Traité:La table du Seigneur et la cène du Seigneur
Lettre à un frèreH. Rossier
- Cher frère,
Je déplore avec vous la confusion qui tend à s’établir entre la cène du Seigneur et la table du Seigneur. Elle dénote un certain relâchement quant aux principes qui est un indice des temps où nous vivons.
Pour justifier cette confusion, on demande, sachant bien quelle sera la réponse, si le pain que rompent les chrétiens réunis autour du Seigneur est un autre pain que celui qui est rompu dans les différentes sectes de la chrétienté. La question posée ainsi n’a pour nous aucun sens.
Le mémorial de la mort de Christ se trouve partout où la cène est reconnue comme un sacrement qui fait partie du culte chrétien, et même le catholicisme, malgré ses très graves erreurs à ce sujet, a conservé ce mémorial. Le mémorial est le caractère le plus important de ce repas. La cène est en effet le souvenir de la mort de Christ, de la valeur et de l’étendue de Son œuvre, de l’amour manifesté dans Sa personne adorable, et enfin l’annonce publique de cette mort jusqu’à la venue du Seigneur.
Nous ne doutons pas que, malgré le mélange de l’Église de Christ avec le monde professant, toute âme pieuse, en prenant la cène dans les divers systèmes religieux du protestantisme multitudiniste, ne puisse jouir individuellement, et quelle que soit son ignorance, de l’amour qui a conduit le Sauveur à souffrir et à mourir pour effacer ses péchés et l’amener à Dieu. Cependant nous n’allons pas plus loin, car il est une chose que, dans cette position, les âmes pieuses de ces frères et de ces sœurs en Christ ne connaissent nullement et dont elles ne peuvent jouir dans la cène : nous voulons parler de la joie commune des rachetés en célébrant ce mémorial qui est la base, le point de départ et le grand ressort du culte. Cela est si vrai que, de leur propre aveu, les chrétiens dans les systèmes religieux dont nous parlons, prétendent prendre la cène chacun pour soi.
En dehors de ceux-ci, partout où nous voyons des enfants de Dieu se réunir, comme tels, pour célébrer la cène du Seigneur, nous pouvons reconnaître avec joie ou déclarer qu’ils jouissent d’un immense privilège étranger à la réunion des chrétiens avec le monde professant. Dans cette position de séparation, ils sont en état de réaliser le culte.
Mais ce que nous déclarons, en désirant que ce soit bien compris par nos frères, ne touche nullement à la question de la table du Seigneur. Ce terme : « la table du Seigneur », est, quoiqu’on ait pu dire, parfaitement justifié, car il est employé en 1 Corinthiens 10, soit comparé avec l’autel juif, soit contrasté avec la table des démons. Hâtons-nous de faire remarquer que la table est aussi inséparable du repas qui y est placé, que l’autel juif était inséparable des sacrifices qui y étaient offerts, ou la table des démons des viandes offertes aux idoles. De là vient que dans un certain nombre de passages le mot « autel » est employé pour le sacrifice lui-même : « Nous avons un autel dont ceux qui servent le tabernacle n’ont pas le droit de manger » (Héb. 13, 10). « Tes autels, ô Éternel des armées, mon roi et mon Dieu », ce terme étant employé pour les divers sacrifices (Ps. 84, 3). « Ne savez-vous pas que ceux qui s’emploient aux choses sacrées mangent de ce qui vient du temple, que ceux qui servent à l’autel ont leur part à l’autel ? » (1 Cor. 9, 13). « Considérez l’Israël selon la chair ; ceux qui mangent les sacrifices n’ont-ils pas communion avec l’autel ? » (1 Cor. 10, 18). Mais, ceci posé, il est évident que la cène et la table sont deux aspects entièrement différents d’un même repas. L’un est, comme nous l’avons vu, le mémorial en même temps que la proclamation de l’œuvre et de l’amour du Seigneur dans Sa mort ; l’autre est la manifestation ou l’expression publique, la seule qu’aujourd’hui nous puissions avoir ici-bas, de l’unité du corps de Christ. Elle est le signe de la communion, de l’identification avec Lui, avec Son sang, en tant que versé pour nous, avec Son corps, en tant, comme on l’a dit, « que nous y participons tous, comme ma main participe à la vie de mon corps ». Je puis avoir, dans la cène, Christ comme nourriture spirituelle de mon âme, sans connaître que je suis — et tous les rachetés avec moi — identifié avec Lui, par la participation à Son sang versé et à Son corps rompu pour nous. « Cette participation est effectuée en figure par la fraction du pain, mais, comme il y a un seul pain sur la table, nous formons tous un seul pain, un seul corps, le corps mystique de Christ ici-bas ». Or c’est de cette manière que nous manifestons l’unité du corps de Christ, dans ce monde.
C’était ce que, même dans les temps de corruption générale et d’abandon de la vérité qui suivirent immédiatement la disparition des apôtres, les chrétiens comprenaient encore, et, chose étonnante, bien mieux qu’ils ne réalisaient la valeur de la cène du Seigneur comme mémorial. Un passage de « l’enseignement des douze apôtres », traité composé au commencement du second siècle de notre ère, avant « l’épître de Barnabas » et « le pasteur d’Hermas », s’exprime ainsi, dans la prière ordonnée au sujet de la fraction du pain (qui avait lieu, peut-être d’après une coutume juive, ou bien après la coupe selon le passage de 1 Cor. 10, 16) : « Exactement comme ce pain rompu était jadis dispersé sur les collines, et a été réuni en unité, que ton Église soit réunie des bouts de la terre, dans ton royaume ». Fait étrange à noter, le mémorial, même dans les paroles prononcées au sujet de la coupe, n’est pas mentionné par un seul mot dans cette prière ; 1 Corinthiens 11 est complètement passé sous silence !
Les chrétiens qui ne veulent pas faire la distinction entre la table du Seigneur et la cène du Seigneur devraient y être rendus attentifs par le fait que, dans la première épître aux Corinthiens, le passage qui parle de la table et celui qui parle de la cène, sont entièrement séparés l’un de l’autre. La manière même dont l’Esprit nous présente le sujet dans le premier de ces passages confirme cette distinction. Le passage commence par la coupe, en contraste avec la libation offerte aux idoles, portion importante du culte païen. Pour nous, cette coupe est la communion du sang du Christ. Il passe ensuite au pain que nous rompons. Ce pain, placé devant nous sur la table, représente le seul corps de Christ. Nous ne pouvons y avoir part qu’en le rompant et en le mangeant, mais le fait que nous y participons tous est une proclamation de l’unité de ce corps. Nous sommes un seul pain, un seul corps, en participant tous à un seul et même pain.
Que tous les rachetés forment ce corps, certes nous ne le mettons aucunement en doute, et ceux qui en reconnaissent publiquement l’unité, bien loin de se séparer de ceux qui l’ignorent, expriment et proclament devant le Seigneur, en mangeant tous d’un seul pain, figure d’un seul corps, que ceux-là en font partie au même titre qu’eux. La table du Seigneur est dressée ; il y a place pour tous les membres du corps et, qu’on refuse ou non de s’y asseoir, c’est l’unité du corps qui y est exprimée. Mais pourrait-on supposer, comme on l’a dit, que, complètement ignorants de cet aspect de la cène, ces chrétiens expriment tout de même cette unité en communiant au milieu de systèmes qui en sont la négation ? Non, certes ; et nous pouvons presque dire que dans un sens cette ignorance est heureuse pour eux, car, sans elle, ils témoigneraient former un seul corps avec le monde qui a crucifié leur Sauveur.
Non ! le témoignage de cette unité du corps de Christ ne peut avoir lieu que là où elle est reconnue et réalisée par une vraie séparation du monde.
Mais quittons les systèmes religieux professants et considérons les nombreuses associations chrétiennes qui ont reconnu la vérité de la séparation du monde religieux et en sont le fruit. Que trouverons-nous chez elles ?
Ici nous parlons « comme à des personnes intelligentes ». Les Corinthiens participaient à la table du Seigneur et y exprimaient publiquement l’unité du corps de Christ, sans comprendre que ce fait excluait toute participation à ce qui était offert aux idoles. Une telle chose, leur dit l’apôtre, était impossible : « Ils ne pouvaient participer à la table du Seigneur et à la table des démons ». L’un excluait l’autre. Ainsi, s’ils voulaient maintenir une certaine promiscuité avec les pratiques idolâtres, ils ne pouvaient prétendre avoir communion avec la table du Seigneur. Faire ces deux choses ensemble était « provoquer le Seigneur à jalousie ». Pouvait-Il supporter d’être mis au même rang que les démons ?
Ce cas extrême nous donne une instruction solennelle, quand nous avons la prétention d’avoir parmi nous la table du Seigneur. Nous le répétons : Il s’agit ici, non du mémorial de la cène, mais d’un caractère particulier, quoique très important, de ce repas. Admettons que ce caractère soit connu et proclamé parmi les associations chrétiennes dont nous parlions plus haut. Cela suffira-t-il pour que l’unité du corps de Christ soit mise en lumière ? En aucune façon. Il faudra que, comme pour les Corinthiens, le terrain sur lequel cette manifestation a lieu ne soit pas opposé à la manifestation elle-même, car ce serait « provoquer le Seigneur à jalousie », en L’associant à ce qui la contredit. L’apôtre parlait « comme à des personnes intelligentes » en leur montrant qu’elles ne pouvaient participer à ce qui était l’opposé de la table qu’elles prétendaient avoir.
En comprenant cela, nous pourrons facilement distinguer où se trouve la table du Seigneur.
Si nous voyons des chrétiens n’admettre, comme formant l’unité du corps de Christ, que ce qu’ils appellent « leur église », ou bien une « église » fondée sur une doctrine ou sur une discipline spéciales ; — si nous rencontrons la prétention de manifester l’unité du corps de Christ, sans tenir compte de l’honneur dû à sa Tête qui est la personne de Christ ; — si nous voyons remplacer l’unité par l’indépendance des assemblées, érigée en principe ; — si nous voyons exiger une certaine connaissance comme condition pour manifester l’unité à la table du Seigneur ; — si nous rencontrons des chrétiens qui, tout en proclamant cette unité, la violent par leurs disputes et leurs divisions, et prétendent, malgré cela, en maintenir le caractère, tandis que leur conduite exprime exactement le contraire ; — ne reconnaissons pas de telles prétentions. La prétention d’avoir la table du Seigneur dans ces conditions est en contradiction avec Son caractère, que ce soit une opposition grossière comme à Corinthe, ou moins choquante, comme de nos jours.
Faisons largement la part de l’ignorance individuelle, mais soyons des « personnes intelligentes », et n’acceptons pas que l’expression de l’unité à la table du Seigneur puisse être associée avec un état pratique qui la renie. Cette contradiction ne nous est pas plus permise, qu’elle ne l’était aux Corinthiens, car il s’agit pour tous de ne pas engager le Seigneur dans ce qui Le déshonore.
Mais ne nous appesantissons pas sur ce tableau. Cherchons, au contraire, si, au milieu de tout ce désordre, nous ne trouverions pas, ne fût-ce que deux ou trois rachetés, n’ayant pour centre de rassemblement que Jésus seul, n’associant à aucune iniquité le saint nom qui les réunit, maintenant à la table du Seigneur la discipline qui convient à la maison de Dieu, se gardant de tout principe d’indépendance qui frustrerait le Seigneur de Ses droits, soumis les uns aux autres, sans divisions et sans disputes, dans la crainte de Dieu ; embrassant en esprit tous les rachetés comme formant un seul corps, s’efforçant de garder avec eux tous l’unité de l’Esprit dans le lien de la paix, heureux de recevoir à la table du Seigneur — tout en maintenant, quant à la conduite et à la doctrine, la discipline qui en est inséparable — quiconque est né de Dieu, sans autre condition que celle-là. Et si nous les trouvons, reconnaissons que, malgré la ruine générale, malgré les imperfections de toute sorte, inhérentes à leur témoignage, ces chrétiens ont la table du Seigneur au milieu d’eux, c’est-à-dire réalisent, autour de Lui, en prenant ensemble ce saint repas, qu’ils sont un seul pain, un seul corps avec tous les bien-aimés du Seigneur, dans le monde entier.
Ne pensez pas, cher frère, que je trace ici une peinture idéale et, par conséquent, illusoire, d’une condition impossible à rencontrer. Je suis plus que jamais convaincu que la réalité répond très rarement, même là où l’on serait en droit de l’attendre, aux traits que je viens d’esquisser. La chose est extrêmement sérieuse, car elle revient à dire que l’on peut connaître et même prêcher l’unité du corps de Christ, sans avoir aucun droit quelconque de prétendre posséder la table du Seigneur.
Quant à nous, cherchons diligemment ceux qui la réalisent ; laissons les autres à leurs prétentions. Si tous les partis crient : J’ai la table du Seigneur, que nous importe ? Comprenons pour nous-mêmes qu’elle est une réalisation, et que, sans cette réalisation, nos affirmations ne sont que paroles vaines emportées par le vent, et prétentions injustifiables.
Que des chrétiens découragés, écœurés de tout ce qui se passe sous leurs yeux, en arrivent à dire : « La table du Seigneur est partout » ; opposons la réalité à leur affirmation. Ils seraient peut-être plus près de la vérité s’ils disaient : « Elle n’est nulle part ». Mais n’acceptons ni l’une ni l’autre de ces dangereuses formules. Si la table du Seigneur est partout, pourquoi n’irions-nous pas communier avec toutes les sectes, divisions et subdivisions, soit de la chrétienté professante, soit des enfants de Dieu ? Si elle n’est nulle part, il nous faudrait abandonner comme une illusion et même accuser de mensonge le témoignage de la Parole elle-même qui nous dit qu’elle existe.
Oui, grâce à Dieu, la table du Seigneur existe. Elle peut être réalisée aujourd’hui comme elle pouvait l’être du temps des Corinthiens. Elle peut être reniée aujourd’hui, comme eux aussi étaient en danger de le faire. Aujourd’hui, de même que jadis, la Parole nous parle « comme à des personnes intelligentes ». Le manque d’intelligence consiste à nier ou à confondre des caractères aussi distincts que ceux de la cène et de la table du Seigneur ; et avant tout, à penser que la table du Seigneur puisse être associée à ce qui en renie le principe, car le Seigneur serait provoqué à jalousie si nous L’associons au mal.
Encore une remarque : On emploie souvent des termes tels que « dresser la table » ; ou « la table de l’homme » (en contraste avec la table du Seigneur). Évitons ces expressions fautives qui sont souvent la source de beaucoup de confusion. Dieu seul dresse la table, et la « table de l’homme » n’existe pas dans l’Écriture qui n’établit une contradiction qu’entre la table du Seigneur et la table des démons. Mais il est un point sur lequel nous ne pouvons assez insister : Il y a un caractère de la cène qui n’est pas celui d’un mémorial, et s’il ne doit pas occuper la première place, il n’en est pas moins d’une importance capitale, pour ceux que le Seigneur appelle à rendre témoignage à la vérité, dans ces temps troublés de la fin.
Votre affectionné en Christ.