Livre:Voyage du chrétien vers l’éternité bienheureuse/Chapitre 16
Le Chrétien. — N’y avez-vous rencontré personne d’autre ?
Le Fidèle. — Oui, j’y rencontrai encore la Honte[1], qui est celui de tous ceux que j’ai rencontrés sur ma route à qui le nom qu’il porte convient le moins ; car les autres souffraient encore que je leur résistasse ou que je leur répliquasse quelque chose. Mais pour cet orgueilleux visage de la Honte, on ne peut rien trouver qui le réduise au silence.
Le Chrétien. — Qu’est-ce donc qu’il vous dit ?
Le Fidèle. — Il me fit mille objections contre la religion. C’était, disait-il, une chose vile et méprisable que de se montrer si entiché de l’idée de servir Dieu ; une chose indigne d’une âme éclairée que d’avoir la conscience si délicate. C’était s’exposer à l’opprobre du monde que de veiller si soigneusement sur ses discours et sur ses actions, et de se priver de la noble liberté dont les beaux esprits de notre temps ont accoutumé d’user. Il m’alléguait aussi qu’il y avait peu de riches, de puissants et de gens comme il faut qui entrassent dans mes sentiments, et qui fussent ainsi disposés à quitter tout pour un je ne sais quoi. Il parlait avec beaucoup de mépris de l’état chétif et abject de ceux qui, en leur temps, avaient été les plus fameux pèlerins, comme aussi de leur ignorance et du peu d’intelligence qu’ils ont eue dans toutes les sciences (1 Cor. 1, 26 ; et 2, 4). En un mot il m’objecta beaucoup d’autres choses que je ne saurais toutes rapporter. Il disait, par exemple, que c’était une honte, lorsqu’on était à un sermon, d’y soupirer ou d’y gémir ; que c’était une honte de se lamenter et de pleurer dans sa maison ; que c’était une honte de demander pardon à son prochain pour quelque légère offense, et de lui faire restitution quand on lui avait causé quelque dommage ; que c’était une honte de fréquenter des personnes de la lie du peuple, quelque honnêtes gens qu’elles fussent ; de renoncer au commerce des grands pour quelque faiblesse (c’est le nom radouci qu’il donnait aux vices capitaux). Bref, il me tint beaucoup de discours que je ne saurais vous rapporter.
Le Chrétien. — Que lui disiez-vous là-dessus ?
Le Fidèle. — Au commencement, je ne savais presque que lui répliquer ; il me pressait si fort, que j’étais prêt à me laisser gagner, et le sang me montait déjà au visage[2]. Mais enfin je fis réflexion que tout ce qui est grand devant les hommes est une abomination devant Dieu (Luc 16, 15) ; puis je vins à penser que la Honte ne faisait mention que des hommes, et ne disait pas un seul mot de Dieu ni de Sa Parole. Je me dis aussi qu’au dernier jour nous serons jugés à la vie ou à la mort, non point selon les esprits sublimes de ce monde, mais selon la sagesse et la loi du Très-haut : c’est pourquoi je conclus qu’il était plus sûr de se conformer à la Parole de Dieu qu’au jugement trompeur de tous les hommes du monde. Puis donc que Dieu élève Son service au-dessus de tout, puisqu’Il fait cas d’une conscience délicate, puisque ceux qui sont rendus fous (1 Cor. 3, 18) pour le royaume des cieux sont les plus sages, et qu’un pauvre qui aime Jésus Christ est plus riche que le plus grand du monde qui ne L’aime pas, arrière de moi ! m’écriai-je, Honte, ennemi de ma félicité. Quoi ! faudrait-il que je te reçusse et que je m’arrêtasse à toi au préjudice de mon Souverain ? Comment oserais-je Le regarder à Sa venue, si j’avais honte maintenant de Ses voies et de Ses serviteurs (Marc 8, 38) ? Et comment pourrais-je espérer Son salut ?
Mais cet homme, la Honte, n’était, au fond, qu’un misérable orgueilleux, et j’eus bien de la peine à m’en défaire ; car il voulait à toute force m’accompagner, me soufflant aux oreilles tantôt ceci, tantôt cela, et me faisant, au sujet de la piété, tantôt ce reproche, tantôt un autre. Mais enfin je lui dis qu’il perdait son temps à me parler davantage, puisque c’était précisément dans ces choses qu’il méprisait si fort que je faisais consister ma plus grande gloire. Par là je fus délivré de cet hôte importun, et après m’en être débarrassé, je m’assis et me mis à chanter :
Qu’une âme qui ne soupire
Qu’après les solides biens
Ressent un cruel martyre
Du monde et de ses liens !
Si parfois elle se flatte
D’avoir surmonté la chair,
Un nouveau danger éclate,
Un nouvel assaut la perd.
Sa subtile tromperie,
Ses aiguillons, ses attraits,
Rendent amère la vie
À tous les enfants de paix.
Celui donc qui sera sage
Et qui veut heureusement
Finir son pèlerinage,
Qu’il se porte vaillamment.
Qu’il se prescrive une tâche,
Sans plus jamais se lasser ;
Qu’il combatte sans relâche
Tout ce qui peut le blesser.
Que jour et nuit il se garde
De ses propres mouvements,
Des appâts de la paillarde
Et de ses enchantements.
Car celui qui se rengage,
Étant sorti de ses lacs,
S’expose à faire un naufrage
Dont il ne reviendra pas.
Le Chrétien. — Je suis ravi, mon frère, que vous ayez résisté si courageusement à ce vaurien (car on ne peut lui donner d’autre nom, et, comme vous dites, il porte un nom qui ne lui convient nullement). Il se nomme la Honte, et c’est l’homme le plus effronté, qui cherche à nous couvrir de confusion devant tout le monde, et qui voudrait nous forcer à rougir de ce qui est véritablement bon et louable : en quoi il fait voir qu’il a lui-même rejeté toute pudeur. C’est pourquoi résistons-lui généreusement, si nous sommes sages, car il n’y a que les fous qui s’y laissent prendre.
Le Fidèle. — Je crois que contre cet ennemi, la Honte, nous devons appeler à notre secours les règles, l’exemple et les promesses de Celui qui est venu pour nous faire triompher sur terre dans la vérité.
Le Chrétien. — Vous dites vrai. Mais n’avez-vous point eu d’autre rencontre dans cette vallée[3] ?
Le Fidèle. — Aucune ; car le soleil m’a éclairé pendant tout le chemin, et même dans la vallée d’Ombre de mort.
Le Chrétien. — Ç’a été un grand bonheur pour vous. Quant à moi, je puis bien vous dire que je n’ai pas été aussi heureux.
Là-dessus le Chrétien raconta à son compagnon son combat avec le Destructeur, le danger qu’il avait couru, sa merveilleuse délivrance et le chemin périlleux de la Vallée obscure, où, ajouta-t-il, je n’ai pas vu un seul rayon de lumière pendant presque la moitié du chemin, de sorte que deux ou trois fois je crus que j’allais périr. Mais enfin le jour parut, et, le soleil étant levé, je continuai mon chemin plus à mon aise.
- ↑ Dans la vallée de l’Humilité.
- ↑ Il commençait presque à avoir honte d’être chrétien.
- ↑ Dans cette vallée où le Chrétien avait soutenu des assauts si terribles et si nombreux (voir chapitre 12).