Livre:Voyage du chrétien vers l’éternité bienheureuse/Chapitre 34

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Ici je remarquai que les voyageurs, ayant traversé le terroir enchanté, arrivèrent dans une contrée nommée Mon bon plaisir en toi (És. 62, 4). C’est un pays où l’air est fort serein et fort doux ; et, parce que c’était leur chemin, ils s’y arrêtèrent quelque temps pour s’y récréer et s’y rafraîchir[1]. Ils entendirent sans interruption le chant des oiseaux ; chaque jour, ils voyaient les fleurs sortir de terre et ils entendaient des sons délicieux. Dans ce climat, le soleil luit nuit et jour, car le pays est situé à l’opposite de la vallée obscure et bien loin de la contrée du géant Désespoir.

Ils avaient même entièrement perdu de vue le château du Doute[2] ; car ils se trouvaient en vue de la cité céleste. Ils rencontrèrent même déjà quelques-uns de ses habitants[3] ; car les esprits célestes y viennent beaucoup, parce que c’est là la frontière du ciel, et c’est ici que se renouvellent les promesses entre l’époux et l’épouse. Oui, c’est ici que Dieu se réjouit en eux de la joie qu’un époux a de son épouse (És. 62, 5). Ici, ils n’avaient déjà aucune disette de froment ni de moût, car ils trouvaient en grande abondance ce qu’ils avaient cherché avec anxiété pendant tout leur voyage[4].

Ils entendirent aussi cette voix éclatante qui partait de la cité : Dites à la fille de Sion : Voici ton Sauveur qui vient ; son salaire est avec lui. Ici tous les habitants du pays se nomment le peuple saint, les rachetés de l’Éternel (És. 62, 12).

Ils eurent donc, en marchant dans ce pays, infiniment plus de joie qu’ils n’en avaient eue pendant tout leur voyage, et, à mesure qu’ils approchaient plus de la ville, ils la voyaient plus distinctement[5] ; et la gloire de cette cité était si grande que le Chrétien devint malade d’impatience d’y arriver (Rom. 8, 19-22).

L’Espérant eut aussi quelques atteintes de la même maladie ; ce qui les obligea à se reposer un moment, en s’écriant avec quelque douleur : Si vous trouvez celui que j’aime, dites-lui que je suis consumé d’amour (Cant. 2, 5 ; 5, 8). Mais après avoir pris un peu de repos et de force, ils continuèrent leur chemin en s’approchant toujours plus de la cité. Il y avait aussi sur leur route des jardins dont les portes étaient ouvertes ; quelques-uns des jardiniers étaient sur le chemin. Les voyageurs leur demandèrent à qui appartenaient ces beaux vignobles et ces délicieux jardins.

— Ils appartiennent au Roi, répondirent-ils, et ils sont plantés tant pour Son propre plaisir que pour le rafraîchissement des voyageurs.

Et en même temps les jardiniers les conduisirent dans les vignes, et les invitèrent à y prendre quelques rafraîchissements et à user de tout ce qui s’y trouvait. Ils leur montrèrent aussi les allées de plaisance du Roi, les cabinets et les loges où il prend plaisir d’habiter. Les voyageurs trouvèrent ce lieu si beau qu’ils s’y arrêtèrent et s’y couchèrent pour y reposer.

J’aperçus aussi qu’ils parlèrent pendant leur sommeil beaucoup plus qu’ils n’avaient fait pendant tout le voyage ; et comme je m’en étonnais, l’un des jardiniers me dit : — Pourquoi en êtes-vous si surpris ? C’est la nature de ce cep ; son suc s’introduit avec une telle force qu’il fait parler même ceux qui dorment.

À leur réveil, je vis qu’ils se tournèrent du côté de la cité céleste[6] ; mais, comme il a été dit, la réverbération des rayons du soleil sur la cité, qui était toute d’or (Apoc. 21, 18), la rendait si éclatante, qu’ils n’étaient pas encore capables d’en supporter l’éclat avec les yeux découverts ; mais il fallut qu’ils missent devant les yeux un verre obscur (1 Cor. 13, 12). Comme ils continuaient leur chemin, ils rencontrèrent deux hommes dont les habits brillaient comme de l’or, et leurs faces resplendissaient comme la lumière. Ces hommes leur demandèrent quelques détails sur leur voyage, sur les peines et les consolations qu’ils avaient eues. Les voyageurs répondirent pertinemment à toutes ces choses. Alors les deux hommes leur dirent : — Vous avez encore deux difficultés à surmonter, après quoi vous serez dans la cité.

Le Chrétien et son compagnon leur demandèrent s’ils voulaient bien leur faire compagnie. Ils répondirent que oui ; mais qu’il fallait qu’ils entrassent par leur propre foi. Sur cela, ils marchèrent ensemble, et enfin ils arrivèrent à la vue de la porte.

Or, je vis entre eux la porte un grand fleuve sur lequel il n’y avait point de pont[7], et le fleuve était profond. La vue de ce fleuve mit nos voyageurs dans une peine extrême ; mais ceux qui les accompagnaient leur dirent qu’il fallait de toute nécessité passer ce fleuve s’ils voulaient avoir entrée dans la cité royale. Ils demandèrent s’il n’y avait donc point d’autre chemin pour y entrer. Mais ces hommes leur rappelèrent que jamais personne, depuis le commencement du monde, n’avait eu le privilège d’y entrer par un autre chemin, à la réserve de deux hommes, Énoch et Élie ; et que nul aussi ne l’aurait jusqu’à ce que la dernière trompette sonne. À ces paroles, le cœur commença à manquer aux pèlerins, surtout au Chrétien, et ils se mirent à regarder de côté et d’autre pour chercher quelque secours. Mais, quoi qu’ils fissent, ils ne purent concevoir aucune espérance d’être dispensés de passer dans le fleuve. Alors ils demandèrent à ces hommes si le fleuve était également profond partout.

— Non, répondirent-ils ; mais cela ne peut vous servir de rien, car vous le trouverez plus ou moins profond à proportion de la confiance que vous aurez au Roi.

Là-dessus, ils se jetèrent dans l’eau. Le Chrétien commença aussitôt à s’enfoncer, et il se mit à crier à son bon ami l’Espérant : — Je m’enfonce dans cette eau profonde ; toutes ses vagues passent sur ma tête ; tous ses flots me couvrent.

L’Espérant. — Prenez courage, mon frère, je trouve le fond ; il est très bon.

Le Chrétien. — Hélas ! les angoisses de la mort m’ont environné ; je ne verrai point le pays découlant de lait et de miel !

En disant cela, Chrétien fut saisi d’une si grande frayeur et environné de ténèbres si épaisses qu’il ne voyait plus rien. Son esprit fut si troublé qu’il ne pouvait plus rien penser ni dire de suivi, ni réfléchir sur les jouissances et les assurances qu’il avait eues pendant son voyage ; tout ce qu’il disait faisait connaître le trouble et la frayeur où il était, croyant de périr dans le fleuve, et désespérant de parvenir à la porte du ciel. Il s’arrêta tout court, et, autant que je pus l’apercevoir, il s’abandonna à beaucoup de pensées tristes et affligeantes, repassant dans son esprit tous ses péchés, tant ceux qu’il avait commis avant de se mettre en voyage que ceux où il était tombé depuis[8]. Mais ce qui augmentait ses frayeurs et ses alarmes, c’étaient les assauts que lui livraient les esprits malins, et qu’il avait mille peines à soutenir, comme il était facile de le remarquer à ses discours entrecoupés. Tout cela lui abattait si fort le courage, qu’il semblait parfois être emporté au fond de l’eau, d’où il revenait ensuite un peu au-dessus à demi mort. Cependant l’Espérant ne le quittait point. Il tâchait de lui soutenir la tête pour l’empêcher de périr, et de le fortifier par les consolations qu’il lui adressait : — Prenez courage, lui disait-il, mon cher frère ; j’aperçois déjà la porte de la cité et des personnes qui nous attendent et se disposent à nous recevoir.

— Ah ! répondit le Chrétien, c’est vous qu’ils attendent ! Vous avez été l’Espérant depuis que je vous connais.

— Et vous aussi, dit l’Espérant.

— Ah ! mon frère, reprit le Chrétien, si j’étais entier devant Dieu, Il viendrait certainement à mon secours ; mais maintenant Il m’a mis dans les liens à cause de mes péchés, et Il me laisse ici sans secours.

— Mon frère, dit l’Espérant, vous avez oublié le passage qui parle des impies : On ne voit pas qu’à leur mort ils aient des étreintes ; leur force est dans son entier (Ps. 73, 4, 5). L’angoisse où vous êtes n’est point une marque que Dieu vous ait abandonné ; mais elle vous est seulement dispensée pour éprouver votre foi et pour voir si vous Lui serez fidèle au milieu de votre tourment et de votre tristesse. Courage donc, mon frère : le Seigneur Jésus vous fortifie dans cet instant.

Le Chrétien demeura un peu pensif et ensuite il s’écria à haute voix : — Ah ! je Le revois et Il m’assure qu’encore que je passe par les eaux, Il sera avec moi et le fleuve ne m’emportera point (És. 43, 2).

C’est ainsi que le Chrétien, ayant repris courage, trouva le fond pour se tenir ferme aussi bien que l’Espérant, et ils sentirent que, plus ils avançaient, plus le fleuve était facile à passer ; et, après avoir laissé dans l’eau les habits de mortalité qu’ils avaient apportés jusque-là, ils arrivèrent enfin à l’autre bord, où ils revirent les deux hommes revêtus d’habits resplendissants qui les attendaient là et qui les reçurent en leur disant : Nous sommes des esprits administrateurs envoyés pour servir pour l’amour de ceux qui doivent recevoir l’héritage du salut (Héb. 1, 14). C’est ainsi qu’ils marchèrent ensemble vers la porte. Or, il est à remarquer que la ville est située sur une montagne fort haute et au-dessus des nues, ce qui n’empêcha pas que nos voyageurs n’y montassent fort aisément, aidés de ces deux hommes qui les conduisaient par le bras.



  1. Sans cela ils ne s’y seraient pas arrêtés.
  2. Ils ne pensaient plus à avoir le moindre doute sur les vérités du salut.
  3. Ceci peut signifier que des chrétiens qui ont fait leur long et pénible voyage fidèlement peuvent bien recevoir de Dieu, par anticipation, quelques assurances positives et sensibles des choses qu’ils verront bientôt de plus près encore.
  4. Ravissant tableau de l’heureux état d’une âme qui a fidèlement combattu le bon combat de la foi, et qui est près de recevoir la couronne.
  5. Quel état que celui qui est décrit dans cet endroit et dans tout ce qui suit, quand, dès cette vie même, on peut y passer comme nos deux voyageurs !
  6. C’est l’objet de leurs pensées dès le réveil et même pendant le sommeil.
  7. Il n’y a pas de moyen pour éviter de traverser le fleuve de la mort.
  8. Avant et après sa conversion.