Livre:Voyage du chrétien vers l’éternité bienheureuse/Chapitre 2

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L’Obstiné s’étant donc retiré, je vis le Chrétien et son compagnon Facile qui marchaient dans cette vaste campagne, et j’entendis qu’ils s’entretenaient de cette manière :

— Eh bien ! voisin Facile, dit le Chrétien, comment vous trouvez-vous ? Je me réjouis de ce que vous êtes disposé à venir avec moi. Si l’Obstiné avait senti la valeur de l’invisible et l’effroi qu’inspire l’inconnu, il ne nous aurait pas aussi facilement tourné le dos.

Facile. — Mais, mon cher voisin, puisque nous sommes seuls ici, racontez-moi un peu plus au long, je vous prie, quelles sont les choses que nous cherchons, et comment nous pouvons en être rendus participants.

Le Chrétien. — Je les comprends bien mieux que je ne puis les exprimer ; toutefois, puisque vous le souhaitez, je vous en lirai quelque chose.

Facile. — Croyez-vous donc que les paroles contenues dans votre livre soient des vérités certaines ?

Le Chrétien. — Oui, sans doute, car tout nous dit qu’il a été fait par Celui qui ne peut mentir (Tite 1, 2).

Facile. — Voilà qui est bien ; mais quelles sont ces choses ?

Le Chrétien. — C’est un héritage incorruptible, un royaume éternel, pour la jouissance duquel une vie éternelle nous est donnée (Jean 10, 28, 29).

Facile. — Oh ! quelle félicité !

Le Chrétien. — Il y a des couronnes de gloire (2 Tim. 4, 8) et des vêtements resplendissants comme le soleil dans le firmament (Apoc. 7, 13, 14).

Facile. — Ah ! que cela est charmant ! Continuez.

Le Chrétien. — Dans ce lieu-là, il n’y a aucune tristesse (És. 35, 10), ni cri, ni deuil ; car Celui qui y règne essuiera toutes larmes de nos yeux (Apoc. 7, 16, 17 ; És. 25, 8, 9).

Facile. — Nous nous trouverons sans doute dans une société bien belle et bien heureuse ?

Le Chrétien. — Nous y serons avec les chérubins et les séraphins, qui sont des créatures si glorieuses, que nos yeux seraient éblouis de les voir. Nous y rencontrerons des milliers de personnes qui y sont entrées avant nous, dont chacune est revêtue d’une sainteté parfaite et remplie d’un amour ardent pour ses frères. Chacun de ces êtres se tient sans cesse en la présence du Seigneur, plein de joie. Il nous est parlé d’anciens couronnés, que nous y verrons (Apoc. 4, 4), de vierges pures avec leurs harpes d’or, d’hommes qui ont été sciés, brûlés, déchirés par les bêtes féroces (Héb. 11, 37), et noyés dans la mer pour l’amour du Seigneur, tous bienheureux et revêtus d’immortalité.

Facile. — L’éclat de cette gloire est suffisant pour ravir les cœurs. Mais comment faut-il s’y prendre pour l’obtenir ?

Le Chrétien. — Le Souverain l’a déclaré dans ce livre, où il est dit que si quelqu’un désire avec sincérité de les avoir, Il les lui donnera certainement (Jean 7, 17 ; 6, 29).

Facile. — Que je suis ravi, mon cher compagnon, d’entendre ces choses ! Hâtons-nous. Un tel bonheur mérite bien que nous redoublions nos efforts.

Le Chrétien. — Le fardeau dont je suis chargé ne me permet pas de me hâter autant que je le désirerais[1].

Ici je vis dans mon songe qu’aussitôt qu’ils eurent cessé de parler, ils tombèrent tous deux dans un bourbier fangeux qui était au milieu de la plaine[2] : ils ne s’étaient pas assez tenus sur leurs gardes. Le nom de ce bourbier est le bourbier de la Défiance ; ils y demeurèrent enfoncés pendant quelque temps et furent fort incommodés de cette boue. Le Chrétien surtout, à cause du pesant fardeau dont il était chargé, faillit y être étouffé.

— Ah ! voisin Chrétien, s’écria alors Facile, où êtes-vous ?

— Hélas ! répondit le Chrétien, je n’en sais rien en vérité.

Facile commença alors à s’inquiéter, à se chagriner et à s’emporter : — Est-ce là, disait-il à son compagnon, le bonheur dont vous venez de me dire tant de merveilles ? Si, dès le commencement de notre voyage, nous faisons une si mauvaise rencontre, que n’avons-nous pas à attendre dans la suite, avant que nous soyons parvenus à la fin de notre pèlerinage ? Ah ! si seulement je puis sauver ma vie d’ici, je vous laisserai bien ce bel héritage à vous seul…

Là-dessus il se débattit deux ou trois fois avec de grands efforts, se tira ainsi à grand-peine du bourbier et sortit du côté qui regardait sa maison, vers laquelle il prit incontinent sa course, de sorte que le Chrétien ne le revit plus, et se trouva seul dans le bourbier de la Défiance. Il s’y débattait de toutes ses forces et tâchait d’en sortir du côté opposé de sa maison ; mais il n’en pouvait venir à bout à cause de son pesant fardeau. Alors je vis un homme dont le nom est Secours[3], qui s’approcha de lui et lui demande ce qu’il faisait là.

Le Chrétien. — Une personne qui se nomme l’Évangéliste m’avait ordonné de suivre ce chemin pour arriver à la porte qui est là devant nous, afin de fuir la colère à venir. Et comme je m’y acheminais, je suis tombé ici, comme vous voyez.

Secours. — Pourquoi ne regardiez-vous pas aux traces des promesses ?

(Et, en effet, je vis des traces qui menaient tout droit, sans le moindre obstacle, au but proposé).

Le Chrétien. — La crainte me pressait si fort que j’ai perdu de vue le bon chemin. C’est ainsi que je suis tombé dans ce bourbier.

— Donnez-moi la main, lui dit Secours.

Et ayant pris le Chrétien par la main, il le tira dehors et le mit sur un terrain ferme et solide, en lui commandant de poursuivre son voyage.

Alors le Chrétien s’approcha de son libérateur et lui dit : — Seigneur, puisque en sortant de la ville de Corruption il faut passer par ce chemin pour venir à cette porte étroite qui est si éloignée, pourquoi ne comble-t-on pas cette fosse, afin que les pauvres voyageurs puissent passer plus sûrement ?

— Ce chemin fangeux, répondit Secours, est un endroit qu’on ne peut raccommoder, parce que c’est l’égout où s’écoule continuellement l’écume et l’ordure que jette la conviction du péché. C’est pour cela qu’il est nommé le bourbier de la Défiance ; car lorsque le pécheur se réveille à la vue de son état de perdition, il est presque impossible qu’il ne s’élève dans son âme une nuée de frayeurs et de doutes qui lui livrent mille assauts. Ils lui font perdre courage, et, s’unissant tous ensemble, ils viennent tomber dans ce lieu-ci.

Cependant ce n’est pas l’intention du roi que ce passage demeure si mauvais. Ses ouvriers travaillent déjà depuis plus de dix-huit siècles à le réparer et à le rendre praticable. On a déjà employé des millions d’exhortations et de remontrances en tous temps et en tous lieux pour y faire une digue ; et ce sont là les matériaux les plus propres à cette réparation. Avec tout cela le bourbier de la Défiance subsiste et subsistera toujours, quelque précaution qu’on y apporte.

Il est vrai que, par les soins du souverain, on y a mis des matières solides pour que le chemin fût ferme sous les pas des voyageurs. Mais il y a certains temps où ce lieu jette ses impuretés avec plus d’abondance, ce qui arrive ordinairement lorsque le temps change[4], et alors les traces de ce chemin sont fort difficiles à découvrir ; ou, si on les découvre, souvent, dans le passage, la tête tourne aux voyageurs[5], et cela leur fait manquer le chemin, de sorte qu’ils tombent dans la boue, malgré ces traces ; mais le fond est bon dès qu’une fois on a passé la porte.

Je vis aussi que quand Facile fut de retour dans sa maison, ses voisins vinrent lui rendre visite. Quelques-uns d’entre eux disaient qu’il était un homme sage d’être ainsi revenu. Mais il y en avait d’autres qui disaient qu’il avait été bien fou de se hasarder à se mettre en chemin avec le Chrétien. Il y en avait même quelques-uns qui se moquaient de lui (Luc 14, 29-30), et qui déclaraient qu’il était un grand poltron : « Oh ! » disaient-ils, « puisque vous aviez si bien commencé, il ne fallait pas vous rebuter pour si peu de chose. Si j’avais été à votre place, j’aurais continué mon chemin ». Ainsi le pauvre Facile était tout honteux parmi eux. Enfin, pourtant, il reprit courage ; il se mit au-dessus de leurs railleries, et les railleurs le laissèrent en repos. On recommença à se moquer du pauvre Chrétien.



  1. Le péché est un obstacle à notre avancement. Celui qui ne sent pas sa corruption croit que l’ouvrage du salut est une affaire extrêmement facile.
  2. Il arrive souvent qu’après avoir fait le pas important d’une rupture prononcée avec le monde, on est saisi de quelques mouvements d’incrédulité et de défiance.
  3. La grâce de Dieu.
  4. Quand il survient quelque circonstance importante inopinée, lorsqu’on se trouve dans quelque situation nouvelle, ou lorsque les épreuves se présentent, alors il arrive souvent que la crainte et la défiance reparaissent dans l’âme.
  5. Étourdissement de l’âme.