Livre:Voyage du chrétien vers l’éternité bienheureuse/Chapitre 14

De mipe
< Livre:Voyage du chrétien vers l’éternité bienheureuse
Révision datée du 14 juillet 2018 à 18:34 par Éditeur (discussion | contributions)
(diff) ← Version précédente | Voir la version actuelle (diff) | Version suivante → (diff)
Sauter à la navigation Sauter à la recherche

Le Chrétien fut sensiblement touché de la délivrance qu’il avait obtenue de tous les dangers auxquels il avait été exposé dans cette triste voie, et qu’il découvrit alors encore plus clairement, le soleil étant levé. C’était pour lui un très grand avantage ; car il faut savoir que, quoique la première partie de la vallée eût été très périlleuse, celle qui restait à passer l’était encore davantage, parce que, depuis l’endroit où il se trouvait alors jusqu’au bout de la vallée, le chemin était si rempli de pièces d’artillerie, de filets, de creux et de fossés, que s’il avait fait aussi obscur qu’auparavant, il y aurait perdu mille vies, s’il les avait eues. Mais comme je l’ai dit, le soleil était levé sur lui ; c’est pourquoi il dit : Son flambeau brille sur ma tête, et avec sa lumière je marche à travers les ténèbres.

À la faveur de cette lumière, il arriva au bout de la vallée, et vint dans un endroit où il y avait quantité de sang, d’os et de cendres pêle-mêle, comme aussi plusieurs cadavres de pèlerins qui avaient autrefois marché dans cette voie. Et comme j’étais en peine de ce que cela pouvait signifier, je remarquai un peu devant lui une caverne où avaient habité autrefois deux géants qui, par leur puissance tyrannique, avaient mis à mort ces malheureux hommes. — Le Chrétien passa à travers tous ces objets sans beaucoup de danger, ce qui m’étonna d’abord ; mais ensuite j’appris qu’un de ces géants était mort il y a déjà plusieurs années, et que, quoique l’autre fût encore en vie, il était si perclus et si affaibli par la vieillesse, qu’il n’avait plus la force de faire beaucoup de mal, mais seulement de se tenir à l’entrée de sa caverne, d’où il ne témoignait plus guère sa rage contre les voyageurs que par des gestes horribles, se rongeant les ongles de dépit, sans plus pouvoir exercer ses brigandages précédents.

Le Chrétien passa donc son chemin, ne sachant néanmoins que penser de ce vieillard qu’il voyait assis dans cette caverne, surtout lorsqu’il l’entendit lui crier : « Va, va, je ne te traiterai pas plus doucement que les autres, et j’en ferai brûler encore plus d’un ». Mais le Chrétien, sans dire mot, continua sa route en toute sûreté, et avec un visage content il se mit à chanter ce qui suit :

Que de surprenantes merveilles
Ta sagesse infinie a fait voir à mes yeux !
Mon Dieu, que ne puis-je en tous lieux
Célébrer hautement tes bontés sans pareilles !

Mon âme était environnée
De pièges et d’écueil, de ténèbres, d’horreurs,
De la mort et de ses frayeurs ;
Mais ta puissante main, Seigneur, l’a délivrée.

À travers d’affreux précipices,
Malgré mes ennemis, l’enfer et ses suppôts,
Tu m’as conduit vers ton repos,
Et tu veux me combler d’immortelles délices.

C’est là que, rempli d’allégresse,
Sauvé par ton secours, comblé de tes bienfaits,
Je veux célébrer à jamais
De tes faits glorieux la profonde sagesse.

Ainsi il arriva à une hauteur qui était élevée exprès, afin que les voyageurs qui passent par là puissent voir devant eux où ils doivent marcher. Il y monta légèrement, et, regardant de tous côtés, il découvrit devant lui le Fidèle, qui tenait le même chemin :

— Écoutez, écoutez, lui cria-t-il ; attendez-moi : je veux aller avec vous. Le Fidèle regarda autour de lui, ne sachant qui c’était que le Chrétien appelait. Mais celui-ci continua à lui crier qu’il voulût bien l’attendre :

— Je crains le vengeur du sang, lui répondit l’autre ; ma vie dépend de là.

Le Chrétien fut un peu blessé de cette réponse. Cependant il rassembla toutes ses forces, et non seulement il atteignit le Fidèle, mais il le devança ; de sorte que le dernier fut le premier, et que le Chrétien commença à rire d’un ris moqueur de ce qu’il avait ainsi devancé son frère ; mais, parce qu’il ne prenait pas garde à ses pieds, il broncha lourdement et tomba par terre sans pouvoir se relever, jusqu’à ce que le Fidèle vînt à son secours.

Après cela ils continuèrent ensemble leur chemin de bonne amitié, et j’entendis qu’ils s’entretenaient agréablement sur ce qui leur était arrivé dans leur voyage. Le Chrétien commença de cette manière :

— Mon très honoré et bien-aimé frère, j’ai beaucoup de joie de vous avoir atteint et de ce que, par la grâce de Dieu, nous sommes en état de faire ensemble un voyage aussi beau que celui-ci.

Le Fidèle. — Je croyais, mon cher ami, que j’aurais le bonheur de votre compagnie depuis mon départ de votre ville ; mais vous aviez déjà beaucoup d’avance sur moi, et j’ai été obligé de faire tout seul ce long chemin.

Le Chrétien. — Combien de temps avez-vous encore demeuré dans notre ville depuis mon départ ?

Le Fidèle. — Aussi longtemps que j’osai y rester ; car d’abord, après votre départ, il courut un bruit que notre ville allait être, dans peu, réduite en cendres par le feu et le soufre du ciel.

Le Chrétien. — Ces discours furent-ils répandus parmi nos voisins ?

Le Fidèle. — Oui, certainement ; on n’entendait parler d’autre chose pendant quelque temps.

Le Chrétien. — Est-il vrai ? Mais ne s’est-il trouvé personne qui ait voulu faire quelque effort pour éviter ce danger ?

Le Fidèle. — À la vérité on en parlait beaucoup, comme je vous l’ai dit ; mais je ne crois pas qu’ils en fussent fortement persuadés ; car, dans leurs entretiens les plus sérieux, ils riaient souvent de vous et de votre voyage désespéré (c’est ainsi qu’ils nommaient votre pèlerinage)[1]. Mais, quant à moi, j’ai bien cru et je crois encore toujours que notre ville doit prendre fin par le feu et le soufre : c’est pourquoi je m’en suis retiré.

Le Chrétien. — N’avez-vous pas ouï parler de notre voisin Facile ?

Le Fidèle. — Oui, Chrétien ; j’appris qu’il vous avait accompagné jusqu’au Bourbier de la Défiance, où quelques-uns disaient qu’il était tombé, quoiqu’il ne voulût pas l’avouer. Toutefois je n’en ai point douté, puisqu’il était encore couvert de boue.

Le Chrétien. — Et que disaient ses voisins ?

Le Fidèle. — Il était généralement méprisé de tous ; quelques-uns se moquaient de lui et lui riaient au nez ; d’autres faisaient difficulté de lui donner à travailler ; lui-même, il est maintenant sept fois pire qu’il n’était avant de sortir de la ville (Matt. 12, 43-45, et surtout 2 Pier. 2, 20-22).

Le Chrétien. — Mais comme ils n’avaient que de la haine et du mépris pour ceux qui entreprenaient ce voyage, il semble que Facile, abandonnant cette entreprise pour rentrer en commerce avec eux, en devait être bien reçu plutôt que maltraité.

Le Fidèle. — Oh ! disaient-ils, c’est une girouette ; il faudrait pendre ces gens qui sont si légers et si infidèles dans leur conduite[2]. Je crois que Dieu lui avait suscité ces ennemis pour le punir par un juste jugement de ce qu’il avait ainsi abandonné Ses voies.

Le Chrétien. — N’avez-vous jamais eu d’entretien avec lui avant votre départ ?

Le Fidèle. — Je l’ai rencontré une fois dans la rue, mais il passa de l’autre côté sans me dire mot, comme un homme qui a honte de ses actions ; et ainsi je ne pus lui parler.

Le Chrétien. — J’avais d’abord eu bonne opinion de cet homme ; mais il est à craindre maintenant qu’il ne soit enveloppé dans la destruction de la ville ; car il lui est arrivé ce qu’on dit par un proverbe très véritable : Le chien est retourné à ce qu’il avait vomi, et la truie, après avoir été lavée, est retournée se vautrer dans son bourbier (2 Pier. 2, 22).

Le Fidèle. — C’est aussi ce que je crains ; mais qu’y faire, quand on le veut ainsi ?

Le Chrétien. — C’est pourquoi, mon cher Fidèle, laissons-le, et parlons des choses qui nous touchent de plus près. Apprenez-moi, je vous prie, tout ce qui vous est arrivé sur votre route, car je ne doute point qu’il ne vous soit arrivé de grandes choses, ou ce serait fort extraordinaire.



  1. Et c’est ainsi, en effet, que le monde traite toujours la vie des vrais chrétiens.
  2. Les chrétiens infidèles et lâches, après être rentrés dans le monde, n’en sont souvent pas plus estimés pour cela.