Livre:Jonas, fils d’Amitthaï (E.G.)/Le dialogue

De mipe
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« Alors Dieu lui dit : Fais-tu bien de t’irriter ainsi pour ce kikajon ? — Jonas répondit : Je fais bien de m’irriter ainsi jusqu’à souhaiter la mort. — L’Éternel lui répliqua : Tu voudrais qu’on eût épargné le kikajon pour lequel tu ne t’étais donné aucune peine, que tu n’avais point fait croître, qui était né dans une nuit, et qui a péri la nuit suivante ; et moi n’aurais-je pas épargné Ninive, cette grande ville, où il y a plus de cent vingt mille créatures humaines, qui ne savent pas distinguer entre leur main droite et leur main gauche, et qui contient un si grand nombre d’animaux ? ».

Quel livre que la Bible, et dans la Bible quel livre que celui de Jonas ! Et dans ce livre enfin quelle page que celle qui le termine ! Quels interlocuteurs et quel dialogue ! Quelle étonnante révélation de nos plaies et quelle manifestation plus étonnante encore de la longanimité de Dieu !

Alors « Dieu dit à Jonas : Fais-tu bien de t’irriter ainsi pour ce kikajon ? ». C’est une répréhension, mais la répréhension d’un père sage et compatissant, jaloux de corriger son enfant de peur qu’il ne périsse, et raisonnant avec lui pour le ramener à son sens. Quelle douceur dans la forme du reproche, et quelle charité dans le fond !

Ce que le Seigneur reprend en Jonas, ce n’est, remarquez-le bien, ni sa tristesse, ni son chagrin, mais uniquement son dépit, sa colère. Libre au prophète de pleurer son kikajon ; mais s’irriter contre Celui qui l’a fait sécher, mais se dépiter contre son divin bienfaiteur !… Voilà ce que Dieu condamne justement en lui. « Fais-tu bien de t’irriter pour ce kikajon ! ». Que de choses dans ce peu de mots ! « Fais-tu bien, toi, créature intelligente et immortelle, de te dépiter pour la privation d’une plante éphémère, et devais-tu compter sur un faible arbrisseau ? Tu as perdu une plante, « fille d’une nuit » (hébreu). Mais fleurir un instant, puis se faner et périr, n’est-ce pas la commune destinée de toutes les plantes ? Ta douleur ou ta colère te rendrait-elle l’arbuste que tu regrettes, et ton dépit changerait-il rien à ton sort ! Puis, à la place de cet asile d’un jour, Dieu ne peut-Il pas t’en donner un autre plus sûr à la fois et plus commode, et Lui-même ne demeure-t-Il pas à jamais ton abri ? Si Jonas a perdu la plante, a-t-il perdu Celui qui l’avait fait croître ? Et la créature enfin ose-t-elle bien dire au Créateur : Qu’as-tu fait ? ».

Telle est la charité de Dieu. Étudions-nous à l’imiter. Comme lui, reprenons celui qui pèche, mais dans un esprit de douceur et de compassion ; au lieu de l’irriter par des paroles fières, au lieu d’envenimer ses plaies par des formes acerbes, avertissons-le plutôt avec bonté ; ménageons les esprits susceptibles, les cœurs inflammables ; montrons surtout du support envers ceux qui nous ont personnellement blessés, cherchant plutôt à les gagner (Matt. 18) qu’à les humilier ou à les confondre ; à les amener aux pieds du Sauveur qu’à les forcer de s’abaisser devant les nôtres. Si Dieu reprend avec tant de miséricorde celui qui s’égare, qui sommes-nous pour lui reprocher amèrement ses fautes ? Ah ! veuille le Seigneur extirper enfin de notre cœur ce malheureux orgueil qui dit tout bas au prochain : « Retire-toi, n’approche point de moi, car je suis plus saint que toi ! » (És. 65) ; et qu’en même temps il Lui plaise de mettre en nous quelque peu de cette compassion dont Ses entrailles débordent. Quoi ! nous ne pouvons, sans oublier, un instant au moins, leurs défauts ou leurs torts, voir souffrir cruellement en leur corps ceux qui nous ont offensés ! Les maladies de l’âme auraient-elles donc moins de droits à notre commisération ? Étrange sympathie que celle qui nous arrache un soupir à la vue de maux purement physiques, de maux dont le plus fâcheux résultat n’est, après tout, que la dissolution de ce corps de poudre, et qui nous laisse habituellement insensibles à l’aspect d’infirmités morales qui, si elles ne sont guéries, doivent nécessairement aboutir à un malheur sans fin !

Nous venons de dire qu’on doit avertir autrui dans un esprit d’amour. C’est aussi le véritable moyen d’en être écouté. Une chose par-dessus tout assure, en effet, le succès de la répréhension ; c’est l’ambition même de réussir. Mais cette noble ambition, qui nous l’inspirera ? Encore une fois, l’amour. Aimons donc, et nous reprendrons bien ; alors, semblable à la flèche de Tell, et dirigé par un sentiment analogue au sien, notre avis fraternel, sans blesser le pécheur, frappera le péché. Mais aussi longtemps que nous ne sommes pas dans la charité, taisons-nous, réservant pour nous-mêmes nos pieux reproches et nos saintes colères, ôtant la poutre qui est dans notre œil avant de songer à ôter la paille qui est dans l’œil de notre prochain.

Le reproche de l’Éternel à Jonas donne encore lieu à d’autres réflexions. Ce reproche, avons-nous dit, portait bien moins sur l’abattement du prophète que sur son irritation. Il faut, en effet, distinguer soigneusement ces deux choses. La tristesse est souvent inévitable, et, en ce cas, puisse-t-elle être adoucie par la paix du Consolateur. Libre à nous, comme à Jonas, de pleurer quand Dieu nous ravit ce que nous aimions, parce que nous l’aimions trop, ou que nous l’aimions mal ; libre encore à nous de Lui dire : « Épargne-nous, Seigneur ! ». Mais, tout en laissant la nature naturelle, dirons-nous, tout en répandant devant Dieu des larmes qu’Il ne condamne point, et même tout en Lui disant, si nous le voulons : « Que cette affliction qui nous est survenue ne soit pas estimée petite devant toi ! » (Néh. 9) ; acceptons franchement, le genou en terre et la main sur la bouche, le châtiment qu’il Lui plaît de nous infliger, reconnaissant que ce châtiment demeure encore bien au-dessous de ce que nous avons mérité. Mieux vaut pour nous que nos abris, que nos idoles périssent l’une après l’autre que si nous périssions nous-mêmes éternellement. Mais, ô folie de notre cœur ! c’est quand Dieu nous fait le plus de bien, en traversant nos projets terrestres, en déjouant nos vaines espérances, et en brisant nos faux appuis ; c’est quand, par l’épreuve, Il nous retient ou nous replace sur le chemin du ciel ; c’est alors que nous murmurons, trop fidèles imitateurs de ces Hébreux au désert, qui Lui disaient : « Pourquoi nous as-tu fait monter hors d’Égypte et fait venir en cette solitude ? », qui se plaignaient amèrement du Seigneur, dans le temps même où Sa puissance et Son amour les conduisaient sûrement au bon pays de la promesse.

Au reste, telle est la chair. Elle répugne à la souffrance ; elle voudrait la prospérité, toujours la prospérité ; toujours un agréable ombrage, jamais un soleil ardent. Ah ! si, malheureusement pour nous, le Seigneur exauçait le vœu de sa folie, c’en serait sûrement fait de notre bonheur. Mais Il sait que la correction paternelle est tout aussi nécessaire à notre âme qu’une médecine peut l’être à notre corps, et Il nous l’envoie dans la saison et dans la mesure convenables ; tour à tour Il fait couler nos pleurs et vient les essuyer ; Il nous laisse jouir en paix du repos, et nous expose à tous les coups de la tempête. Oserons-nous Lui dire : Que fais-tu, Seigneur ? et prétendrons-nous Lui montrer de quelle manière Il doit traiter Ses chers malades ? Sombres ou riantes, toutes ses dispensations nous sont également bonnes, à leur place et en leur temps ; et, soit qu’Il donne ou qu’Il ôte, apprenons à dire : « La voie de l’Éternel est bien réglée ».

Nous venons d’entendre avec quelle paternelle bonté Dieu reprend Jonas. Écoutons maintenant ce que Lui répond le prophète. « J’ai bien fait », Lui dit-il, « de m’irriter ainsi jusqu’à » souhaiter « la mort ». Quand l’homme lutte avec Dieu, il se montre toujours plus violent et plus obstiné que lorsqu’il conteste avec son prochain ; et la raison en est simple. D’abord, l’affection de la chair est inimitié contre Dieu ; puis, la conscience de l’homme lui crie qu’il est l’offenseur, et doit s’attendre au châtiment qu’il a bien mérité ; enfin, quand il lutte avec son semblable, l’homme a l’espoir de vaincre ; mais, contraint de plier sous la puissante main de Dieu, il s’aigrit, il s’irrite. Voyez Jonas.

Ni les jugements de Dieu, ni Ses bienfaits, n’ont pu jusqu’ici vaincre la triste obstination du prophète : élevé jusqu’au ciel par les bontés du Seigneur, puis enseveli par Lui jusque dans les abîmes, puis délivré par un miracle de Son amour, nous le retrouvons jusqu’au bout fidèle à son caractère. Oh ! qu’il est heureux d’avoir affaire au Dieu de longue attente ! L’Éternel contrarie sa volonté, traverse ses désirs, ruine ses espérances : il ne se possède plus, il éclate et met à nu sa folie. Un feu intérieur le consume, ardent comme celui qu’il avait souhaité aux Ninivites. Le cœur ne se serre-t-il pas de nouveau à le voir parler comme il le fait, à son Dieu, à son suprême bienfaiteur ? Et pourtant il y a dans ce caractère quelque chose qui plaît et qui attache, il y a de la vérité ; et la franchise de Jonas, malgré tout ce qu’elle a de rude et de coupable, choque et révolte beaucoup moins que les hypocrites et fades douceurs que le formaliste dit à Dieu dans ses dévotions, que l’hommage mensonger qu’il ose déposer devant Lui.

De nouvelles instructions découlent pour nous de ce nouveau trait de la vie du prophète. D’abord, nous y voyons que ce sont, en général, ceux-là même qui ressentent le moins de reconnaissance pour les bienfaits de Dieu pendant qu’ils en jouissent, qui se plaignent aussi le plus amèrement quand ils viennent à en être dépouillés. Et cela doit être : comme leur cœur naturellement dur, orgueilleux, insensible à sa totale indignité, a reçu sans gratitude des biens auxquels il se croyait des titres, par la même raison, quand ils lui sont ravis, il ne sait plus que se plaindre et murmurer ; au lieu que l’âme vraiment chrétienne, humiliée, amollie qu’elle est par le Saint Esprit, et sentant que tout est grâce, pure grâce, remercie Dieu pour Ses moindres faveurs, dont elle se reconnaît complètement indigne ; et si elle souffre quand Dieu les lui retire, du moins elle ne murmure pas. Elle sait d’ailleurs qu’Il demeure à toujours la part de Son enfant, et que « toutes choses concourent au bien de ceux qui l’aiment ». L’âme véritablement pieuse est tout à fait de l’avis de ce cher Hottentot lépreux, pauvre selon le monde, mais riche en Dieu, qui s’exprimait à peu près en ces termes : « J’avais travaillé assez longtemps à me bâtir une maison que j’allais achever quand une inondation est venue la détruire ; mais ce que fait mon cher Sauveur est toujours juste et bon ». — L’âme fidèle, enfin, parle comme cette épouse sublime du missionnaire Senseman, laquelle, après avoir vu périr sous le fer des Indiens révoltés, ou dans les flammes d’un affreux incendie, les édifices et le personnel presqu’entier de la mission morave de Pennsylvanie, s’écriait en tombant à son tour au milieu des débris ardents qui allaient aussitôt la consumer : « Cher Sauveur, tout est bien ! ».

Ensuite, la méchante saillie du méchant cœur de Jonas nous révèle toujours mieux la profonde misère de l’homme. Voilà bien ce qu’il est de sa nature et quand la puissante grâce de Dieu ne le maîtrise pas ; oui, voilà notre cœur pris de nouveau sur le fait. Malheur à qui se livre à ses inspirations ! Plus il lâchera la bride à ses penchants mauvais, à l’impatience, au dépit, à la colère, plus il en sera dominé. La colère, répétons-le, offusque l’esprit, endurcit le cœur, compromet et fausse la règle du devoir, entraîne non seulement à faire le mal mais à le justifier. On apaiserait plus vite la mer agitée qu’on ne ferait taire ce pauvre cœur humain, une fois que l’esprit de révolte s’en est emparé. Il a toujours droit ; le prochain, la raison, Dieu même, toujours tort. Tout ce qu’il dit est bien dit, tout ce qu’il fait est bien fait. Tu fais mal, dit le Créateur. Non, je fais bien, répond insolemment la créature. Malheur à qui lui résiste ! Le sage a dit qu’il valait mieux rencontrer une ourse à qui l’on a ravi son petit qu’un fou dans sa folie ; ce qu’il disait du fou, on peut le dire tout aussi bien de l’homme en colère. Au nom de notre paix et du bonheur de ce qui nous entoure, au nom surtout de la gloire de Dieu, enchaînons cette bête sauvage, ce sanglier furieux, ce lion rugissant : un tigre échappé de sa cage ne blesse que le corps ; la colère peut faire au cœur d’inguérissables blessures.

Nous venons de parler de l’homme qui se dépite contre le ciel et contre la terre. Ajoutons un mot pour ceux qui, à leur tour, se dépitent contre lui. Au lieu de le reprendre avec dureté, plaignons-le plutôt. Si sa passion répand tout autour de lui le trouble et la douleur, elle ne tourmente personne autant que lui-même. Le dépit, l’esprit de révolte, la colère est un feu caché dans les entrailles ; vous voyez bien passer devant vous quelques-uns des charbons ardents qui jaillissent de ce cœur enflammé, et de temps en temps peut-être vous en recevez des éclats ; mais l’infortuné a le brasier dans son sein ; il est dans la fournaise et le Fils de Dieu n’y est point avec lui.

Puis, rappelons-nous ce que nous sommes de notre nature, et craignons de nous frapper nous-même en frappant autrui. Ici, tel lecteur dira peut-être : « Si je me suis plus d’une fois dépité contre les hommes, au moins n’ai-je jamais blasphémé contre Dieu ». Mais si jusqu’ici le blasphème ne s’est pas trouvé sur vos lèvres, pouvez-vous dire, en vérité, qu’il n’ait jamais souillé vos pensées ? « Vous en prendrait-il bien si » le Seigneur « vous sondait » (Job 13) ? Et voudriez-vous seulement qu’Il vous remît en mémoire les secrets dialogues de votre cœur avec Lui ? Au surplus, le connaissez-vous à fond, ce cœur méchant, et savez-vous ce qu’il vous réserve d’humiliations et de douleurs ? Ah ! qu’un changement profond survienne dans vos circonstances ; que vos plans soient traversés, votre volonté contrariée, vos passions surexcitées, alors nous verrons si cette nature, qui paraît maintenant si calme, ne s’agitera pas ; si le vent, si l’orage ne grondera pas ; si les mêmes luttes de volonté, les mêmes contestations entre le Créateur et la créature, les mêmes dépits, hélas ! et qui sait ? les mêmes blasphèmes ne se renouvelleront pas. Que d’autres, niant leur parenté avec Jonas, refusent d’en convenir, qu’ils acceptent l’épreuve, pour moi qui me connais un peu moi-même, je tremble pour ma faiblesse et je dis à Dieu : Seigneur, épargne ton enfant !

Mais comment Dieu reçut-Il la fière réponse du prophète ? Foudroya-t-Il le vermisseau qui avait osé la faire, ou du moins l’abandonna-t-il à sa dureté ? — Toujours miséricordieux, toujours lent à la colère, et riche en grâce : Tu voudrais, lui dit-il avec bonté, qu’on « eût épargné le kikajon pour lequel tu ne t’étais donné aucune peine, que tu n’avais point fait croître, qui était né dans une nuit et qui a péri la nuit suivante ; et moi, n’aurais-je pas épargné Ninive, cette grande ville, dans laquelle il y a plus de cent vingt mille créatures humaines qui ne savent pas distinguer entre leur main droite et leur main gauche, et qui contient un si grand nombre d’animaux ? ».

Que de choses dans cette courte et sublime apologie de sa conduite à laquelle daigne s’abaisser la Majesté divine ! « Tu voudrais qu’on eût épargné le kikajon, qu’on eût eu pitié de cette plante éphémère ; et moi n’aurais-je pas eu compassion de Ninive ? N’aurais-je pas épargné la grande ville[1] ? Si la pitié sied à l’homme méchant, ne conviendrait-elle pas au Père des miséricordes ? Et condamnerais-tu en Dieu ce que tu justifies en toi ? ».

Il y a plus : le prophète aurait voulu que Dieu épargnât un faible arbuste qu’une nuit avait vu naître, et la nuit suivante s’évanouir, plante chétive, dénuée de pensée et de sentiment ; Dieu n’aurait-Il donc pas épargné une vaste et puissante métropole, la merveille des nations, et que tant de milliers d’hommes avaient mis tant d’années à bâtir ! Le Créateur et le Dieu des Gentils, comme des Juifs, n’aurait-Il pas en compassion de tant d’âmes immortelles, capables d’un bonheur ou d’un malheur sans fin, et dont une seule valait plus que tous les ricins de la terre et que l’univers entier, puisque le gain du monde n’en compenserait pas la perte !

Mais voici encore d’autres « raisons pour la cause de Dieu » (Job 36). Quel motif Jonas avait-il de regretter si vivement son ricin ? Uniquement la perte d’un bien-être, d’un agrément de quelques heures ou de quelques jours. Et quelle raison l’Éternel a-t-Il eue d’épargner Ninive ? La gloire de Son grand nom, de ce nom saint et auguste, que Lui-même avait proclamé sur la montagne et que Jonas connaissait très bien. Puis, le prophète aurait voulu que l’Éternel épargnât une plante qui ne lui appartenait pas ; une plante qu’il n’avait ni semée ni arrosée, « pour laquelle » il ne s’était « donné aucune peine » ; et il n’entendait pas que le Créateur épargnât des millions d’hommes, ouvrage de Ses mains ! Jonas, enfin, n’avait qu’une plante et il eût tout fait pour la conserver ; le Seigneur aurait-Il donc eu tort de sauver les mille milliers de Ses créatures humaines que renfermait la grande Ninive !

Achevons le plaidoyer de Dieu. La cause de Jonas est déjà bien compromise ; encore un argument, et la voilà ruinée tout à fait. Ninive renfermait « plus de cent vingt mille créatures humaines, qui ne savaient pas distinguer entre leur main droite et leur main gauche » ; c’est-à-dire, qu’elle contenait plus de cent vingt mille enfants de l’âge de deux ans et au-dessous. Ce nombre supposait une population totale d’environ deux millions d’hommes : chiffre prodigieux assurément, mais qui pourtant cesse d’étonner quand on se rappelle les colossales dimensions de la ville et ses trois journées de circuit. Maintenant Dieu demande à Jonas s’il faudra, pour lui complaire, que cette innombrable multitude de pauvres petits êtres, qui n’avaient pris aucune part à l’iniquité des auteurs de leurs jours, périssent néanmoins avec eux, enveloppés dans la même ruine.

Parole précieuse, et dans laquelle se peint le cœur de Dieu ! Recueillez-la soigneusement, vous, parents chrétiens, et vous, en particulier, mères pieuses ! Le Seigneur aime les petits enfants, Il a compassion d’eux ; présentez-Lui donc avec confiance ceux qu’Il vous a donnés ; l’amour que vous avez pour eux n’est qu’un pâle reflet de celui qu’Il leur porte ; et s’Il regarda avec charité les enfants de pères et de mères qui n’appartenaient cependant pas à Son alliance, de quel œil d’attendrissement n’envisagera-t-Il pas les vôtres ! « Laissez venir à moi les petits enfants », disait Jésus pendant qu’Il était sur la terre. « Laissez venir à moi les petits enfants », dit-Il encore du haut du ciel. Placez donc devant Lui ces chers petits êtres ; posez-les par la foi sur les genoux, posez-les sur le cœur du bon Berger ; alors, étendant Sa main sur eux, Il les bénira. Que s’Il juge à propos de les reprendre avant qu’ils aient appris à distinguer entre leur main droite et leur main gauche, ce sera pour les recueillir dans Son bercail ; s’Il daigne, au contraire, les laisser encore à vos soins, développez en eux cette conscience qui leur apprendra de bonne heure à distinguer le bien qu’Il agrée du mal qui Lui déplaît ; faites-leur connaître l’ami des petits enfants et que le nom de Jésus soit le premier qu’ils bégaient dès le berceau : plusieurs d’entre eux le répéteront encore au bord de la tombe. Encouragez enfin leurs prières enfantines, vous souvenant que, pour l’amour d’eux, le Seigneur épargna plus d’une cité et sauva même son Église de plus d’un péril. Il le savait bien, le saint réformateur Luther, quand, voyant la cause de Christ, en Allemagne, exposée aux dangers les plus imminents, mais apprenant, d’autre part, que partout les enfants demandaient à Dieu de protéger Son évangile, il s’écriait dans la simplicité de son âme : « Les enfants prient, la Réformation n’a rien à craindre ! ».

Enfin, le Seigneur ajoute que Ninive contenait aussi une « grande quantité d’animaux ». Or, un seul d’entre eux valait à Ses yeux infiniment plus que l’arbuste, objet de tant de regrets et de tant de plaintes. Le prophète royal avait déjà dit : « Éternel ! Tu conserves les hommes et les bêtes ». En effet, la bonté du Seigneur s’étend jusqu’aux animaux qu’Il a créés ; Il en prend soin et veut qu’à notre tour nous n’abusions pas de l’autorité qu’Il nous a remise sur eux (Prov. 12). Mais s’Il a ainsi pitié de Ses créatures d’un ordre inférieur, que n’éprouverait-Il pas pour l’homme qu’Il a établi dominateur sur elles, pour l’homme à qui surtout Il a donné Sa Parole et Son Fils ? Et s’Il a pitié de ceux qui ne Le servent pas, de quels sentiments Son cœur ne serait-Il pas animé envers ceux qui L’aiment ? Enfin, sachons de jour en jour entrer davantage dans l’esprit de cette parole du Seigneur Jésus : « Considérez », dit-Il, « les oiseaux des cieux. Ne donne-t-on pas deux passereaux pour une pite, et cependant il n’en tombe pas un seul en terre, sans la volonté de votre Père ; ne craignez donc point, vous valez plus que beaucoup de passereaux » (Matt. 10).

Tel est le plaidoyer de Dieu. Il a donc regardé Ninive ; Il a vu son roi, ses princes, tous ses habitants se traînant devant Lui sous le sac ; Il a vu ses petits enfants ; Il a abaissé les yeux jusque sur les animaux que renfermaient ses murs ; Son cœur alors s’est ému, Son bras désarmé a laissé tomber le glaive de la vengeance. Que Jonas s’irrite d’avoir été le plus étonnamment béni des prédicateurs ; que, dans ses vœux, il soit le bourreau de Ninive, l’Éternel en sera le Sauveur : Il sera pour la cité pénitente ce qu’Il avait été pour Jonas impénitent, le Dieu « clément, riche en miséricorde et qui se repent du mal » dont Il a menacé. Il sait d’ailleurs ce qui convient à Sa gloire, et comment sauver l’honneur de Sa justice sans compromettre celui de Sa bonté ; Il sait aussi comment garantir le crédit du prophète sans complaire à sa cruauté. Va donc, fils d’Amitthaï ! Va et bénis cette miséricorde qui est la gloire du Seigneur, et dont tu osais tantôt Lui faire un reproche ! Cette bonté qui a épargné la grande ville t’épargne aussi toi, qui es plus coupable que Ninive : car tu as blasphémé, ce qu’elle n’avait pas fait, et tu as outragé Celui qui t’avait comblé de faveurs dont ne jouissait point la cité d’Assur.

Maintenant que va répondre le prophète ? Il faut nécessairement qu’il cesse de s’affliger, ou pour la grâce accordée à Ninive, ou pour le jugement dont le Seigneur a frappé son kikajon. Tel est l’inévitable dilemme dans lequel Dieu l’enferme. Comprendra-t-il la leçon ? La conclusion du livre permet de le supposer. On ne peut guère expliquer autrement le silence complet et inattendu que garde le prophète (dans ce livre écrit sous sa dictée, ou sous sa direction), immédiatement après avoir raconté son égarement et rappelé les paroles par lesquelles Dieu confondait sa folie. Nous aimons donc à nous représenter, à l’issue de la scène, amolli, touché, brisé par le support et par la charité de Dieu, ce cœur altier qui jusqu’ici s’était endurci à tous ses châtiments ; — nous aimons à le voir aux pieds du Seigneur, convaincu et vaincu, exprimant son tort par le silence plus éloquemment qu’il ne l’eût fait par les paroles les plus énergiques, et n’ouvrant enfin la bouche que pour confesser tout haut sa faute et rendre hommage à cet amour qui embrasse toutes les nations ; — que pour dire avec David : « Tu seras justifié quand tu parles » ; — avec Job : « J’ai parlé et je n’y entendais rien ; j’ai obscurci le conseil de Dieu par des paroles dépourvues de science » ; — avec Asaph : « Quand mon cœur s’aigrissait et que je me tourmentais en mes pensées, alors j’étais stupide et je n’avais nulle connaissance ; j’étais en ta présence comme une brute » (Ps. 51 ; Job 38 ; 42 ; Ps. 73) ; — que pour s’écrier avec le fils d’Amitthaï lui-même, mais alors dans un esprit tout nouveau : Je sais maintenant, ô mon Dieu, oui je sais « que tu es le Dieu clément, miséricordieux, lent à la colère, riche en grâce et qui te repens » aisément « du mal » dont tu as menacé !



  1. L’hébreu signifie en même temps avoir pitié et épargner : nous avons réuni les deux sens dans l’explication, comme nous les croyons réunis dans la pensée divine.