Livre:Voyage du chrétien vers l’éternité bienheureuse/Chapitre 6
Il le prit ensuite par la main et le mena dans un grand cabinet tout rempli de poussière, parce qu’il n’avait jamais été balayé ; et après que le Chrétien l’eut un peu parcouru des yeux, l’Interprète appela un homme pour balayer. Mais dès les premiers coups de balai, il s’éleva de toutes parts une telle quantité de poussière, que le Chrétien en fut presque étouffé. Ce que l’Interprète ayant remarqué, il ordonna à une jeune fille qui était présente, d’apporter de l’eau et d’en arroser la chambre, qui fut ainsi nettoyée promptement et sans peine. Le Chrétien demanda ce que cela signifiait.
— Ce cabinet, dit l’Interprète, représente le cœur d’un homme qui n’a encore jamais été sanctifié par la grâce de l’évangile. La poussière, c’est le péché naturellement attaché à sa nature, qui souille l’homme tout entier depuis la plante des pieds jusqu’au sommet de la tête. Celui qui a balayé le premier, c’est la Loi ; mais la personne qui a apporté de l’eau et qui a arrosé le cabinet représente la grâce de l’évangile. Vous avez vu que, lorsque l’homme a commencé à balayer, la poussière s’est élevé de tous côtés, sans que la place ait pu être nettoyée, et qu’au contraire, la poussière a manqué de vous étouffer. C’est pour montrer que, bien loin que la loi puisse purifier le cœur de l’homme, elle ne fait autre chose que rendre le péché plus vivant et plus puissant (Rom. 7, 13) ; de sorte que, plus elle le découvre et le défend, plus elle l’augmente ; car elle ne donne pas les forces pour le surmonter.
Cette jeune personne qui est venue arroser, et qui, par ce moyen, a réussi à nettoyer complètement la chambre, vous offre une image de l’évangile, qui répand ses douces influences dans le cœur. Alors le vice est abattu et surmonté (comme la poussière l’a été par l’eau dont on a arrosé la chambre). Par la foi en l’évangile, le cœur est purifié et mis en état d’hériter le royaume des cieux.
Je vis ensuite que l’Interprète prit le Chrétien par la main et le mena dans un petit cabinet, où il y avait deux jeunes enfants : l’aîné se nommait Passion, et l’autre Patience. Les traits de Passion portaient l’empreinte du mécontentement, mais Patience offrait l’image de la paix.
Le Chrétien demanda ce qui donnait à Passion l’air qu’il avait.
L’Interprète lui répondit : — C’est que le Maître veut qu’il attende les meilleures choses jusqu’à l’année prochaine, et lui, il veut les avoir tout de suite ; mais Patience veut bien attendre.
Alors je vis que quelqu’un s’approcha de Passion avec un sac rempli de choses précieuses, qu’il vida à ses pieds. Il les ramassa d’abord avec un extrême plaisir, et commença à mépriser Patience et à le railler. Mais je remarquai qu’en peu de temps il eut dissipé tout cela, tellement qu’il ne lui en resta presque plus rien.
— Ah ! je vous prie, dit le Chrétien à l’Interprète, expliquez-moi ces choses encore un peu plus au long.
L’Interprète lui répondit : — Passion est l’image des hommes de ce siècle, et Patience est la figure des hommes qui vivent dans la foi et dans l’attente du monde à venir. Comme vous avez vu que Passion veut tout avoir cette année, c’est-à-dire dans ce monde, il en est de même de tous les mondains : ils veulent jouir de tous les biens dans cette vie ; ils ne peuvent pas attendre jusqu’à l’année prochaine, c’est-à-dire jusqu’au siècle à venir pour y recevoir de Dieu leur portion. Ce proverbe commun : Un oiseau dans la main vaut mieux que deux dans le bocage, leur tient plus à cœur que tous les témoignages que Dieu nous a donnés sur la certitude des biens à venir. Vous avez vu Passion consumer tout en peu de temps, sans qu’il lui en soit resté autre chose que quelques mauvais restes. C’est pour montrer ce qui arrivera à tous les hommes à la fin de ce monde.
Le Chrétien. — Je vois maintenant que Patience est incomparablement plus sage que l’autre, et cela pour deux raisons : 1° parce qu’il regarde à des biens infiniment meilleurs ; 2° parce qu’il ne restera à l’autre que la honte et la confusion.
L’Interprète. — Votre réflexion est très juste ; mais vous pouvez encore ajouter à cela que la gloire du siècle à venir ne se flétrira jamais, tandis que tout le reste passe dans un instant. C’est pourquoi Passion n’a pas tant de sujet de se moquer de Patience que celui-ci en aurait de se moquer de lui ; car Passion a ses biens le premier, au lieu que Patience jouira des siens à la fin. Le premier fait place au dernier, parce que le dernier a son temps qui est à venir ; mais le dernier ne cède à rien qui puisse le suivre. Suivant cela, il faut que celui qui doit le premier jouir de sa portion ait un certain temps limité pour la dépenser ; mais celui qui obtient sa part le dernier la gardera le dernier. C’est pourquoi il fut dit au mauvais riche : Tu as eu tes biens en cette vie, et Lazare au contraire a eu ses maux : maintenant il est consolé, et toi tu es tourmenté (Luc 16, 25).
— Je comprends, en effet, s’écria le Chrétien, que le meilleur n’est pas de jouir des choses présentes, mais d’attendre de fixer sa vue sur les choses à venir.
— Vous dites la vérité, répondit l’Interprète ; car les choses visibles sont pour un temps et les invisibles sont éternelles (2 Cor. 4, 18). Toutefois, bien que la chose soit telle, les choses présentes et nos inclinations charnelles sont si étroitement liées, et les choses invisibles ont si peu de rapport avec nos inclinations naturelles, que nous nous attachons très facilement aux premières, et que nous avons toujours de l’éloignement pour celles-ci.
Je vis après cela que l’Interprète prit le Chrétien par la main et qu’il le mena dans un lieu où il y avait du feu allumé contre une muraille, et quelqu’un qui y versait continuellement de l’eau pour l’éteindre ; cependant le feu s’allumait toujours davantage et poussait encore plus haut ses flammes.
— Que signifie cela ? dit le Chrétien.
— Ce feu, répondit l’Interprète, est l’œuvre de la grâce dans le cœur de l’homme. Celui qui y verse continuellement de l’eau pour tâcher de l’éteindre, c’est le diable ; cependant il arrive, comme vous le voyez, que le feu s’allume toujours davantage et devient plus ardent ; vous allez en voir la cause.
Là-dessus, il le fit tourner, et le mena de l’autre côté de la muraille, où il vit quelqu’un qui tenait un vaisseau plein d’huile en sa main, et qui en versait secrètement et sans discontinuer dans le feu.
— Que signifie encore cela ? dit le Chrétien.
— C’est Christ, répondit l’Interprète, qui répand sans cesse l’huile de Sa grâce dans le cœur pour entretenir l’œuvre qu’Il y a déjà commencée. Voilà comment il arrive que les âmes qu’Il s’est acquises montrent toujours en elles l’œuvre de la grâce, malgré tout ce que le diable peut entreprendre pour l’empêcher. S’Il se tient derrière la muraille pour entretenir ce feu, c’est pour enseigner que, dans les grandes tentations, on a souvent beaucoup de peine à voir comment l’œuvre de la grâce est entretenue dans une âme.
Ensuite l’Interprète prit le Chrétien par la main et le conduisit dans un lieu de plaisance, où il y avait un palais magnifique et très agréable à voir. Je vis aussi quelques personnes qui marchaient sur le faîte du palais, vêtues d’habillements d’or.
Le Chrétien demanda à l’Interprète s’il lui serait permis d’y entrer aussi ; et je vis à cette porte une grande multitude de gens qui témoignaient, à leur contenance, en avoir un grand désir ; mais ils n’osaient pas. Il y avait aussi un homme assis derrière une table placée un peu à côté de la porte, ayant devant lui une écritoire et un livre pour inscrire tous ceux qui devaient y entrer. Je vis encore que sur la porte il y avait plusieurs hommes armés[1], avec dessein de tuer ceux qui tenteraient de forcer le passage.
Sur cela, le Chrétien parut tout consterné. Mais comme presque tous reculèrent par la crainte de ces gens armés, je vis un homme qui paraissait à son air d’une valeur extraordinaire, qui monta vers celui qui était assis à cette table, et lui dit : Écris mon nom. Cela fait, il ceignit une épée et mit un casque sur sa tête, se tourna droit vers la porte, en se jetant, avec un courage intrépide, sur les hommes armés, qui, de leur côté, le reçurent avec une fureur sans égale. Mais cet homme, sans perdre courage, fendit la foule de ses ennemis, en frappant à droite et à gauche ; de sorte qu’après avoir reçu plusieurs blessures, et après avoir, de son côté, blessé ses ennemis, il passa au milieu d’eux et pénétra jusque dans le palais. À l’instant on entendit un cantique qu’entonnèrent ceux qui se promenaient sur le faîte du palais, et dont voici les paroles :
Courage ! Entrez dans ce palais de gloire !
C’est ici le séjour de l’immortalité,
Où vous allez jouir du fruit de la victoire
Pendant toute l’éternité.
Dès que cet homme fut entré, il fut vêtu d’un habit magnifique comme tous les autres ; et le Chrétien commença un peu à sourire, disant : — Il me semble que je pourrais dire, sans me tromper, ce que cela signifie. Laisse-moi aller là-dedans.
— Non, dit l’Interprète, attendez un peu jusqu’à ce que je vous aie encore montré d’autres choses ; après quoi vous pourrez continuer promptement votre voyage.
Sur cela il le mena dans une grotte de fer fort obscure, où était assis un homme qui paraissait fort triste. Il avait les yeux baissés contre terre et les mains jointes, soupirant si amèrement, qu’il semblait que son cœur allait se briser.
— Qu’est-ce que cela ? dit le Chrétien.
— Demandez-le à cet homme même, répondit l’Interprète.
Le Chrétien lui demanda donc qui il était.
— Je suis, répondit-il…, ce que je n’étais pas auparavant.
— Et qui étiez-vous donc auparavant ? dit le Chrétien.
— J’étais, répliqua cet homme, un professant de belle apparence à mes yeux et à ceux des autres. Je m’imaginais être assez bien disposé pour le royaume céleste, et je me réjouissais beaucoup d’y entrer.
— Mais, dit le Chrétien, qui êtes-vous maintenant ?
— Je suis, répondit-il, un misérable désespéré, enfermé pour toujours dans cette grotte de fer sans en pouvoir sortir. Ah ! je ne puis plus en sortir.
Le Chrétien lui dit : — Comment donc êtes-vous tombé dans ce misérable état ?
— J’ai cessé, répondit-il, de veiller et d’être sobre ; j’ai préféré mes convoitises à la vertu ; j’ai péché contre la lumière de la Parole de Dieu ; j’ai méprisé son support ; j’ai contristé le Saint Esprit, et Il s’est retiré de moi ; j’ai donné lieu au diable, qui s’est rendu maître de moi ; j’ai provoqué la colère de Dieu, et Il m’a abandonné ; j’ai tellement endurci mon cœur, que je ne puis plus me convertir.
Le Chrétien se tourna du côté de l’Interprète, et lui dit : — Comment ? N’y a-t-il donc plus d’espérance pour cet homme (Héb. 6, 4-6) ?
— Demandez-le-lui à lui-même, répondit l’Interprète.
Le Chrétien se tournant encore vers cet homme : — Hé quoi ! lui dit-il, n’y a-t-il donc plus d’espérance pour vous ? Faut-il que vous demeuriez éternellement dans cette caverne de désespoir ?
— Oui, éternellement, répondit cet homme.
— Pourquoi ? dit le Chrétien. Le Fils unique du Père n’est-il pas miséricordieux ?
— Oui, je l’avoue, répondit ce malheureux ; mais je L’ai crucifié de nouveau ; je me suis moqué de Sa personne, j’ai méprisé Sa justice (Héb. 10, 29), j’ai foulé aux pieds et tenu pour profane Son sang ; j’ai méprisé l’Esprit de grâce. Par là je me suis exclu de toutes les promesses ; de sorte qu’à présent je ne puis plus attendre que les effets des menaces les plus terribles, qui me mettent sans cesse devant les yeux un jugement inévitable, une ardeur de feu qui doit dévorer les adversaires, et moi par conséquent.
Le Chrétien lui demanda encore pourquoi il s’était jeté lui-même dans ce misérable état.
— Cela est arrivé, répondit-il, par suite de l’amour des plaisirs et des avantages du monde, dans la jouissance desquels je me promettais beaucoup de satisfaction et de commodités. Mais maintenant il arrive, par un juste jugement, que chacune de ces choses me dévore comme un ver rongeur.
Le Chrétien lui dit : — Ne pouvez-vous pas en avoir contrition et vous convertir encore ?
— Dieu, répondit-il, me refuse la conversion ; Sa Parole ne m’excite point, et Lui-même m’a enserré dans cette grotte de fer, sans qu’aucun homme puisse m’en délivrer. Ô éternité ! éternité ! quels sont les tourments que tu me réserves, et que j’aurai à endurer éternellement !
Alors l’Interprète dit au Chrétien :
— N’oubliez jamais l’état funeste de cet homme, et qu’il soit pour vous un éternel avertissement.
— Ah ! dit le Chrétien, que cela est effroyable ! Dieu me fasse la grâce de veiller, d’être sobre, et de prier sans cesse, afin que je puisse éviter le malheur de cet homme ! — Mais n’est-il pas temps de continuer mon voyage ?
— Attendez encore un peu, dit l’Interprète, je n’ai plus qu’une chose à vous faire voir ; après cela, vous pourrez poursuivre votre route.
Là-dessus, il prit encore le Chrétien par la main, et le conduisit dans une grande chambre où était quelqu’un qui sortait du lit, et qui s’habillait tout tremblant et extrêmement effrayé.
— Pourquoi, dit le Chrétien, cet homme est-il si effrayé et si tremblant ?
— Demandez-lui-en la raison à lui-même, dit l’Interprète ; — ce qu’ayant fait, le Chrétien en reçut cette réponse :
— J’ai vu cette nuit, en songe, pendant mon sommeil, le ciel fort obscur, sillonné par des éclairs et retentissant de tonnerres épouvantables : ce qui m’a causé d’abord une angoisse et une consternation horribles. Ensuite j’ai vu, dans mon songe, des nuées qui paraissaient d’une forme tout extraordinaire, et j’ai entendu un grand bruit de trompettes. Alors un homme tout rayonnant de gloire a paru dans l’air, et s’est assis sur des nues, environné de plusieurs milliers d’habitants des cieux. Cependant tout était en feu ; les cieux mêmes étaient embrasés, et à l’instant j’ai entendu une voix qui criait : Morts, levez-vous, et venez en jugement ! Dans un moment j’ai vu les rochers se fendre, les sépulcres s’ouvrir et les morts en sortir. Quelques-uns d’entre eux étaient remplis de joie et levaient la tête ; les autres tâchaient de se cacher sous les montagnes. L’homme qui était assis sur les nues ouvrit un livre et commanda que tout le monde eût à comparaître devant lui. Toutefois, à cause d’une flamme dévorante qui marchait devant lui, il y avait une distance convenable entre les autres et lui, comme entre un juge et des prisonniers. J’ouïs aussi crier à ceux qui servaient celui qui était assis sur les nues : Assemblez l’ivraie, la paille et le chaume, et les jetez dans l’étang ardent (Matt. 3, 12). Sur cela, l’abîme s’ouvrit subitement dans l’endroit où j’étais, et il sortit de son ouverture beaucoup de fumée et de charbons ardents avec un bruit épouvantable. Il fut dit aussi à ceux qui servaient Dieu : Assemblez le froment dans la grange (Luc 3, 17). Et, sur-le-champ, plusieurs furent enlevés et portés dans les nues ; mais je fus laissé en arrière. Je cherchais aussi à me cacher ; mais tous mes efforts furent inutiles ; car Celui qui était assis sur la nue avait toujours les yeux fixés sur moi. Mes péchés se présentèrent aussi devant moi ; ma conscience m’accusait de toutes parts, et sur cela je me suis réveillé.
Le Chrétien. — Mais qu’y a-t-il dans ce songe qui vous cause tant d’angoisse ?
— Comment ! répondit cet homme, je croyais que le jour du jugement était arrivé, et je n’étais pas prêt pour y comparaître. Mais ce qui m’a le plus effrayé, c’est que les anges assemblèrent un grand nombre de personnes et qu’ils me laissèrent ; l’enfer aussi ouvrit sa gueule précisément à l’endroit où j’étais. Avec tout cela ma conscience me condamnait, et je remarquai que le juge avait toujours les yeux attachés sur moi, de sorte que je pouvais découvrir sur son visage sa colère enflammée contre moi.
Alors l’Interprète dit au Chrétien : — Avez-vous bien remarqué toutes ces choses ?
— Oui, répondit-il ; elles me donnent à la fois de la crainte et de l’espérance.
— Eh bien ! ajouta l’Interprète, conservez-les soigneusement dans votre cœur, afin qu’elles puissent vous servir d’aiguillon à continuer votre voyage.
Alors le Chrétien ceignit ses reins et se disposa à suivre sa route.
L’Interprète le salua en lui disant : — Que la consolation soit toujours avec vous, fidèle Chrétien, et vous accompagne tout le long du chemin qui conduit à la sainte cité !
Ainsi le Chrétien poursuivit son voyage en chantant ce qui suit :
Que de choses surprenantes
Se présentent à mes yeux !
Et qu’on trouve dans ces lieux
De merveilles ravissantes !
Que de tristesse et d’horreur,
Que de bonheur et de joie,
Pour empêcher le pécheur
De s’endormir dans sa voie !
Grâce à ce digne interprète,
Qui m’instruit si sagement,
Que ne puis-je dignement
D’une faveur si parfaite
Reconnaître le bienfait,
Et plutôt que par science
En acquérir par effet
La sublime connaissance !
- ↑ Les ennemis de notre âme.