Livre:Voyage du chrétien vers l’éternité bienheureuse/Chapitre 4

De mipe
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Ainsi le Chrétien continua son chemin vers la maison du seigneur la Loi, espérant y trouver le secours dont il avait besoin. Mais comme il approchait de la montagne, elle lui parut si haute et si escarpée, et le côté qui le regardait penchait tellement sur lui, qu’il crut qu’elle allait fondre sur sa tête[1]. Ainsi il s’arrêta tout court, n’osant avancer davantage, et son fardeau lui parut plus pesant et plus insupportable (Rom. 7, 13, 7, 8 ; Gal. 3, 10) que quand il était dans son chemin. Il sortait aussi de la montagne des éclairs et des flammes si épouvantables, qu’il craignait d’en être dévoré. Toutes ces choses ensemble faisaient sur lui une si forte impression, qu’il tremblait, s’affligeant amèrement d’avoir suivi le conseil du Sage-Mondain.

Dans cette perplexité, il vit venir à lui l’Évangéliste : à son approche la rougeur lui monta au visage. L’Évangéliste s’étant approché de plus près, et le regardant avec indignation[2], lui dit d’un ton sévère :

Que faites-vous ici, Chrétien ?

À cette parole, le Chrétien eut la bouche fermée, ne sachant que lui répondre.

L’Évangéliste continuant, lui dit encore : — N’est-ce pas vous que j’ai rencontré, il y a déjà quelque temps, devant les murailles de la ville de Corruption, si affligé et si éploré ?

Le Chrétien, après avoir hésité quelque temps, à cause du trouble de son âme, répondit enfin : — Oui, monseigneur, c’est moi-même.

L’Évangéliste. — Ne vous ai-je pas adressé au chemin qui conduit à la porte étroite ?

Le Chrétien. — Oui, monseigneur.

L’Évangéliste. — Cependant vous n’y êtes plus ; comment donc vous en êtes-vous détourné ?

Le Chrétien. — Aussitôt après être sorti du bourbier de la Défiance[3], j’ai rencontré un gentilhomme qui m’a engagé à passer dans le bourg que nous voyons devant nous, m’assurant que j’y trouverais quelqu’un qui me délivrerait de mon fardeau.

L’Évangéliste. — Quel était cet homme ?

Le Chrétien. — Il paraissait être un homme de considération, et il m’a dit tant de choses qu’il m’a enfin persuadé de venir jusqu’ici. Mais lorsque j’ai considéré le penchant affreux de cette montagne, je me suis arrêté tout court, de peur qu’elle ne me tombât sur la tête.

L’Évangéliste. — Que vous disait donc ce gentilhomme ?

Le Chrétien raconta alors tout au long la conversation qu’il avait eue avec le Sage-Mondain, l’égarement où il était ensuite tombé, et toutes ses suites fâcheuses.

L’Évangéliste lui dit d’un ton grave :

— Arrêtez-vous un peu, jusqu’à ce que je vous aie mis sous les yeux la Parole de Dieu.

Le Chrétien se tint là devant lui tout tremblant.

L’Évangéliste, continuant, lui dit :

Prenez garde que vous ne rejetiez celui qui vous parle ; car si ceux qui méprisaient celui qui parlait sur la terre n’ont point échappé, nous serons punis beaucoup plus, si nous nous détournons de celui qui parle des cieux (Héb. 12, 25). Le juste vivra de sa foi ; mais si quelqu’un se retire, mon âme ne prend point plaisir en lui (Héb. 10, 38). Il lui fit ensuite l’application de ses paroles, disant : — C’est là le malheur où vous êtes tombé. Vous avez commencé à mépriser le conseil du Très-haut, et à retirer vos pieds du sentier de la paix, et cela au péril de votre âme. Comment échapperez-vous, si vous négligez le grand salut qui vous est offert ?

À ces mots, le Chrétien tomba comme mort aux pieds de l’Évangéliste, en s’écriant :

— Malheur à moi : je suis perdu !

Mais l’Évangéliste, le voyant dans cet état, le prit par la main droite, et lui dit : — Tous les péchés et les blasphèmes seront pardonnés aux hommes. Ne sois pas incrédule, mais fidèle.

Ces paroles donnèrent un peu de courage au Chrétien, qui se releva tout tremblant et se tint debout comme auparavant en la présence de l’Évangéliste, qui continua à lui parler ainsi :

— Prenez désormais plus soigneusement garde aux paroles que je viens de vous dire ; souvenez-vous que ce Sage-Mondain est ainsi nommé parce qu’il ne suit que les maximes du monde et la doctrine qui peut le mettre à couvert de la croix, et qu’il est affectionné aux choses de la terre. De là vient qu’il cherche à renverser mes voies, quelque bonnes qu’elles soient.

Quant au conseil qu’il vous a donné, il y a trois choses dangereuses que vous devez rejeter :

1° Vous devez fuir le conseil qu’il vous a donné de vous détourner du chemin où vous étiez. Vous devez même détester l’acquiescement que vous y avez donné, parce que c’est rejeter le conseil de Dieu pour complaire à un sage selon le monde. Le Seigneur dit : Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite (Luc 13, 24) (savoir, par la porte à laquelle je vous ai adressé) ; car la porte est étroite et le chemin est étroit qui mène à la vie, et il y en a peu qui le trouvent. C’est de cette porte et du chemin qui y conduit que ce méchant homme a voulu vous détourner, tellement qu’il s’en est peu fallu qu’il ne vous ait jeté dans la perdition. Détestez donc sa séduction, et ayez honte d’avoir été capable de suivre son conseil.

2° Vous devez aussi rejeter son conseil parce qu’il a voulu vous donner de l’éloignement pour la croix et qu’il a tâché de vous la faire paraître fâcheuse et insupportable, au lieu que vous devez la préférer à tous les trésors. Le Roi de gloire a déclaré que celui qui veut sauver sa vie la perdra (Luc 9, 24), et que celui qui veut le suivre et qui ne hait pas père, mère, femme, enfants, frères, sœurs et sa propre vie, ne peut être son disciple[4]. De sorte que, si quelqu’un veut vous persuader que vous trouverez la mort là où vraiment vous trouverez la vie éternelle, vous devez rejeter une telle doctrine.

3° Enfin, vous devez détester la faute que vous avez commise de mettre le pied dans le chemin qui conduit à la servitude et à la mort (car tel est le chemin des œuvres quand on prétend avoir le salut par elles). Et, pour cet effet, vous devez considérer qui est celui à qui le Sage-Mondain vous a adressé et combien il était incapable de vous décharger de votre fardeau ; car celui à qui il vous a envoyé pour en recevoir du soulagement est un homme qui se nomme Docteur de la Loi, un fils de la servante ou de l’esclave, laquelle est dans l’esclavage avec ses enfants[5] : ce qui nous est représenté mystérieusement par la montagne de Sinaï dont vous avez eu tant de frayeur. Or, si la loi est esclave, elle et tous ses enfants, c’est-à-dire tous ceux qui veulent encore vivre sous son règne, comment pourrait-elle vous affranchir ? La loi est incapable de vous délivrer de votre fardeau. Nul homme n’a jamais été soulagé par elle et jamais cela n’arrivera. Vous ne pouvez point être justifié par les œuvres de la loi (Gal. 3, 11) ; au contraire, elle provoque la colère (Rom. 4, 15), et elle ne fait que donner à l’homme la connaissance et le sentiment de son mal (Rom. 3, 20), sans y remédier et sans lui donner les forces de faire mieux. C’est pourquoi le Sage-Mondain est le plus grand des trompeurs. Ce Docteur de la loi n’enseigne qu’une doctrine morte, et son fils l’Honnêteté, quoiqu’il paraisse homme de bien, n’est qu’un hypocrite qui ne peut aucunement vous servir[6]. Croyez-moi, tous trois ensemble, ils sont incapables de vous conduire au salut ; mais, si vous suivez constamment mes instructions, vous parviendrez infailliblement au port heureux de l’éternité.

L’Évangéliste ayant dit ces choses éleva la voix et prit le ciel à témoin pour confirmation de ce qu’il venait de dire ; et soudain une voix se fit entendre de la montagne sous laquelle le Chrétien se trouvait : il sortit une flamme de feu qui lui fit hérisser les cheveux, et cette voix tonnante fit retentir ces paroles à ses oreilles : Tous ceux qui font les œuvres de la loi sont sous la malédiction ; car il est écrit : Maudit est quiconque ne persiste pas dans toutes les choses qui sont écrites au livre de la loi pour les faire (Gal. 3, 10) !

Ici le Chrétien n’attendait autre chose que la mort, et il commença à gémir pitoyablement, maudissant l’heure dans laquelle il avait rencontré le Sage-Mondain, et se traitant mille fois de fou et d’insensé pour avoir prêté l’oreille à ses conseils. Il était aussi fort confus, quand il fut revenu à lui-même, de ce que les raisons de cet homme, qui néanmoins ne procédaient que de la chair et du sang, eussent eu assez d’ascendant sur lui pour lui faire quitter le bon chemin.

Après cela, il se tourna de nouveau du côté de l’Évangéliste et lui dit : — Monseigneur, que vous en semble ? Y a-t-il encore quelque espérance pour moi ? Puis-je bien encore retourner sur mes pas et marcher vers la porte étroite ? Ne serai-je point rejeté honteusement pour cette faute ? Je suis en grande perplexité là-dessus. Ah ! ce péché me sera-t-il pardonné ?

L’Évangéliste répondit : — Vos péchés sont très grands, car vous avez fait deux maux : vous avez abandonné le bon chemin, et cela pour entrer dans une voie défendue. Cependant, prenez courage. L’homme que vous trouverez à la porte vous recevra encore volontiers, car il a beaucoup de compassion envers les hommes. Mais, ajouta-t-il, prenez garde que vous ne vous détourniez plus ni à droite ni à gauche, de peur que vous ne périssiez hors de la droite voie pour peu que la colère vînt s’allumer (Ps. 2, 12).

Sur cela, le Chrétien se disposa à retourner sur ses pas, et l’Évangéliste, après l’avoir baisé et lui avoir montré un visage riant, lui souhaita un heureux voyage. Ainsi, il se mit à courir en grande diligence, sans s’amuser à dire un seul mot à ceux qu’il rencontrait et marcha comme un homme qui se trouve sur une terre défendue, ne se croyant point en sûreté qu’il ne fût rentré dans le chemin qu’il avait quitté pour suivre le Sage-Mondain[7].



  1. Quand on examine la loi de plus près, on en voit l’étendue et la rigueur.
  2. L’évangéliste est sévère là-dessus. Voyez Gal. 2, 21 ; 3, 10, et surtout 5, 4, où il nous dit que toute personne qui prétend faire son salut par ses œuvres, en observant la loi, est déchue par cela même de la grâce. La raison en est que ce refus de la grâce et cette tentative de se sauver par ses propres œuvres naissent de l’orgueil.
  3. Le Chrétien, comme nous l’avons vu, avait d’abord été plongé dans la terreur à la vue de ses péchés, ce qui l’avait fait tomber dans la pensée que son salut n’était peut-être pas possible. Ensuite, au lieu d’embrasser avec foi l’assurance de la justification par Jésus Christ, il en vint à la pensée de chercher son salut dans une conduite plus réglée. Mais il vit bientôt que cette résolution, quelque bonne qu’elle fût en elle-même, ne pouvait non plus le sauver.
  4. Luc 14, 26. — Tous ceux qui veulent bien comprendre cette expression savent assez que Jésus, qui nous a commandé d’aimer même nos ennemis, ne peut pas nous demander de haïr nos plus proches. Il faut bien saisir la pensée du Maître. Cette expression paradoxale n’indique dans Sa bouche que le détachement complet du monde.
  5. Ceci est tiré de Gal. 4, 21-31, où Paul dit qu’Abraham eut deux fils : Isaac, qui naquit de Sara, la femme libre et légitime, et de qui descendent les Juifs, puis les chrétiens, qui sont affranchis de la malédiction et de l’obéissance servile à la loi par la grâce qui est en Christ ; l’autre, Ismaël, qui naquit de la servante Agar, et qui représente ceux qui restent sous la loi.
  6. L’honnêteté selon les hommes n’a que les apparences des vertus sans en avoir la réalité.
  7. Très bel exemple de la vivacité et de la vigilance avec laquelle nous devons revenir sur nos pas quand nous avons mal fait.