Livre:Voyage du chrétien vers l’éternité bienheureuse/Chapitre 18
Là-dessus le Fidèle rejoignit le Chrétien de paroles et lui dit : — Comment allez-vous maintenant ? Comment vous trouvez-vous ?
Le Chrétien de paroles. — Je ne vais pas mal ; mais je croyais que nous allions avoir plusieurs entretiens ensemble ?
Le Fidèle. — Si vous l’agréez, je le veux bien. Et puisque vous m’avez laissé le choix du sujet de notre entretien, examinons, je vous prie, cette question : Comment l’œuvre de la grâce se manifeste-t-elle dans le cœur de l’homme ?
Le Chrétien de paroles. — Je comprends que nos discours doivent rouler maintenant sur l’efficace de la grâce. C’est là un excellent sujet, et je consens volontiers à en faire la matière de notre conversation. Pour cet effet, je vais le traiter en peu de mots.
Premièrement, lorsque la grâce de Dieu se déploie dans le cœur, elle fait que l’homme déclame vivement contre le péché. En second lieu…
Le Fidèle. — Arrêtez-vous là un peu, et examinons de plus près ce premier point. Il me semble que vous devriez dire que cette grâce se manifeste en ce qu’elle dispose l’âme à détester le péché.
Le Chrétien de paroles. — Eh bien ! quelle si grande différence mettez-vous entre déclamer contre le péché ou détester le péché ?
Le Fidèle. — Oh ! très grande ! On peut se récrier beaucoup contre le péché par une certaine coutume, sans pourtant le détester encore réellement. Détester le péché, c’est avoir contre lui une antipathie, une haine et une horreur extrêmes. J’ai vu plusieurs individus crier et déclamer contre le péché tout comme s’ils avaient été en chaire, quoiqu’ils ne se fissent aucune peine de le souffrir dans leur cœur et dans leur maison. La maîtresse de Joseph se récria hautement contre le péché de l’impureté, comme si elle eût été la femme du monde la plus sainte ; et cependant elle ne cherchait qu’à satisfaire avec lui son amour impudique. Plus d’une mère crie contre son enfant que cependant elle allaite, et elle le nomme souvent un méchant enfant, un enfant pervers, pendant qu’elle le presse contre son sein et qu’elle le baise.
Le Chrétien de paroles. — Je remarque que vous avez quelque dessein de m’embarrasser.
Le Fidèle. — Nullement ; je veux seulement expliquer la question et la mettre dans son véritable jour. Mais quel était votre second caractère qui démontre l’œuvre de la grâce ?
Le Chrétien de paroles. — C’est une grande connaissance du mystère de l’évangile.
Le Fidèle. — Ce caractère me paraît devoir être le premier ; mais, soit qu’il précède ou qu’il suive, c’est là une marque fort équivoque ; car une personne peut avoir de la connaissance, et même une connaissance fort étendue de l’évangile, et avec cela n’avoir point l’œuvre de la grâce dans son cœur. Quand un homme aurait toute la science (1 Cor. 13, 2), il ne serait qu’un esclave du démon, sans l’amour. Lorsque Jésus Christ demanda à Ses disciples s’ils savaient toutes ces choses, et qu’ils eurent répondu oui, Il ajouta : Vous êtes bienheureux si vous les savez et si vous les faites (Jean 13, 17). Il n’attache point le salut à la connaissance ni au savoir, mais à l’œuvre ; car il existe une connaissance destituée de l’application ; et il y en a qui savent la volonté du Maître, mais qui ne la font pas. C’est pourquoi cette marque n’est pas suffisante. Les hommes vains s’applaudissent présomptueusement dans leur connaissance ; mais ce qui est agréable à Dieu, c’est l’obéissance : non que le cœur puisse être bon sans la connaissance (car une âme sans prudence n’est pas un bien) (Prov. 19, 2), mais il y a une connaissance qui ne consiste que dans une simple spéculation, et une autre connaissance accompagnée de grâce, de foi, d’amour, et qui apprend à l’homme à faire la volonté de Dieu. Un véritable chrétien n’existe jamais sans celle-ci, et sa prière est : Donne-moi de l’intelligence et je garderai ta loi, je l’observerai de tout mon cœur (Ps. 119, 34).
Le Chrétien de paroles. — Je vois de plus en plus que vous cherchez à me surprendre ; cela n’est pas bien.
Le Fidèle. — Proposez donc, s’il vous plaît, une autre marque de la manifestation de la grâce dans le cœur de l’homme.
Le Chrétien de paroles. — Non, car je vois bien que nous ne serons pas mieux d’accord que ci-devant.
Le Fidèle. — Si vous ne voulez pas le faire, voulez-vous permettre que je le fasse ?
Le Chrétien de paroles. — Cela dépend de vous.
Le Fidèle. — L’œuvre de la grâce se manifeste à celui qui l’a et aux autres qui le fréquentent. À celui qui l’a, elle se manifeste de cette manière : elle le convainc de péché, en particulier de la corruption de sa nature (Jean 16, 8 ; Rom. 7, 24) et du péché de l’incrédulité, ce qui lui fait sentir, avec certitude, qu’il sera damné s’il ne reçoit la grâce en Jésus Christ (Marc 16, 16). Cette vue réveille en lui une tristesse et une honte salutaires à cause du péché. Il trouve ensuite le Sauveur du monde qui se manifeste à lui, et il voit la nécessité absolue d’être uni à ce Sauveur, et de recevoir la vie de Lui. Cela, enfin, produit un désir violent d’en être participant, et excite dans son âme cette faim et cette soif de la justice (Matt. 5, 6), à laquelle sont attachées les promesses. Or, à proportion que cette foi est forte ou faible, le chrétien sent augmenter et fortifier sa joie, sa paix, son amour pour la sainteté, et son désir de croître dans la connaissance de Jésus Christ.
Mais, quoique j’aie dit que c’est de cette manière que l’œuvre de la grâce peut nous être manifestée à nous-mêmes, l’homme se trouve cependant rarement en état de conclure, lorsqu’il sent quelque chose de pareil dans son cœur, que ce soit là encore la véritable œuvre de la grâce, parce que sa corruption naturelle et les illusions de son esprit peuvent facilement le jeter dans l’erreur à cet égard. C’est pourquoi il ne suffit pas d’avoir ces caractères en soi-même ; il faut, de plus, avoir beaucoup de discernement pour en conclure que c’est l’œuvre de la grâce, et pour s’affermir dans cette assurance.
J’ai dit aussi que l’existence de la grâce dans le cœur d’un homme se manifestait aux autres, et cela : 1° par une confession sincère de sa foi en Jésus Christ(Rom. 10, 10) ; 2° par une vie sainte sur la terre, par la sainteté du cœur, par celle de notre conduite dans l’intérieur de nos maisons, et de notre conversation dans le monde. Un fidèle déteste généralement le péché au fond de son cœur, et même il se hait soi-même à cause du péché ; il travaille à former les siens à la sainteté et à avancer la piété dans le monde. C’est de cette manière qu’un enfant de Dieu fait connaître aux autres la grâce qu’il a reçue d’en haut, et non uniquement par un vain babil, comme font les chrétiens de paroles et les hypocrites. Si vous avez quelque chose à objecter contre cela, dites-le ; sinon, permettez que je passe à une seconde question.
Le Chrétien de paroles. — Non, je ne veux rien dire présentement contre ce que vous venez d’avancer ; ainsi vous pouvez librement proposer votre question.
Le Fidèle. — Ma question est celle-ci : Sentez-vous dans votre cœur cet amour ardent pour la sainteté, qui caractérise tout vrai converti ? Votre piété paraît-elle dans toute votre conduite ? La mettez-vous en pratique ? ou vous contentez-vous d’en parler ? Si vous avez dessein de me répondre, je vous prie de mettre la main sur la conscience, et de juger de votre état, non selon votre imagination trompeuse, ou sur les illusions de votre cœur, mais selon le jugement qu’en fera un jour le Dieu du ciel. Car ce n’est pas celui qui se loue lui-même, dit un apôtre, mais celui que Dieu approuve, qui sera justifié. Et c’est une grande impiété que de dire : « Je suis ceci ou cela », lorsque nos actions ou ceux qui nous connaissent peuvent nous démentir.
Le Chrétien de paroles, entendant ce discours, en fut d’abord couvert de confusion ; mais après s’être un peu rassuré, il répondit : — Vous en venez maintenant au sentiment, et vous en appelez à la conscience et à Dieu ; je ne m’attendais pas à cette espèce d’entretien, et je n’ai pas dessein de répondre à de pareilles questions, ne croyant pas d’y être obligé en aucune manière, à moins que vous ne vouliez vous ériger à mon égard en catéchiste ; et même, dans ce cas, je ne vous reconnais pas pour mon juge. Mais, je vous prie, pourquoi me faites-vous de pareilles questions ?
Le Fidèle. — Parce que j’ai cru remarquer et que j’ai ouï dire que votre piété ne consistait qu’en paroles, et que votre vie et vos actions ne répondaient pas à vos discours. On dit que vous êtes une tache parmi les chrétiens, et que la piété est décriée à cause de vous ; que votre conduite en a déjà détourné plusieurs du bon chemin, et qu’un grand nombre sont encore exposés à périr par votre exemple. Vous alliez, dit-on, la piété avec l’avarice, l’impureté, les jurements, le mensonge, l’ivrognerie et la fréquentation des mauvaises compagnies.
Le Chrétien de paroles ne pouvant plus soutenir ces reproches : — Vous êtes, dit-il, bien crédule et bien prompt à juger d’autrui. En vérité, je ne puis porter sur vous d’autre jugement, sinon que vous êtes un esprit mélancolique et opiniâtre avec qui on ne saurait raisonner ; c’est pourquoi portez-vous bien, adieu !
Alors le Chrétien, s’approchant de son compagnon, lui tint ce langage : — Je vous ai bien dit que cela arriverait ; vos discours n’étaient pas ce qu’il cherchait. Il a mieux aimé quitter votre compagnie que son mauvais train. Le voilà maintenant qui se retire ; laissons-le courir ; il nous a épargné la peine de nous séparer de lui ; car s’il demeure tel qu’il est, c’est un de ces hommes dont les apôtres nous recommandent de nous séparer (2 Cor. 6, 17). Il ne peut attribuer sa perte qu’à lui-même.
— Je suis ravi, dit le Fidèle, que nous ayons eu ce petit entretien avec lui ; peut-être y pensera-t-il encore une fois. Mais, dans tous les cas, je lui ai parlé clairement, et s’il périt, je serai net de son sang.
Le Chrétien. — Vous avez fort bien fait de lui parler ainsi. Il est rare aujourd’hui qu’on use de cette sincérité les uns envers les autres ; cela vient de ce que la piété est aujourd’hui si odieuse aux hommes. Ces chrétiens de paroles, dont la piété trompeuse ne consiste que dans les discours, qui sont si vicieux et si corrompus dans leurs actions, qui s’insinuent néanmoins souvent dans la compagnie de véritables gens de bien, sont ceux qui causent le plus de troubles dans le monde, qui souillent si fort le christianisme, et qui affligent si sensiblement les vrais enfants de Dieu. Je souhaiterais que chacun usât, envers de telles gens, de la même fidélité dont vous avez usé envers celui-ci. Il arriverait, ou qu’ils s’adonneraient plus sérieusement à la piété, ou que la compagnie des fidèles leur deviendrait tellement à charge, qu’ils ne la pourraient plus supporter.
Sur cela, et pour terminer cette matière, ils se mirent à chanter ce qui suit :
Un faux chrétien, qui dans l’école
Du Saint Esprit ne fut jamais instruit,
Se vante et fait beaucoup de bruit ;
De son savoir de lettre il se fait une idole.
Mais en vain à sa langue il donne un libre cours ;
Il n’est qu’une peste publique
Qui détruit plus par sa pratique
Qu’il ne bâtit par ses discours.
En vain il couvre sa malice
De son savoir sans force et sans vertu :
Il s’enfuit honteux et battu
Dès qu’il voit un rayon du soleil de justice.
S’il est couvert de honte et de confusion
Devant un homme, poudre et cendre,
Quel désespoir doit-il attendre
Devant le juge de Sion !