Livre:Voyage du chrétien vers l’éternité bienheureuse/Chapitre 17

De mipe
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Le Fidèle s’étant alors tourné, vit dans quelque éloignement un homme qui se nommait le Chrétien de paroles ; c’était un homme gros et grand, mais qui cependant paraissait beaucoup plus de loin que de près. Le Fidèle s’approcha de lui et lui dit : — Mon ami, venez-vous aussi à la Patrie céleste ?

Le Chrétien de paroles. — Oui, c’est mon dessein.

Le Fidèle. — Voilà qui va bien, et j’espère, si c’est là votre intention, que nous nous tiendrons bonne compagnie.

Le Chrétien de paroles. — Je m’en ferai un plaisir.

Le Fidèle. — Cheminons donc ensemble, et, pour ne pas nous ennuyer en chemin, entretenons-nous de quelques discours édifiants.

Le Chrétien de paroles. — C’est là mon plaisir, de parler de bonnes choses, soit avec vous, soit avec d’autres, et je suis ravi d’avoir trouvé un homme de votre trempe. Car, pour dire la vérité, il y en a peu qui cherchent à employer ainsi leur temps dans le voyage. Ils aiment mieux parler de choses inutiles : c’est ce que j’ai souvent remarqué avec regret.

Le Fidèle. — Cela est tout à fait déplorable ; qu’y a-t-il, en effet, de plus digne de nos entretiens sur la terre, que les choses qui concernent Dieu et notre bonheur céleste !

Le Chrétien de paroles. — On ne peut rien dire de mieux. Il n’y a donc rien dont on puisse s’entretenir avec plus d’agrément et d’utilité tout ensemble, que des choses divines. Chacun a là de quoi satisfaire son penchant particulier, autant celui qui se plaît dans la recherche des vertus secrètes de la nature, que celui qui aime les choses surnaturelles, soit qu’on veuille pénétrer dans l’avenir, ou qu’on s’attache à l’histoire ; car on trouve dans l’Écriture les choses les plus curieuses sur toutes ces matières.

Le Fidèle. — Cela est vrai ; mais il me semble que le but de notre entretien doit être l’édification et l’amendement de notre vie.

Le Chrétien de paroles. — C’est ce que je dis aussi, et c’est dans ce but qu’une conversation chrétienne est surtout utile. Un homme peut acquérir par ce moyen beaucoup de connaissances[1], telles que celles de la vanité des choses d’ici-bas, et du prix des choses célestes. Par ce moyen encore, on apprend à comprendre l’œuvre de la régénération, l’imperfection de nos œuvres, la nécessité de la justice de Christ et autres choses semblables. Par ce moyen, on peut aussi apprendre[2] ce que c’est que se convertir, croire, prier, souffrir. On peut apprendre quelles sont les promesses et les consolations de l’évangile pour se fortifier. En un mot, on peut apprendre à réfuter la fausse doctrine, à défendre la vérité et à instruire les ignorants[3].

Le Fidèle. — Tout cela est vrai, et je me réjouis de vous entendre si bien parler de ces choses.

Le Chrétien de paroles. — Hélas ! le mal est qu’il y en ait si peu qui comprennent la nécessité de la foi et de l’opération de la grâce dans l’âme pour obtenir la vie éternelle. La plupart vivent, avec cette ignorance, dans les œuvres de la loi, par lesquelles néanmoins nul ne peut obtenir la vie.

Le Fidèle. — Avec votre permission, la connaissance de ces choses est un don de Dieu, et nul ne peut les acquérir par aucun effort de l’esprit humain, ni même en parler pertinemment.

Le Chrétien de paroles. — Je sais tout cela très bien. Nul ne peut avoir quoi que ce soit, s’il ne lui est donné d’en haut ; tout est de grâce, et rien par œuvres. Je pourrais bien vous citer cent passages de l’Écriture, pour prouver cette vérité.

Le Fidèle. — Quel sera donc le sujet de notre entretien à cette heure ?

Le Chrétien de paroles. — Ce qu’il vous plaira. Je vous parlerai des choses terrestres ou des célestes ; des choses qui appartiennent à la loi ou de celles qui concernent l’évangile ; des choses passées ou de celles qui sont à venir ; des choses saintes ou des profanes ; des choses qui sont essentielles ou de celles qui ne sont que secondaires ; en un mot, de tout ce qui nous est utile ou nécessaire.

Ici le Fidèle s’arrêta comme ravi d’admiration, et, s’approchant du Chrétien, qui, pendant tout ce temps-là, avait marché seul, sans rien dire, et tout recueilli en lui-même, il lui dit à l’oreille : — Quel excellent compagnon de voyage nous avons trouvé là ! En vérité, cet homme doit être un excellent pèlerin.

Le Chrétien répondit avec un souris modeste : — Ah ! que cet homme, en faveur de qui vous êtes si prévenu, en trompera bien d’autres avec ses beaux discours ! Il faut le connaître pour ne pas s’y méprendre.

Le Fidèle. — Le connaissez-vous bien ?

Le Chrétien. — Si je le connais ? Oui, vraiment, je le connais, et mieux qu’il ne se connaît lui-même.

Le Fidèle. — Dites-moi donc, je vous prie, quel est cet homme ?

Le Chrétien. — Je m’étonne que vous ne le connaissiez pas ; car il demeure dans notre ville, à la rue du Babil, et il est le fils du Beau parleur. Chacun le connaît par son nom de Chrétien de paroles. Il a une langue attrayante, mais c’est un méchant garnement.

Le Fidèle. — Il paraît cependant un fort honnête homme ?

Le Chrétien. — Oui, à ceux qui ne le connaissent pas, ou qui ne l’examinent que superficiellement : semblable à ces tableaux qui paraissent assez beaux de loin, mais qui sont fort laids quand on les regarde de près.

Le Fidèle. — Vous me feriez bientôt croire que vous raillez, et il me semble que je vous ai vu sourire.

Le Chrétien. — Bien que j’aie souri, je suis cependant très éloigné de plaisanter d’une chose de cette nature, ou d’imputer faussement à cet homme la moindre chose ; mais pour vous le faire connaître plus à fond, je vous dirai que cet homme-là s’accommode de toutes les compagnies, et qu’il ira s’entretenir dans tous les cabarets de la même manière qu’il vient de le faire avec vous ; et plus il a de vin dans la tête, plus il est éloquent sur ces matières. La crainte de Dieu n’a aucune place dans son cœur ; on n’en voit aucune trace ni dans sa maison ni dans sa vie. Tout ce qu’il a, c’est une grande facilité à parler des choses divines ; en un mot, toute sa religion se borne à du babil.

Le Fidèle. — S’il en est ainsi, cet homme me trompe extrêmement.

Le Chrétien. — Oui, sans doute, vous en êtes la dupe, soyez-en assuré ; souvenez-vous seulement de cette parole : Ils disent et ne font pas, etc. (Matt. 23, 3) ; et de cette autre : Le royaume de Dieu ne consiste pas en paroles, mais en vertu (1 Cor. 4, 20). Il parle de la prière, de la foi, de la conversion, de la régénération, mais il ne sait qu’en parler. J’ai été chez lui ; j’ai beaucoup observé sa conduite, tant dans sa maison que dehors, et je sais que ce que je dis de lui est la vérité : sa maison est sans dévotion, comme le blanc d’œuf est sans goût ; on n’y aperçoit ni exercices de piété, ni prières, ni aucunes marques de repentance[4] ; oui, une bête brute sert Dieu à sa manière mieux que lui. Certainement c’est une tache et un opprobre à la religion ; à cause de lui la piété est décriée, car on juge de plusieurs autres par ce qu’on remarque dans sa conduite. Le commun peuple, qui le connaît, en fait un proverbe qui dit : Un diable dans sa maison, un saint dehors. Sa pauvre famille l’éprouve bien aussi ; c’est un homme si dur et si chagrin, ses paroles sont si aigres et si mordantes, et il est si déraisonnable envers tout son domestique, qu’on ne sait comment s’y prendre avec lui. Il ne cherche qu’à s’élever au-dessus des autres et à tromper tout le monde ; qui pis est, il élève ses enfants sur ce pied et d’après ce modèle. Lorsqu’il remarque en eux quelque étincelle de bonne conscience et de sincérité en religion, il les traite de niais, de stupides et de fous ; il se joue de la conscience. Je suis persuadé qu’il est une occasion de scandale et de chute à plusieurs par sa mauvaise vie, et je crains, si Dieu ne le détourne, qu’il n’en entraîne un grand nombre dans la perdition.

Le Fidèle. — Eh bien ! mon frère, je suis obligé de vous croire, non seulement parce que vous dites que vous le connaissez, mais aussi parce que vous en parlez dans l’esprit du christianisme ; car je m’assure que votre cœur est plein de charité pour lui, et que ce n’est que la force de la vérité qui vous oblige d’en parler de cette manière.

Le Chrétien. — Si je ne l’avais pas mieux connu que vous, j’en aurais peut-être parlé comme vous le faisiez d’abord. Si, d’un autre côté, je n’en avais de témoignage que de la part des ennemis de la piété, j’aurais regardé tout cela comme une de ces calomnies dont de pareilles gens ont coutume de noircir la réputation des gens de bien ; mais je puis le convaincre de tout ce que j’en dis, et d’autres choses aussi condamnables. Avec cela les gens de bien ne s’accordent point avec lui, et ils en ont honte. Ils ne peuvent l’appeler ni frère ni ennemi. Lorsqu’ils l’entendent seulement nommer, ils rougissent de confusion.

Le Fidèle. — Il est vrai que parler et faire sont des choses très différentes ; désormais je me rappellerai mieux cette distinction.

Le Chrétien. — Ce sont, en effet, des choses très différentes, et aussi distinctes entre elles que l’âme et le corps ; car comme le corps sans âme est un tronc mort, les paroles aussi sont mortes. L’âme de la piété consiste dans la pratique. La religion pure et sans tache devant Dieu, notre Père, est de visiter les veuves et les orphelins dans leurs tribulations, et de se garder des souillures de ce monde. Ce n’est pas là la religion du Chrétien de paroles ; il s’abuse misérablement en croyant être chrétien par cette seule raison qu’il s’entretient et qu’il parle volontiers des choses spirituelles. Dieu veut des fruits réels. Or, l’ouïe n’est que la réception de la semence, et les paroles ne sont que des fleurs de belle apparence. Au dernier jour, le Juge du monde ne demandera pas ce que nous avons cru, ou ce que nous aurons dit ; mais ce sera sur nos actions que nous serons jugés. La fin du monde est comparée à la moisson où l’on ne cherche que du fruit. Ce n’est pas qu’une œuvre puisse être agréable à Dieu sans la foi, mais je veux seulement montrer combien la confession d’un Chrétien de paroles sera inutile dans ce jour-là.

Le Fidèle. — Cela me fait souvenir de ce que j’ai lu dans les livres de Moïse, touchant les animaux souillés. Je cherche, à l’exemple de notre Sauveur, des apôtres et de tous les écrivains chrétiens, à démêler un sens spirituel sous le sens premier et littéral des événements ou des préceptes de l’ancienne alliance. Ainsi, par exemple, je trouverais à appliquer au cas présent ce que Moïse dit des animaux impurs, en qualifiant d’impurs ceux qui n’ont point le pied fourché et qui ne ruminent point (Lév. 11, 3). Moïse ne dit pas simplement qu’ils n’ont point le pied fourché, ou bien qu’ils ne ruminent point : le lièvre, par exemple, rumine bien, mais il ne laisse pas pour cela d’être souillé, parce qu’il n’a point le pied fourché. C’est là l’image du Chrétien de paroles. Il aspire après la connaissance, et il rumine la Parole ; mais il ne s’écarte point de la voie des pécheurs ; il n’est pas séparé du monde et du péché.

Le Chrétien. — Je pense que vous avez rencontré le vrai sens évangélique de ce passage. Ces grands parleurs sont des cymbales qui retentissent, un airain qui résonne, des objets qui rendent un son, mais qui sont sans âme, c’est-à-dire sans la vraie foi et sans la grâce évangélique. C’est pourquoi de telles gens ne seront jamais introduits dans le royaume des cieux avec les enfants de la vie, quand même leur langage ressemblerait à celui des anges.

Le Fidèle. — Au commencement, je ne sentais aucune répugnance pour sa compagnie ; mais je sens maintenant qu’elle me serait extrêmement à charge. Comment pourrions-nous nous en défaire ?

Le Chrétien. — Si vous voulez suivre mon conseil, je vous dirai ce que je pense.

Le Fidèle. — Et quoi ?

Le Chrétien. — Rejoignez-le, et entrez avec lui dans une sérieuse conversation sur la force de la piété. Après qu’il sera engagé dans cette matière (ce qu’il fera sûrement très volontiers), demandez-lui s’il en a le cœur rempli, s’il sent tout ce qu’il dit, et s’il le réduit en pratique.



  1. La science enfle, dit Paul, mais la charité (l’amour de Dieu et du prochain) édifie (1 Cor. 8, 1).
  2. On voit qu’il parle toujours d’apprendre et de comprendre (par la lecture et l’étude), mais jamais d’éprouver dans son cœur et d’agir par l’Esprit de Dieu.
  3. Cela est, en effet, très vrai. On voit des gens très instruits dans la véritable et saine doctrine, très en état d’instruire les autres, et n’ayant cependant pas la vie en eux-mêmes. — C’est un écho qui rend les sons qu’il a reçus ; un calculateur qui agit sur des signes sans vie, auxquels il n’attache aucune idée, mais qui sait les combiner mécaniquement de manière à produire des résultats réels et applicables.
  4. À combien de chrétiens et même de prétendus conducteurs spirituels ceci ne peut-il pas s’appliquer !