Livre:Voyage du chrétien vers l’éternité bienheureuse/Chapitre 9
Alors je vis qu’il avança, quoique en tremblant, par la crainte des lions, prenant soigneusement garde à l’avertissement que le portier Vigilant lui avait donné. Il entendit bien rugir ces animaux furieux, mais ils ne lui firent aucun mal. Ainsi il passa outre en frappant des mains, pour marquer la joie qu’il ressentait d’avoir aussi heureusement échappé ; et il arriva de cette manière auprès du portier, à qui il demanda quelle était cette maison. — Pourrai-je, ajouta-t-il, y loger cette nuit ?
Le Portier. — Cette maison a été bâtie par le Seigneur de la colline pour la commodité et la sûreté des voyageurs. — En même temps, il lui demanda d’où il venait et où il allait.
Le Chrétien. — Je viens de la ville de Corruption, et je vais à la montagne de Sion. Mais, puisque le soleil est couché, je souhaiterais, s’il était possible, de passer ici la nuit.
Le Portier lui demanda comment il s’appelait. — Mon nom, lui répondit le Chrétien, mon nom est désormais Chrétien ; ci-devant je m’appelais Privé de grâce (Éph. 2, 1-3 ; Col. 1, 21 ; Rom. 5, 12-21). Je suis de la race de Japheth, que l’Éternel a fait habiter dans les tentes de Sem[1].
Le Portier. — Comment se fait-il que vous arriviez si tard ? Le soleil est déjà couché.
Le Chrétien. — Je serais bien arrivé plus tôt ; mais, hélas ! je me suis malheureusement endormi dans la cabane qui est de l’autre côté de la colline. Et ce qui m’a bien retardé encore, c’est que mon passeport étant tombé de mes mains lorsque je dormais, j’ai été obligé de revenir sur mes pas pour le rechercher à l’endroit où je m’étais endormi, et où je l’ai heureusement retrouvé. C’est la raison pour laquelle je n’ai pu arriver ici que fort tard.
Le Portier. — Eh bien, je vais appeler une des personnes de cet endroit qui vous introduira, si votre conversation lui plaît, auprès des autres habitants de ce palais, selon la coutume qui y est observée.
Là-dessus, le Vigilant tira la cloche, au son de laquelle on vit descendre une jeune personne fort modeste et gracieuse, nommée Discrétion, qui demanda au portier pourquoi il avait sonné. Vigilant répondit qu’il y avait là un homme qui, venant de la ville de Corruption, voyageait vers la montagne de Sion, et qui, se trouvant fatigué et surpris par la nuit, demandait s’il pourrait passer cette nuit dans le palais. La jeune demoiselle, après avoir fait quelques questions au Chrétien, commença à sourire ; ensuite les larmes lui vinrent aux yeux ; et après un moment de silence de part et d’autre, elle lui dit qu’elle allait appeler deux ou trois de ses compagnes. En effet, on vit bientôt paraître la Prudence, la Crainte de Dieu et la Charité, qui introduisirent le Chrétien dans le palais. D’abord plusieurs autres domestiques survinrent, qui lui souhaitèrent la bienvenue sur le seuil de la porte, en lui disant :
— Entrez, béni de l’Éternel (Matt. 25, 34 ; Gen. 24, 31) ! C’est pour de tels voyageurs que cette maison a été bâtie par le Seigneur de la colline.
Le Chrétien les suivit, et après qu’il se fut assis, ils lui donnèrent à boire d’une excellente boisson. Ensuite les maîtresses du lieu convinrent qu’en attendant le repas, et pour mettre le temps à profit, quelques-unes d’entre elles s’entretiendraient avec le Chrétien. Celles qui furent choisies pour cela étaient la Prudence, la Crainte de Dieu et la Charité ; elles commencèrent ainsi :
— Venez, fidèle Chrétien, dit la Crainte de Dieu ; entretenons-nous de toutes les choses qui vous sont arrivées dans votre voyage. Peut-être pourrons-nous en tirer quelque profit pour notre avancement et pour notre édification mutuelle.
Le Chrétien. — Très volontiers ; je suis ravi de vous trouver dans cette disposition.
La Crainte de Dieu lui demanda comment il s’était déterminé à faire ce voyage, qui l’avait si heureusement dirigé, s’il n’avait pas passé chez l’Interprète, etc.
Le Chrétien la satisfit par un récit fidèle de tout ce qui lui était arrivé en chemin. Il lui dit que l’horreur qu’il avait conçue de son état et de celui de sa ville natale l’avait d’abord obligé d’en sortir ; que l’Évangéliste l’avait adressé à la porte étroite, et lui avait donné toutes les instructions nécessaires pour sa route ; qu’il avait passé chez l’Interprète, où il avait vu plusieurs choses très remarquables, entre autres : 1° comment Jésus entretient l’œuvre de sa grâce dans le cœur des élus, malgré Satan ; 2° comment un homme se prive, par ses péchés, de toute espérance en la miséricorde de Dieu ; 3° le songe d’un homme qui croyait voir pendant son sommeil le jugement dernier ; 4° enfin, le courage héroïque d’un soldat du Christ qui pénétra dans le palais de gloire malgré les efforts de ses ennemis, et qui ravit ainsi par la violence le royaume de Dieu. Le Chrétien, ayant ajouté que ces choses avaient fait sur lui une très vive impression, continua son histoire en disant qu’après avoir été déchargé de son fardeau à la seule vue d’un homme crucifié[2], il avait trouvé trois personnages qui lui avaient donné des habits neufs, lui avaient annoncé le pardon de ses péchés, et remis un mémoire scellé. Il rappela la rencontre de l’Inconsidéré, du Paresseux et du Téméraire, qu’il avait trouvés plongés dans le sommeil et chargés de chaînes ; celle du Formaliste et de l’Hypocrite, qui prétendaient arriver à Sion en passant par-dessus la muraille. Enfin, il raconta la peine extraordinaire qu’il avait eue à gravir ce coteau ; la frayeur que la vue des lions lui avait inspirée, et le soin que le portier avait eu de le rassurer et de l’encourager. Le Chrétien finit par remercier les jeunes filles de leur bon accueil.
La Prudence prit ensuite la parole, et trouva bon de lui faire aussi quelques questions. — Ne pensez-vous point, lui dit-elle, encore quelquefois à vos compatriotes[3], et n’avez-vous point de regret de les avoir quittés ?
Le Chrétien. — J’y pense bien encore, mais c’est avec beaucoup de confusion et d’horreur. Et vraiment, si j’avais conservé le désir de la patrie d’où je suis sorti, j’aurais bien pu y retourner ; mais j’en désire une meilleure, savoir, la céleste (Héb. 11, 15, 16).
La Prudence. — Ne portez-vous plus rien avec vous des choses qui vous y tenaient attaché ?
Le Chrétien. — Hélas ! que trop ; mais c’est bien malgré moi ; particulièrement les mouvements et les convoitises intérieures de la chair, auxquelles les gens de ce pays-là sont fort attachés, comme je l’ai été aussi. Mais maintenant toutes ces choses sont pour moi des sujets de tristesse et d’amertume ; et si je pouvais choisir, je voudrais les plonger dans l’abîme de l’oubli ; mais lorsque je veux faire le bien, le mal est attaché à moi(Rom. 7, 21).
La Prudence. — Ne vous semble-t-il pas quelquefois que vous avez déjà surmonté ces mouvements qui, dans un autre temps, vous causent beaucoup de peine et de trouble ?
Le Chrétien. — Oui, mais cela ne m’arrive que rarement, et alors ce sont pour moi des moments très précieux.
La Prudence. — Pouvez-vous comprendre comment il arrive que vous trouviez parfois ces mouvements du péché si affaiblis, qu’il vous semble que vous les ayez entièrement vaincus ?
Le Chrétien. — Cela arrive quand je médite ce que j’ai vu sur la croix[4], ou lorsque je jette les yeux sur le superbe vêtement que j’ai reçu[5], ou que je lis dans le mémoire que je porte dans mon sein[6], ou, enfin, lorsque ma méditation s’échauffe au-dedans de moi, en considérant le lieu où je vais. Tout cela affaiblit beaucoup les inclinations de ma nature corrompue.
La Prudence. — Mais qu’est-ce qui vous fait principalement soupirer après la montagne de Sion ?
Le Chrétien. — Comment me faites-vous cette demande ? C’est là qu’il n’y aura plus ni deuil, ni cri, ni tristesse, ni mort. C’est là que j’habiterai avec une compagnie ravissante, et que je jouirai d’un bonheur indicible. C’est là que je verrai vivant Celui que j’ai vu pendu à la croix. Je L’aime, ce bon Seigneur, parce que c’est par Lui que j’ai été délivré de mon fardeau. C’est là que je serai pleinement affranchi de toutes ces faiblesses qui m’ont causé tant de peines. Je suis las de ma maladie intérieure, et je soupire ardemment après le bienheureux séjour de l’immortalité, et après cette société sainte qui chante sans cesse devant le trône de gloire : Saint, saint, saint, est l’Éternel des armées ! et qui publie sans interruption les vertus de celui qui les a appelés des ténèbres au royaume de sa merveilleuse lumière.
- ↑ Gen. 9, 27. Sem fut la souche d’où sortit le peuple de Dieu. Japheth fut le père des nations qui, dans la suite, peuplèrent l’Europe, et qui vécurent longtemps dans le paganisme. Mais depuis l’apparition de Jésus Christ, ces derniers ont été successivement appelés en embrassant le christianisme, à faire une seule maison, un même peuple avec les descendants de Sem. Cette phrase signifie donc : J’étais né païen, mais Dieu m’a fait chrétien.
- ↑ Jésus, notre Sauveur.
- ↑ À ceux qui vivent encore selon la chair, et qui marchent selon le train de ce monde.
- ↑ Quand on pense au sacrifice de Jésus Christ.
- ↑ Nous sommes revêtus de la justice de Jésus Christ ; nous sommes les temples du Saint Esprit. Le nouvel homme a pris des dispositions toutes nouvelles et toutes pures.
- ↑ Lorsque je pense aux assurances et aux gages d’un salut éternel que Dieu a daigné me donner au-dedans de moi.