Livre:Voyage du chrétien vers l’éternité bienheureuse/Chapitre 28

De mipe
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Un peu à côté de ces coteaux, il y a un pays, nommé Imagination, d’où l’on vient par un petit sentier qui aboutit au chemin où marchaient les voyageurs.

Un nommé l’Ignorant, jeune homme présomptueux, qui venait de ce pays, rencontra dans cet endroit l’Espérant et le Chrétien. Ceux-ci lui demandèrent d’où il venait et où il voulait aller.

— Je suis, répondit-il, du pays que vous voyez ici à main gauche ; je quitte mon pays natal et je vais maintenant à la cité céleste.

— Comment est-ce, dit le Chrétien, que vous prétendez y entrer ? Car vous rencontrerez encore bien des difficultés.

Je sais, dit l’Ignorant, aussi bien le chemin qu’un autre.

— Qu’avez-vous donc, continua le Chrétien, pour montrer à la porte, et qui puisse vous en faciliter l’entrée ?

Je sais, dit l’Ignorant, la volonté de mon Maître ; je ne suis ni adultère, ni injuste, ni ravisseur ; je rends à chacun le sien, je jeûne, je donne des dîmes, je fais des aumônes ; et j’abandonne mon pays pour arriver où je vais.

— Mais, dit le Chrétien, vous n’avez pas passé par la porte étroite qui est à l’entrée du chemin ; vous êtes entré dans la route par une voie oblique : c’est pourquoi je crains, quelque bonne opinion que vous puissiez avoir de vous-même, que quand le moment de rendre compte sera venu, vous ne soyez regardé comme un larron et un brigand, bien loin que l’entrée de la cité vous soit accordée.

— Messieurs, dit l’Ignorant, je ne vous connais point, et je vous suis pareillement inconnu. Qu’il vous suffise de pratiquer la religion de votre pays et laissez-moi suivre la mienne : j’espère que tout ira bien[1]. Quant à cette porte dont vous me parlez, tout le monde sait qu’elle est fort éloignée de notre pays ; je ne crois pas même qu’il s’y trouve personne qui connaisse le chemin qui y conduit. Aussi ne nous importe-t-il point de le savoir, puisque, comme vous le voyez, nous avons un chemin si agréable qu’il vient tomber tout droit depuis notre pays dans celui-ci[2].

Le Chrétien, connaissant par là combien ce jeune homme était sage dans sa propre imagination, dit à l’Espérant :

Il y a plus d’espérance d’un fou que de lui ; et bien que le fou soit fou dans ses voies, cependant il l’est moins que celui-ci. Que voulons-nous faire de plus ? Devons-nous lui parler encore ou l’abandonner ? Il me semble que nous ferions bien de prendre les devants et de lui donner du temps pour faire quelques réflexions sur ce qu’il vient d’entendre. Après cela, nous pourrons encore essayer de l’entreprendre ; peut-être sera-t-il mieux disposé dans la suite à nous écouter.

L’Espérant fut de cet avis, et en même temps il se mit à chanter ce qui suit :

Comment peut un aveugle aller le droit chemin,
Étant sans lumière et sans guide ?
Comment une tête stupide
Peut-elle, sans l’Esprit divin,
Des mystères du ciel avoir l’intelligence ?
Ah ! si du moins ton ignorance,
Malheureux, t’excitait à suivre un conducteur,
Il pourrait encor t’introduire,
Par la clarté qu’il ferait luire,
Dans le chemin du vrai bonheur.

Cependant ils laissèrent l’Ignorant derrière eux, et arrivèrent ensuite dans un chemin fort obscur, où ils rencontrèrent un homme qui était traîné par sept diables avec sept grosses cordes, vers la porte qu’ils avaient vu à côté de la colline.

Ce spectacle effraya le Chrétien, en sorte qu’il était tout tremblant, aussi bien que l’Espérant.

Étant revenu à lui-même, il s’avança pour voir s’il ne connaîtrait point ce malheureux. Mais il ne put pas bien l’envisager, parce qu’il baissait la tête comme un larron qu’on vient de saisir et qu’on mène en prison. Cependant l’Espérant remarqua en passant qu’il avait sur le dos un écrit portant ces mots : Un méchant confesseur, un maudit apostat.

— Ceci, dit le Chrétien, me rappelle le souvenir d’une histoire qui m’a été racontée autrefois, et dont je vais vous faire le récit.

Il y avait un homme nommé Faible en la foi, homme très bon, qui demeurait dans la ville de Sincérité. À l’entrée du chemin où nous marchons aboutit un autre chemin de traverse qui vient de la porte du chemin large, et qui se nomme la rue des Morts, à cause de beaucoup de meurtres qui s’y commettent. Or, il arriva qu’un jour ce bonhomme Faible en la foi, faisant le même voyage que nous faisons maintenant, s’assit dans ce chemin[3] et s’y endormit. Dans ce moment survinrent trois méchants hommes, le Timide, le Défiant et le Coupable[4], qui venaient de la porte large, et qui, ayant découvert le Faible en la foi, coururent tout droit à lui. Le pauvre homme s’éveilla au bruit qu’ils firent, et s’efforça de se lever pour continuer son voyage. Mais ces scélérats se jetèrent sur lui tous trois à la fois avec de terribles menaces, lui commandant de s’arrêter. À ces menaces le Faible en la foi fut saisi d’une si grande frayeur, qu’il devint pâle comme la mort, et qu’il ne lui resta aucune force, ni pour combattre, ni pour fuir. Le Timide lui demandait sa bourse[5], et comme il ne se pressait pas de la donner, parce qu’il n’avait pas envie de se défaire de son argent, le Défiant accourut promptement, et lui ayant mis la main dans la poche, il lui ôta tout ce qu’il put y trouver. Le Faible en la foi voulut appeler du secours ; mais le Coupable le frappa sur la tête d’un bâton qu’il avait à la main[6], et avec une telle force, qu’il fut terrassé d’un seul coup, et qu’il manqua de perdre tout son sang. Les voleurs s’arrêtèrent quelques moments auprès de lui. Mais ayant aperçu quelqu’un qui venait à eux, et craignant que ce ne fût Grande Grâce, ils prirent la fuite. Le Faible en la foi étant revenu à lui-même, et se trouvant en état de se relever, s’efforça de se traîner tout doucement le long du chemin. C’est là l’histoire telle qu’elle m’a été racontée.

L’Espérant. — Mais lui prirent-ils tout ce qu’il avait ?

Le Chrétien. — Non ; ils ne trouvèrent point l’endroit où il avait caché ses joyaux[7], quelque soin qu’ils prissent de les chercher. Ainsi il les conserva encore. Toutefois ce bonhomme ne laissa pas que d’être affligé de sa perte, car les voleurs lui avaient enlevé la plus grande partie de l’argent qui lui était nécessaire pour sa dépense, et ne lui avaient laissé, comme je l’ai dit, que ces joyaux et quelque peu de monnaie, mais qui ne put suffire pour achever son voyage. Comme il ne voulait pas vendre ses joyaux, il faisait ce qu’il pouvait pour subsister, et il fut même contraint de mendier pour vivre et pour continuer sa route[8].



  1. C’est le langage de tant d’hommes ignorants, qui croient que toute religion est bonne pourvu qu’on soit juste devant les hommes et à ses propres yeux.
  2. Rien n’est plus agréable et plus doux qu’une religion qu’on se fait à soi-même. On se donne toujours le ciel dans ce cas-là.
  3. Ce chemin (le large) marque l’amour du monde ; s’y asseoir, c’est se permettre de prendre goût au monde ; s’y endormir, quant à la foi, en est la suite. Cela arrive lorsque la foi s’affaiblit.
  4. Il fut assailli dans son âme par la timidité, la défiance et le sentiment de ses fautes.
  5. La timidité ôte à l’âme tous ses moyens de subsistance.
  6. Chez un faible en la foi, le sentiment de ses fautes vient (bien mal à propos) l’arrêter au moment qu’il voudrait appeler le secours de Dieu par la prière. Il n’ose prier.
  7. C’est-à-dire que ces tentations n’allèrent pourtant pas jusqu’à lui enlever son fonds de foi, de piété et de confiance en Dieu, en un mot sa qualité d’élu et d’enfant de Dieu, qui formait sa véritable richesse.
  8. Ce dépouillement du Faible en la foi marque l’état d’un homme qui, tout en restant attaché dans le fond à la foi vivifiante, est cependant si faible qu’il se laisse abattre, dépouiller spirituellement de toute joie, de toute confiance, et vit à plusieurs égards bien misérable dans son intérieur.