Livre:Voyage du chrétien vers l’éternité bienheureuse/Chapitre 3

De mipe
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Cependant le chrétien faisait son chemin, et il découvrit en marchant un homme qui venait au-devant de lui ; de sorte qu’ils se trouvèrent en face l’un de l’autre dans le même chemin. C’était un gentilhomme, nommé le Sage-Mondain[1], qui faisait sa demeure dans une ville nommée la Sagesse charnelle, grande ville voisine de celle où le Chrétien habitait auparavant.

Cet homme ayant rencontré le Chrétien dont il avait ouï parler (car sa sortie hors de la ville de Corruption avait fait du bruit de toute part), et ayant connu, à sa démarche triste, à ses soupirs, et à ses gémissements, ce qui se passait en lui, commença à lui parler en ces termes :

— Qu’est ceci, mon cher ami ? Où pensez-vous aller avec un si pesant fardeau ?

Le Chrétien. — Hélas ! que vous avez raison de dire que mon fardeau est pesant ! Jamais personne n’en a porté un plus accablant. Si vous me demandez encore où je vais, je vous dirai que je m’achemine vers la porte étroite qui est là devant moi, et où, selon que j’en ai été informé, on doit m’enseigner le chemin que je dois suivre pour être déchargé de ce même fardeau.

Le Sage-Mondain. — Avez-vous une femme et des enfants[2] ?

Le Chrétien. — Oui ; mais je suis tellement accablé sous mon fardeau que je ne puis plus y prendre plaisir ; il me semble que j’ai une femme comme si je n’en avais point (1 Cor. 7, 29).

Le Sage-Mondain. — Voulez-vous me croire ? Je vous donnerai un bon conseil.

Le Chrétien. — S’il est bon, je le veux bien ; car j’ai maintenant très grand besoin d’un bon conseil.

Le Sage-Mondain. — Le conseil que j’ai à vous donner est de vous décharger vous-même sans délai de ce fardeau[3] ; car sans cela vous n’aurez jamais aucun repos dans votre âme et vous n’obtiendrez jamais la bénédiction de Dieu.

Le Chrétien. — C’est à cela même que j’aspire. Je cherche à être délivré de ce faix accablant. Mais, hélas ! je ne puis le faire moi-même. Il n’y a personne dans nos contrées qui puisse m’en décharger[4], et c’est pour cela que je me suis mis en chemin. Mais il me semble apercevoir que vous-même, malgré les conseils que vous me donnez, vous êtes aussi chargé d’un énorme fardeau semblable au mien. Il est vrai que vous le portez avec aisance, et que vous ne paraissez pas même vous en apercevoir.

Le Sage-Mondain. — Que me dites-vous là ? Je n’ai point de fardeau, moi ! D’ailleurs, c’est de vous dont nous parlons. Dites-moi qui vous a conseillé de prendre ce chemin pour être délivré de ce poids accablant ?

Le Chrétien. — C’est un homme fort vénérable qu’on nomme l’Évangéliste.

Le Sage-Mondain. — C’est un très mauvais conseiller (1 Cor. 2, 6, 13). Il n’y a point de chemin si dangereux et si fâcheux dans le monde que celui qu’il vous a montré, comme vous l’éprouverez bientôt si vous suivez son conseil. Au reste, il est vous est déjà arrivé, à ce que je vois, divers malheurs. Je remarque la boue du bourbier de la Défiance attachée à votre corps. Or, ce bourbier n’est encore que le commencement des incommodités qu’ont à essuyer ceux qui suivent cette route. Croyez-moi, je suis plus âgé que vous : vous trouverez dans ce chemin des douleurs, des fatigues, la faim, le péril, la nudité, l’épée, les lions, les ténèbres, enfin la mort même et une infinité d’autres maux encore. C’est là la pure vérité, confirmée par beaucoup de témoignages. À quoi bon, pour obéir à autrui, se jeter soi-même inconsidérément dans un labyrinthe de maux ?

Le Chrétien. — Comment, monsieur ! Ce fardeau que j’ai sur le dos me cause bien plus de frayeurs que toutes les choses que vous venez de nommer. Et quelques disgrâces qui puissent m’arriver, elles me seront peu de chose, pourvu que je puisse obtenir le soulagement que je désire.

Le Sage-Mondain. — Comment avez-vous commencé à sentir ce fardeau ?

Le Chrétien. — Par la lecture de ce livre que j’ai entre les mains.

Le Sage-Mondain. — Je le crois bien. Il vous est arrivé comme à plusieurs autres esprits faibles qui, ayant voulu trop approfondir les choses, sont tombés subitement dans le trouble dont vous êtes agité. Et cette manie rend non seulement les hommes inhumains et misanthropes, comme je m’aperçois qu’il vous arrive, mais elle leur fait entreprendre des choses impossibles, dans l’espérance d’obtenir je ne sais quoi.

Le Chrétien. — Pour moi, ce que je prétends obtenir, c’est le soulagement de mon fardeau[5].

Le Sage-Mondain. — Quel soulagement voulez-vous chercher dans cette route, où vous n’avez à attendre que mille dangers ? Au lieu que je puis vous instruire, si vous voulez m’écouter patiemment, d’un moyen sûr pour obtenir ce que vous désirez avec tant d’ardeur, sans encourir aucun des dangers qui vous menacent dans le chemin où vous êtes. Oui, ce moyen est entre vos mains. Ajoutez à cela qu’au lieu de ces incommodités auxquelles vous vous exposez, vous y trouverez beaucoup de douceur et de contentement.

Le Chrétien. — Je vous prie, monsieur, apprenez-moi donc ce secret.

Le Sage-Mondain. — Je le veux bien. Dans un bourg nommé le bourg de la Morale[6] habite un homme très vertueux dont le nom est la Loi, et qui a la réputation de savoir délivrer les hommes du fardeau qui vous presse. Je sais qu’il a fait beaucoup de bien à cet égard. Il a même l’adresse de guérir ceux à qui ce fardeau a causé quelque renversement d’esprit. C’est pourquoi je vous conseille d’aller droit à lui, et vous trouverez bientôt du soulagement. Sa maison n’est pas éloignée. Si vous ne le trouvez pas lui-même chez lui, il a un fils nommé l’Honnêteté, qui est un charmant jeune homme, et qui peut vous aider autant que le vieux gentilhomme. C’est là que vous trouverez le soulagement de votre fardeau. Et si vous n’avez pas dessein de retourner chez vous[7] (comme aussi je ne vous le conseille pas), vous pouvez mander votre femme et vos enfants, et les faire venir auprès de vous dans le bourg[8], où il y a maintenant assez de maisons vacantes, et où vous pourrez en avoir une à un prix raisonnable[9]. Les vivres sont aussi fort bons et à bon compte. Et ce qui rendra votre vie encore plus heureuse, c’est que vous y jouirez de beaucoup d’estime et de crédit parmi vos bons voisins[10].

Le Chrétien s’étant arrêté un moment pour délibérer sur tous ces avantages si précieux, prit tout d’un coup la résolution de se rendre. « S’il en est ainsi », disait-il en lui-même, « comme ce gentilhomme l’assure, je ne saurais mieux faire que de suivre son conseil ». Et, en même temps, il lui demanda le chemin qui conduisait à la maison de ce vieux gentilhomme.

— Voyez-vous bien, dit le Sage-Mondain, cette haute montagne[11] ?

— Oui, très bien, répondit le Chrétien.

— C’est à cette montagne que vous devez aller, lui dit le Sage-Mondain ; et la première maison que vous trouverez, c’est la sienne.



  1. Il s’agit ici de ces personnes qui se conduisent honnêtement, selon les principes du monde, mais qui, quand on leur parle de Jésus Christ et du salut opéré par Sa mort, croient qu’elles n’en ont pas besoin pour ce qui les concerne. Ces hommes prétendent aussi que, pour secouer le joug du péché, ils n’ont pas besoin de tous les secours dont parle l’évangile (la renaissance du cœur, la prière, l’union à Jésus Christ, etc.). Tout ce qui va suivre expliquera leurs principes. Il est dit que ces gens se trouvent à l’opposite du chrétien, parce qu’en effet ils sont en tout point en contradiction avec lui, et ils marchent à leur perte.
  2. Question qui ne se rapporte qu’aux choses de cette vie.
  3. Chose impossible à l’homme. Voyez 2 Cor. 3, 5 ; Rom. 7, 13-25 ; Jean 15, 4-9.
  4. Act. 4, 12. Il n’y a point de salut en aucun autre, etc.
  5. La rémission de mes péchés.
  6. Ici s’ouvre la question qui fait la base de tout l’évangile : Comment pourrai-je être sauvé (être déchargé du fardeau de mes péchés) ? La sagesse mondaine répond aussitôt, comme disent tous les hommes : « C’est en me conduisant bien ». L’évangile vous dit que non ; et la raison en est que personne ne se conduit bien, c’est-à-dire ne fait la volonté de Dieu comme il doit la faire, et que, par conséquent, tous les hommes sont sous la condamnation. Revient donc la question : Comment pourrai-je être sauvé ? Alors l’évangile vous dit que c’est en vous faisant, par la foi en Jésus Christ, ami de ce Sauveur, qui devient votre intercesseur auprès de Dieu. Mais la sagesse mondaine ne veut jamais entendre parler de cela, et, afin de pouvoir s’enorgueillir de bonnes qualités et de vertus, elle veut toujours vous persuader que vous pouvez vous rendre agréable à Dieu par une prétendue bonne conduite. C’est ce qu’on appelle vouloir se sauver par la loi, par les œuvres de la loi (c’est-à-dire de la loi de Dieu). Nous allons bientôt voir que le Chrétien le tenta ; mais que quand il voulut, de bonne foi, mettre la main à l’œuvre, il fut effrayé de l’étendue et de la sainteté de cette loi de Dieu, que tant d’hommes prétendent avoir observée dans sa plénitude.
  7. De retourner aux grossiers désordres de la corruption et des vices.
  8. C’est-à-dire vous mettre sur le pied, non d’une vie chrétienne, mais d’une conduite honnête selon les hommes.
  9. C’est-à-dire qu’il n’est pas nécessaire de faire une bien grande dépense d’efforts pour mériter d’être mis au rang des honnêtes gens et des hommes vertueux selon le monde.
  10. Les gens du monde se flattent et s’encensent mutuellement sur leurs vertus, sur leur grandeur d’âme, leur noblesse, leurs belles qualités.
  11. C’est Sinaï qui représente la loi qui fut donnée au peuple d’Israël, loi qui, comme nous l’avons montré, ne peut faire autre chose, par sa sainteté, que rendre les hommes sujets à la condamnation. L’escarpement de la montagne et les foudres qui s’en échappent ne sont pas là pour nous rappeler les terreurs de Sinaï, mais pour figurer la terreur spirituelle qui s’échappe de la loi d’un Dieu tout juste et tout saint. La sévérité de cette loi réduirait tous les hommes au néant, si la grâce n’était pas survenue pour nous sauver.