surtout en fut si effrayé qu’il tomba en défaillance. Mais, après qu’il fut un peu revenu à lui-même, les deux amis renouèrent conversation et délibérèrent sur le parti qu’ils devaient prendre ; car le Chrétien inclinait à suivre le conseil du Désespoir ; mais l’Espérant s’y opposa vivement.

— Mon frère, disait-il, ne vous souvient-il plus de la fermeté que vous avez fait paraître jusqu’ici ? Rien n’a pu vous ébranler : la fureur d’Apollyon, le fardeau accablant que vous portiez, les affreux objets que vous avez vus dans la Vallée obscure, les cris lugubres que vous y avez entendus, en un mot mille accidents qui vous sont arrivés dans votre route, rien n’a été capable de vous faire perdre courage ; et maintenant vous êtes la faiblesse même ! Quant à moi, j’espère un sort plus favorable, quoique ma condition présente ne diffère en rien de la vôtre, quoique je sois assujetti aux mêmes maux, et que j’aie beaucoup moins de force et d’expérience que vous. Prenez donc patience avec moi, mon cher ami ; rappelez dans votre souvenir la force que vous avez toujours fait paraître, et, en particulier, le courage invincible avec lequel vous avez affronté, dans la Foire de la Vanité, les chaînes, les prisons, le carcan et la mort même dont vous étiez continuellement menacé. Et si cela ne suffit pas, que du moins la considération du blasphème auquel le christianisme est exposé quand on se soustrait aux souffrances, nous porte à tout souffrir avec patience jusqu’à l’éternité.

C’est ainsi que les deux pèlerins passèrent le reste de la nuit suivante.

Mais à peine le jour commençait à paraître que le géant les traîne dans la cour, suivant le conseil de sa femme, et leur montre des os qui y étaient semés de toutes parts.

— Ceux-ci, leur dit-il, étaient aussi des voyageurs comme vous. Ils vinrent sur mes terres comme vous l’avez fait, et je les ai punis de leur témérité : je les ai mis en pièces ; et avant que deux jours soient passés vous pouvez compter que vous subirez la même peine. Retournez dans votre cachot.

En même temps il les chassa devant lui jusqu’à la prison, où ils demeurèrent jusqu’au samedi dans un état très pitoyable.

La nuit étant revenue, comme l’Incrédulité et le Désespoir s’entretenaient encore de l’état des prisonniers, le vieux géant témoignait à sa femme l’extrême surprise où il était de voir qu’il ne pouvait venir à bout, ni par ses coups, ni par ses suggestions, de les porter à se donner la mort.

— Je crois, dit sa femme, qu’ils vivent encore dans l’espérance que quelqu’un viendra les délivrer, ou qu’ils trouveront quelque trou souterrain pour s’enfuir.

— Croyez-vous cela ? dit le géant. Il faut donc que demain je les mette encore à une nouvelle épreuve.

Cependant les prisonniers s’étaient mis à prier dès le milieu de la nuit du samedi, et jusqu’au point du jour[5]. Enfin, le Chrétien, un peu avant que le jour parût, éclata en ces mots :

Que je suis insensé de demeurer couché dans cette fosse puante, au lieu de me mettre en liberté ! N’ai-je pas dans mon sein une clé nommée promesse[6], qui doit ouvrir sûrement toutes les serrures de ce château du Doute ?

— Quelle bonne nouvelle, mon cher frère ! dit l’Espérant ; sortez-la, je vous prie, et essayons si elle pourra ouvrir.

Le Chrétien se hâta donc de sortir cette clé et commença par l’essayer à la porte de la prison. La chose réussit parfaitement, car il ne l’eut pas plus tôt tournée une fois, que la porte s’ouvrit avec éclat, de sorte qu’ils en sortirent tous deux. Ils allèrent ensuite à une porte de fer qui donne sur la basse-cour du château, qu’ils ouvrirent également sans peine par le moyen de cette clé. Ils trouvèrent après une autre porte de fer qui était très difficile à ouvrir ; cependant cette clé l’ouvrit avec la même facilité. Enfin, ils se hasardèrent d’ouvrir les grandes portes pour être en état de poursuivre et de hâter leur voyage. Elles s’ouvrirent en effet ; mais elles firent un si grand bruit en s’ouvrant, que le géant en fut éveillé[7]. Il soupçonna d’abord ce que c’était, et il voulut se lever en grande hâte, dans le dessein de poursuivre ses prisonniers ; mais sa maladie le saisit avec tant de violence, qu’il n’eut pas la liberté de se servir de ses membres, de sorte que les voyageurs eurent tout le temps de s’enfuir. Ainsi ils se hâtèrent de se rendre au chemin royal, où, n’étant plus sur les terres du géant, ils se retrouvèrent en parfaite sûreté.

Après avoir repassé la planche, ils cherchèrent quel serait le signal le plus convenable qu’ils pourraient y mettre pour empêcher ceux qui viendraient après eux de tomber en la puissance du géant Désespoir ; et ils trouvèrent bon d’y placer une colonne avec cette inscription : Au-delà de cette planche est le chemin qui conduit au château du Doute, possédé par le géant Désespoir, qui méprise le Roi de la cité céleste, et qui cherche à faire périr les saints voyageurs. Cette inscription a été dès lors fort utile à plusieurs voyageurs, qui, par ce moyen, ont évité le péril. Après cela nos pèlerins élevèrent leurs voix pour chanter ce cantique :

Ô sécurité flatteuse !
Que tu nous causes de maux,
Et qu’une âme est malheureuse
Qui cherche en toi son repos !

Tu nous promets des délices :
Mais tout ce que tu promets
Se termine à des supplices
Qui ne finiront jamais.

Par certaine voie unie
Couverte de faux appas,
Du droit chemin de la vie
Tu sais détourner nos pas.

L’orgueil que tu nous suggères
Avec tes illusions,
Cache à nos yeux nos misères,
Nos vices, nos passions.

Tu nous enivres sans cesse
Du doux et subtil poison
De l’aise et de la paresse
Qui fait tarir l’oraison.

Tu nous conduis dans la voie
Où, sans s’en apercevoir,
On devient enfin la proie
Du doute et du désespoir.

Ô sécurité trompeuse,
Que tu nous causes de maux !
Et qu’une âme est malheureuse
Qui cherche en toi son repos !

Plutôt, âmes désireuses
Des biens de l’éternité,
Fuyez ces voies flatteuses,
Fuyez la sécurité.

Veillez ! Ne cessez de suivre
Le chemin semé de croix.
Lui seul peut nous introduire
Au palais du Roi des rois.



  1. L’incrédulité et le désespoir sont deux choses qui vont inévitablement ensemble, si ce n’est dans cette vie, du moins dans celle qui est à venir : c’est pourquoi la liaison intime de ces deux choses est représentée par le plus étroit des liens qui puisse lier deux êtres humains.
  2. Le désespoir cesse ou s’adoucit lorsque le soleil de l’âme vient darder quelques-uns de ses rayons d’espérance et de vie dans nos cœurs.
  3. On remarque sûrement combien ces discours sont bien placés dans la bouche de celui qui était l’Espérant.
  4. De se tuer.
  5. On a choisi le dimanche matin pour le moment de leur délivrance, comme étant le jour de la résurrection.
  6. Les promesses de la Parole de Dieu sont bien propres, en effet, à nous tirer du triste état du désespoir, dès que nous voulons les recevoir par la foi et en user avec confiance. Elles existent pour tous les pécheurs affligés.
  7. Ceci marque qu’on ne peut guère sortir d’une crise d’incrédulité et de désespoir aussi grande, sans que ces dispositions ne fassent encore quelque effort pour reparaître ; mais, comme on va le voir, elles n’ont cependant plus la force de ramener sous leur empire celui qui profite des gracieuses promesses et du grand jour de l’évangile.