Livre:Voyage du chrétien vers l’éternité bienheureuse/Chapitre 7

De mipe
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Je vis aussi que le chemin élevé où le Chrétien marchait était muni, de côté et d’autre, d’une muraille qui se nomme le Salut. Et c’est dans ce moment qu’il continuait de courir, non sans beaucoup de peine, à cause du fardeau dont il était chargé. Cependant il avançait de plus en plus, jusqu’à ce qu’il arriva dans un endroit un peu plus élevé, où se trouvait une croix et un peu plus bas un tombeau. Au moment où le Chrétien approcha de la croix, je vis que son fardeau tomba de dessus son dos et fut abîmé dans un gouffre profond ; de sorte que le Chrétien ne le revit plus jamais[1].

Ce fut alors qu’il ressentit une véritable joie, et qu’il commença à s’écrier, plein d’allégresse : Il m’a donné le repos par sa tristesse, et la vie par sa mort.

Le Chrétien s’arrêta là quelque temps, s’étonnant au dernier point que la seule vue de la croix l’eût ainsi déchargé de son fardeau ; et il ne cessait de la contempler en versant un torrent de larmes.

Pendant qu’il était ainsi arrêté à contempler cette croix et à fondre en larmes, il aperçut trois personnages qui jetèrent les yeux sur lui et qui le saluèrent en ces termes : Paix vous soit (Dan. 10, 19). Le premier ajouta encore ces mots : Vos péchés vous sont pardonnés (Marc 2, 5) ; l’autre le dépouilla de ses vieux et sales haillons, et le revêtit d’habits splendides (Zach. 3, 4, 5) ; le troisième lui mit une marque sur le front, et lui donna aussi un mémoire d’où pendait un sceau[2] ; il lui recommanda de le considérer toujours bien attentivement pendant sa course et de le remettre ensuite à la porte céleste, ajoutant qu’il ne serait point reçu sans avoir ce sceau. Ensuite le Chrétien poursuivit sa course en sautant de joie, et chantant ce cantique (Rom. 8, 15-17) :

Chargé du faix insupportable
Du péché, je n’avais ni trêve ni repos ;
Mais enfin dans ce lieu, ô bonheur ineffable !
Je trouve un terme à tous mes maux.

Quelle vertu, quelle efficace,
Se déploie en ce lieu sur les pauvres pécheurs !
Qu’ils sentent sur-le-champ, ô l’indicible grâce !
D’un tel poids soulager leurs cœurs.

Ici je sens finir les peines
Que ce pesant fardeau m’a fait longtemps souffrir.
Ici dans un instant je vois tomber mes chaînes !
Dois-je encor craindre de mourir ?

Béni soit ce bois salutaire,
Bénie soit cette mort qui nous rend le repos !
Mais béni soit surtout le Sauveur débonnaire
Qui pour nous souffrit tant de maux !

Comme il continuait ainsi sa course, il arriva dans une vallée où il entrevit[3], un peu à côté du chemin[4], trois hommes qui dormaient profondément, et qui avaient les jambes liées de chaînes. L’un se nommait l’Inconsidéré, l’autre le Paresseux, et le troisième le Téméraire.

Le Chrétien, les voyant dans cet état, s’approcha d’eux d’un peu plus près, pour essayer s’il ne pourrait point les réveiller, et il leur cria : — Vous faites comme ceux qui dorment au sein d’une mer orageuse, sur le mât d’un navire (Prov. 23, 34). C’est pourquoi réveillez-vous, secouez vos chaînes ; souffrez du moins qu’on vous délie ; je veux vous aider en cela autant qu’il est en mon pouvoir. Ah ! si celui qui rôde autour de vous comme un lion rugissant, cherchant qui il pourra dévorer (1 Pier. 5, 8), vient fondre sur vous, vous serez la proie de sa fureur. Hélas ! je vois qu’il s’est déjà préparé une victoire presque infaillible, en vous liant les pieds pour vous rendre la fuite impossible. Pendant qu’il les regardait et qu’il leur parlait ainsi, l’Inconsidéré dit : « Je ne vois point de danger » ; le Paresseux dit : « Encore un peu de sommeil » ; et le Téméraire : « Il se peut bien qu’il y ait quelque peu de danger, mais je me tirerai d’affaire également ». Ainsi ils se couchèrent derechef pour se rendormir, et le Chrétien continua son chemin.

Il était cependant navré de douleur quand il venait à réfléchir sur le danger que couraient ces malheureux, et sur le refus qu’ils avaient fait du secours qu’il aurait pu leur donner, soit par ses vives exhortations, soit par ses conseils. Pendant qu’il déplorait ainsi leur sort, il aperçut, du côté gauche du chemin, deux hommes qui passaient par-dessus la muraille pour marcher avec lui dans le chemin étroit : l’un se nommait le Formaliste et l’autre l’Hypocrite[5]. Ces deux personnes s’étant jointes au Chrétien, il leur parla de cette manière : — D’où venez-vous, messieurs, et où voulez-vous aller ?

Ils répondirent : — Nous sommes nés dans le pays de la Vaine gloire, et nous allons à la Montagne de Sion pour acquérir des louanges.

— Pourquoi, dit le Chrétien, ne venez-vous pas par la porte qui est à l’entrée de ce chemin ? Ne savez-vous pas qu’il est écrit, que celui qui n’entre pas par la porte, mais qui vient d’ailleurs, est un larron et un brigand (Jean 10, 1) ?

Ils répondirent d’un commun accord que tous leurs compatriotes estimaient qu’il y avait un trop long détour à passer précisément par cette porte pour entrer dans cette voie ; et qu’ainsi, pour abréger le chemin, c’était leur coutume de passer par un sentier à côté, et de sauter la muraille comme ils venaient de le faire.

— Mais, répliqua le Chrétien, cela ne doit-il pas être regardé comme une transgression de l’ordre du Seigneur de cette cité où vous prétendez aller ; et, par conséquent, n’est-ce point se moquer de sa volonté révélée ?

Ils lui répondirent qu’ils n’avaient que faire de se rompre la tête là-dessus ; que ce qu’ils en faisaient était selon l’ancienne coutume, et que, s’il était nécessaire, ils prouveraient, par des témoignages authentiques, que la chose a été ainsi pratiquée depuis près de deux mille ans.

Le Chrétien. — Mais pensez-vous que votre manière d’agir puisse soutenir l’épreuve de la loi ?

Ils répondirent là-dessus qu’une coutume d’une telle ancienneté serait, sans doute, reçue par tout juge impartial comme très légitime. — Outre cela, ajoutèrent-ils, pourvu que nous fassions le chemin, qu’importe de quelle manière nous y serons entrés ? N’y sommes-nous pas également ? Quant à vous, nous remarquons bien que vous avez passé par la porte, et cependant vous n’êtes encore que sur la route, et pas plus avancé que nous qui avons passé par-dessus la muraille. En quoi donc votre condition est-elle meilleure que la nôtre ?

— Je marche, dit le Chrétien, selon la règle de mon Maître ; mais vous, vous ne marchez que selon les mouvements profanes de votre fantaisie. Déjà le Seigneur de la voie vous regarde comme des larrons ; ainsi il est fort à craindre que vous ne soyez traités comme des serviteurs infidèles, lorsque vous serez au bout de la carrière. Vous y entrez de vous-mêmes, sans la conduite du Maître ; il faudra que vous en sortiez, si Sa miséricorde ne se déploie sur vous et ne vous fait grâce.

Ces hommes n’eurent pas grand-chose à répliquer ; ils se contentèrent de dire à Chrétien qu’il n’avait qu’à prendre garde à lui-même ; et ainsi ils poursuivirent leur chemin, chacun de son côté, sans parler plus guère ensemble. Ils ajoutèrent seulement que, quant à ce qui concerne la loi et les commandements, ils ne doutaient point qu’ils ne les observassent aussi fidèlement que lui, et qu’ils ne voyaient pas en quoi il se distinguait, si ce n’est par le manteau dont il était couvert, et qui, disaient-ils, lui avait été donné par quelque ami pour couvrir sa honte et sa nudité.

— Mais, leur répondit le Chrétien, quant à votre première observation, vous ne serez pas sauvés par la loi et par l’observation des commandements de Dieu (Gal. 3, 11), puisque ayant manqué en tous points à Ses commandements c’est cette loi qui vous condamnerait. Vous n’entrez donc pas par la véritable porte, en voulant être sauvés de cette manière. Quant à ces habits dont je suis vêtu, je les ai reçus du Seigneur du lieu où je vais[6] ; et, en effet, comme vous le dites fort bien, pour couvrir la honte de ma nudité, ce qui est le plus éclatant témoignage que le Seigneur ait pu me donner de Sa bienveillance ; car, au lieu qu’auparavant je n’avais sur moi que quelques restes de vieux lambeaux, maintenant Il m’a donné ce vêtement pour me consoler et m’encourager dans le voyage ; et je m’assure que, lorsque je serai arrivé à la porte de la cité, le Seigneur qui y règne me reconnaîtra pour sien, puisqu’Il m’a revêtu Lui-même de Ses propres habits, par un effet de Sa pure grâce. Outre cela, j’ai encore sur le front une marque à laquelle vous n’avez peut-être pas pris garde, et qu’une personne très particulièrement connue de mon Seigneur y a imprimée, au jour où mon fardeau tomba de dessus mes épaules. Je puis bien encore vous dire que, pour me consoler pendant mon voyage, il m’a donné un mémoire scellé de son sceau, avec ordre de le remettre à la porte du ciel pour pouvoir y entrer. Or, je doute que vous ayez aucune de ces choses[7] ; non, vous ne les avez pas, puisque vous n’êtes pas entrés par la porte.

À toutes ces choses, ces deux hommes ne donnèrent aucune réponse ; ils se regardaient l’un l’autre et souriaient.

Cependant, ils continuèrent tous trois leur chemin ; mais le Chrétien marchait toujours devant, ne s’entretenant plus avec personne qu’avec lui-même, tantôt soupirant, tantôt tressaillant de joie ; il lisait très souvent dans le mémoire que l’un des Rayonnants lui avait donné, et qui servait puissamment à son encouragement.

Je les vis marcher ensemble jusqu’au moment où ils arrivèrent au pied d’un coteau[8], nommé le Coteau des difficultés, au pied duquel coulait une fontaine. Et, en cet endroit, à côté du chemin qui vient droit de la porte, il y avait deux sentiers : l’un tirant à droite et l’autre à gauche par-dessus le coteau. Mais le chemin étroit, qui était aussi le droit chemin, tendait directement à la colline, dont la montée est nommée Pénible. Chrétien alla premièrement à la fontaine pour s’y rafraîchir un peu ; ensuite il se mit à monter le coteau en chantant :

De ce mont la peine rapide
Semble impossible à surmonter ;
J’entreprends pourtant d’y monter
Avec un courage intrépide.

On ne craint nullement la peine,
Lorsque l’on a devant les yeux
Le prix céleste et glorieux
D’une félicité certaine.

Mieux vaut suivre la droite voie,
Parmi les soupirs et les pleurs,
Que de suivre un chemin de fleurs
Pour être de la mort la proie.

Les deux autres marchèrent aussi jusqu’au pied du coteau. Mais lorsqu’ils virent combien il était haut et rapide, et qu’ils aperçurent deux autres chemins à côté plus commodes, ils s’imaginèrent que ces deux chemins pourraient bien se rencontrer ensuite et aboutir à celui que tenait le Chrétien. — Ainsi ils résolurent d’entrer dans ces chemins, dont l’un se nomme Danger et l’autre Anéantissement. L’un d’eux prit le chemin du Danger, qui le mena dans une grande forêt, et l’autre le chemin de l’Anéantissement, qui le conduisit dans une grande campagne remplie de hauteurs éblouissantes, où il trébucha et fit chutes sur chutes, jusqu’à ce qu’enfin on ne le revit plus jamais.



  1. C’est en regardant avec foi à la croix de notre Sauveur, de même que les Israélites regardaient au serpent dans le désert, que nous nous sentons absolument délivrés du poids de nos péchés (Jean 3, 14) ; Jésus ayant effacé l’obligation qui était contre nous dans les commandements, et l’ayant abolie en l’attachant sur la croix (Col. 2, 14, 15), Il nous a donné la paix par le sang de Sa croix (Col. 1, 20).
  2. Éph. 1, 13. Ceci désigne une espèce d’assurance du salut, et ce sceau dont l’Écriture nous dit que Dieu marque tous les siens : comme les demeures des Israélites en Égypte furent épargnées parce qu’elles étaient marquées du sang de l’agneau.
  3. Peut-être l’auteur a-t-il choisi exprès ce mot au lieu de celui de voir, qui est plus positif, pour marquer que le Chrétien n’est ordinairement pas appliqué et attentif à voir les fautes de ses frères. Il les entrevoit quand elles sont trop éclatantes pour n’être pas vues.
  4. Ils n’étaient déjà plus dans le bon chemin.
  5. Des gens qui prétendaient aussi faire leur salut, mais qui voulaient le mériter par une apparence de christianisme, en fréquentant les églises, etc., sans se convertir réellement.
  6. Ces vêtements représentent la justice de Christ qui nous est imputée, et dont les chrétiens sont en quelque sorte recouverts.
  7. Le Chrétien entre dans un si grand détail sur ces marques qui distinguent les vrais enfants de Dieu du reste des autres hommes, parce qu’en effet l’Écriture nous apprend que Dieu met une différence absolue entre Ses élus et ceux qui sont du monde, et qu’Il donne aux croyants des preuves infaillibles de leur vocation par un témoignage intérieur.
  8. Ce coteau désigne un temps d’épreuves et de peines.