Livre:Jonas, fils d’Amitthaï (E.G.)/Le vœu téméraire
« Et, comme le soleil se levait, Dieu excita un vent oriental presque imperceptible, de sorte que, le soleil donnant sur la tête de Jonas, il tomba comme en défaillance, et, souhaitant en lui-même de mourir, il dit : La mort me vaut mieux que la vie ! ».
Il n’y a bien souvent qu’un pas de la montagne de joie à la vallée de deuil. Jonas, après une nuit heureusement passée sous le double abri de sa cabane et de son kikajon, se voit, à son réveil, privé tout à coup de la plante chérie qui lui avait servi de pavillon ; et le soleil, qui va paraître à l’horizon, le brûlera bientôt de tous ses feux.
La chaleur du jour est très élevée en Assyrie et dans tout l’Orient, tandis que la fraîcheur de la nuit y est presque insupportable. Les variations extraordinaires du thermomètre y justifient la plainte de Jacob à Laban : « De jour la chaleur me consumait, et de nuit la gelée ». La température qui règne dans le jour ne se peut comparer qu’à celle d’une journée fort chaude du mois d’août au midi de la France. En Mésopotamie, l’Euphrate et le Tigre fument comme une source thermale. Si le voyageur fatigué se trouve exposé sans abri aux rayons du soleil, il soupire après l’ombre d’un rocher, qu’il préfère à tous les trésors du monde, et jamais il ne sent mieux qu’alors tout ce qu’a de beau l’oracle d’Ésaïe : « Voici, un roi règnera selon la justice ; il sera comme l’ombre d’un gros rocher dans une terre altérée ».
Ordinairement une épreuve ne vient pas seule. Pour surcroît de maux, l’Éternel excita, dès le lever du soleil, « un vent oriental presqu’imperceptible » qui souffla sur le prophète. L’hébreu dit : « un vent oriental sourd, ou tranquille, ou subtil », c’est-à-dire, un vent qui, agitant à peine l’air, en augmentait plutôt la chaleur. Ce vent pouvait tenir de celui que les Arabes appellent samoun, les Persans sam, les Turcs samiel, et dont l’haleine s’enflamme au contact des sables du désert. À mesure qu’il s’approche, les nuages se teignent d’une couleur pourpre, et tout le ciel prend un aspect sombre et alarmant. Dans les contrées où le samoun exerce ses ravages, en Turquie, en Perse, en Égypte, il brûle les moissons, consume les hommes et les bêtes, et détruit tout ce qu’il trouve sur son passage. L’Écriture a de fréquentes allusions à ce vent pestilentiel (Job 27 ; Ps. 103 ; Jér. 4 ; Éz. 17 ; Os. 13 ; etc.). Comme, en général, il souffle à un ou deux pieds du sol, ceux qui le pressentent ont le temps de sauver leur vie en se jetant soudain par terre, les pieds tournés contre le torrent destructeur, aspirant aussi peu que possible jusqu’à ce qu’il soit entièrement écoulé.
Si donc, comme il est permis de le croire, le vent qui souffle à cette heure, tient réellement du samoun, la détresse de Jonas s’explique aisément : tandis que le soleil d’Assyrie, donnant sur sa tête, le brûle de toutes ses ardeurs, le vent oriental verse sur lui des flots d’un air pestilentiel et l’étreint de son haleine incendiaire. L’infortuné se trouve comme dans le lit d’un torrent qui roulerait une lave embrasée ; la fièvre le dévore, le chagrin le consume, et les forces physiques et morales l’abandonnent en même temps.
Avant d’aller outre, nous désirons proposer une remarque qui se lie encore au point de vue symbolique du livre. Il nous semble qu’on ne peut lire cette page de l’Écriture, tout ce dépit de Jonas à la vue de la païenne Ninive sauvée, l’espoir que néanmoins il conserve toujours de la voir périr sous un jugement de Dieu, l’isolement et l’abandon, toutes les privations et les souffrances auxquelles il se condamne, comme s’il eût pris à tâche de s’infliger lui-même le châtiment qu’il méritait, l’imparfait abri qu’il se crée, celui que la compassion de Dieu lui donne, puis lui reprend, le vent enfin qui le brûle de son haleine ardente ; — il nous semble qu’on ne peut lire toutes ces choses, sans porter les regards sur le peuple du fils d’Amitthaï, sur cette nation juive que préfigurait le prophète ; sans se rappeler la haine d’Israël pour les Gentils, son dépit et sa colère de les voir, par la foi et par la repentance, rendus participants du salut de Dieu ; sans se ressouvenir de toutes les tribulations que sa malice lui a justement attirées, comme aussi de la protection miraculeuse dont le Seigneur l’a si miséricordieusement entouré au sein même de sa longue révolte contre le ciel et contre la terre (És. 8, 21, 22 ; Zach. 5, 6-11). Mais retournons à Jonas.
Ainsi que nous l’avons déjà dit, c’est au moment où le prophète va sentir tout le prix de son kikajon, que cet abri lui manque, et, au lieu de la jouissance qu’il avait espérée, la douleur fond sur lui comme un tourbillon. C’est bien souvent de même au moment où nous attendons notre bonheur des créatures ; c’est quand nous disons en quelque sorte : « Le jour va paraître, je me lèverai et me reposerai à l’ombre de mon kikajon » ; c’est alors que la main de Dieu qui l’avait donnée, abattant tout à coup notre agréable retraite, couvre à nos pieds le sol de ses débris. En même temps que nos espérances s’envolent et que la consolation fuit notre tente, la douleur s’y installe à la place, et y demeure jusqu’à ce qu’elle nous ait appris la grande leçon : « Vanité des vanités, tout est vanité et rongement d’esprit ».
Cependant Jonas s’étonne, et ne comprenant pas l’intention du Seigneur, il se livre au murmure et souhaite « en lui-même de mourir ». Bien souvent nous ne comprenons pas mieux que lui la pensée de Dieu quand Il nous prive de nos appuis terrestres ; nous nous étonnons, nous murmurons peut-être, oubliant que, par l’épreuve, Il veut détacher notre cœur de ce qui périt pour le lier irrévocablement à ce qui demeure ; Il veut répondre à tant de prières que notre légèreté a pu perdre de vue, mais que Sa fidèle charité a soigneusement recueillies pour les exaucer en Son temps et à Sa manière. Je dis, en particulier, à Sa manière. Souvent, en effet, la croix est Sa réponse à nos pieux soupirs. Un autre cantique anglais, dont voici la traduction presque littérale, exprime admirablement cette pensée.
« 1. J’avais supplié le Seigneur de me faire grandir en foi, en amour, en spiritualité ; de me faire mieux connaître Son salut ; et rechercher Sa face avec plus d’ardeur.
2. C’était Lui-même qui formait en moi de tels vœux, et Lui-même aussi daigna les réaliser ; mais, hélas ! de quelle manière ?… Par une voie qui faillit me réduire au désespoir.
3. Je m’étais flatté que l’heure fortunée viendrait où, exauçant tout à coup mes soupirs, la puissance victorieuse de Son amour soumettrait enfin mes penchants rebelles et donnerait à mon âme un repos assuré.
4. Mais qu’a fait le Seigneur ?… Il m’a révélé les plaies de mon cœur et a permis aux puissances de l’enfer d’assaillir à l’envi mon âme.
5. Sa main, Sa propre main, a même semblé vouloir aggraver mes maux ; elle a traversé tous mes plans de bonheur, ruiné mon kikajon, abattu mon cœur jusque dans la poudre.
6. Seigneur ! me suis-je alors écrié plein d’effroi, poursuivrais-tu donc ton vermisseau jusqu’à la mort ?… C’est ainsi, m’a-t-Il répondu, que j’exauce ta prière ; oui, c’est par de tels moyens que je veux te communiquer une mesure plus abondante de mes grâces.
7. Toutes ces épreuves, c’est moi qui te les dispense pour t’affranchir de l’orgueil et du moi charnel, pour anéantir tes projets de bonheur terrestre et t’obliger à chercher enfin ton repos en moi seul. »
Tel est le cantique, et telle aussi la marche du Seigneur envers les siens ; nous ne comprenons pas toujours ce qu’Il fait ; mais l’heure vient où ce qui nous aura fait répandre nos larmes les plus amères sera peut-être le sujet de nos plus ardents alléluias.
Accablé sous le poids de ses maux, Jonas tombe et s’évanouit. Quelle créature infirme que l’homme !… Mais Dieu prend-Il plaisir à voir Jonas défaillir de la sorte sous la double action du vent oriental et du soleil assyrien ? Oh non ! Les « pères de notre chair » ont pu nous punir selon leur caprice ; le « Père des esprits » ne nous châtie jamais qu’avec justice et pour notre profit. Par Ses paternelles disciplines, Il a voulu « purifier » le prophète de « son écume » (És. 1), et, entre autres leçons, lui donner celle de l’humanité et celle de l’humilité. Celle de l’humanité : Jonas ayant de fait désiré de voir brûler Ninive, il faut que ce cœur dur sache un peu ce que brûler veut dire. Celle de l’humilité : il faut que, par le sentiment de sa fragilité, cet esprit altier apprenne ce qu’est la créature humaine, une ombre qui passe et ne revient plus, et que son orgueil soit enfin brisé et abaissé jusque dans la poussière.
Cette double leçon d’humanité et d’humilité, autant que le prophète de Gath-Hépher, nous avons besoin de la recevoir ; c’est pourquoi le Seigneur prend soin de nous la donner. Nous voit-Il durs, insensibles, orgueilleux, prêts à rompre plutôt qu’à plier, Il dit au vent de l’épreuve : « Souffle sur cet esprit superbe » ; et au soleil de l’adversité : « Frappe de tes rayons ce cœur endurci ». À l’instant, le vent et le soleil obéissent et nous défaillons. Est-ce à dire qu’Il prenne plaisir à nos douleurs ? Oh non ! Mais Il veut aussi que, par la communauté des souffrances, nous apprenions la sympathie, et l’humilité par le sentiment de notre faiblesse et de notre fragilité.
Mais que dirons-nous du vœu que la douleur arrache au prophète ? Cette mauvaise pensée que dès longtemps il nourrissait en son cœur et que déjà sa bouche avait exprimée, cette mauvaise pensée le maîtrise enfin tout à fait. Il murmure, il se dépite ; et toujours aux prises avec tout ce qui le blesse et le contrecarre, il souhaite de quitter enfin ce monde : « La mort me vaut mieux que la vie » ! Le vœu de Jonas, comme nous l’avons déjà dit, est le vœu de l’égoïsme : « Puisque Ninive vit, et que mon kikajon a péri, eh bien, que je meure ! ». C’est le vœu de la colère ; il crie, il hurle, plutôt qu’il ne prie ; or, de telles prières, loin de diminuer notre charge, ne font, au contraire, que l’augmenter en augmentant notre culpabilité. C’est le vœu d’un cœur inégal, ardent, passionné, hier ivre de joie à la vue d’un faible arbuste, aujourd’hui succombant presque à la douleur que sa perte lui fait ressentir. Au reste, il est de règle qu’une affection désordonnée donne naissance à une affliction qui ne l’est pas moins ; ce que nous possédions avec trop d’ardeur, nous le perdons avec trop de chagrin ; et, dans l’un et l’autre cas, nous manifestons également notre folie : fous lorsque la prospérité nous transporte de joie, nous le sommes tout autant quand l’épreuve nous terrasse au point de nous faire dire : « La mort me vaut mieux que la vie » !
Le vœu de Jonas est de plus celui de l’ingratitude. Pourquoi désirer ainsi la mort, après avoir accompli de si grandes choses, et quand on peut espérer de la bonté de Dieu d’en accomplir de tout aussi grandes, si ce n’est de plus merveilleuses ? C’est enfin le vœu de la témérité. Quoi ! mourir avec une mauvaise passion dans le cœur ! « La mort », s’écrie Jonas, « me vaut mieux que la vie » ! Heureusement pour lui, le Seigneur, au lieu de le prendre au mot, décida par le fait même que, dans cette triste disposition de son âme, la vie, au contraire, lui valait mieux que la mort.
Le vœu de Jonas n’a pourtant rien qui nous surprenne : c’est le vœu de l’homme naturel ; la chair répugne à la douleur ; il n’appartient qu’à la grâce de nous réconcilier avec l’épreuve, en nous la montrant comme une correction du Père et comme une occasion fournie au Fils de déployer Sa vertu dans notre infirmité (Héb. 12 ; 2 Cor. 12). Louez la vie tant qu’il vous plaira ; depuis la chute elle dit : « Ne m’appelez plus Naomi (agréable), car mon vrai nom est Mara (amertume) ». L’homme naturel, en proie à la souffrance, appelle de tous ses vœux la mort qu’il envisage comme le terme de ses travaux. L’insensé ! il ne voit que l’affranchissement de ses peines actuelles, et il oublie qu’« après la mort suit le jugement » ! Il lui tarde d’en finir avec la vie et sa « légère affliction » ; quoi ! pour commencer l’éternité avec ses tourments ? Il appelle le jour de l’Éternel ; mais « malheur à vous », dit le prophète, « qui désirez le jour de l’Éternel ! De quoi vous servira le jour de l’Éternel ? Ce sont des ténèbres et non pas une lumière » (Amos 5). Il demande à grands cris la mort quand il n’a, dans le cœur, rien de ce qui prépare pour le ciel, et qu’il a, au contraire, tout ce qui peut conduire au feu qui ne s’éteint point. Pauvre pécheur, ton aveuglement tient du prodige ! Une femme infidèle qui a son amant dans sa maison, et que son époux vient à surprendre au moment où elle le croyait encore absent, ouvrirait-elle à l’instant la porte à son mari qui frappe, et s’empresserait-elle d’aller recevoir un époux dont elle doit redouter la juste indignation ? Le méchant économe qui a dépensé tout le bien de son seigneur, ou le dépositaire paresseux qui a enfoui dans le sol le talent de son maître, entendraient-ils agréablement la voix qui leur crie : « Rendez compte de votre administration » ? Ah ! quelle charité, pécheur, et quelle longanimité que celle qui te retient encore, et comme malgré toi-même, « sur la terre des vivants », auprès de la « fontaine » qui demeure toujours « ouverte pour le péché et pour la souillure, et des eaux d’où jaillissent la vie et le salut !
Il sera bon, maintenant, pour notre instruction, de comparer le vœu de Jonas avec d’autres vœux, plus ou moins analogues, que contient la Parole de Dieu. D’abord avec celui de Moïse au désert.
Dégoûté de la manne et épris de convoitise, le peuple à Tabhéra s’était mis à pleurer et à dire : « Qui nous fera manger de la chair ? Il nous souvient des poissons que nous mangions en Égypte,… des concombres, des melons, des poireaux, des oignons et des aulx, et maintenant… nos yeux ne voient rien que manne ! » (Nomb. 11). Moïse, ayant « ouï le peuple pleurant » chacun « à l’entrée de sa tente », en avait ressenti une vive peine, et donnant essor à sa douleur, il avait dit à Dieu : « Pourquoi as-tu affligé ton serviteur ? Et pourquoi n’ai-je pas trouvé grâce devant toi, que tu aies mis sur moi la charge de tout ce peuple ?… D’où aurais-je de la chair pour en donner à tout ce peuple ?… Je ne puis le porter moi seul… car il est trop pesant pour moi ; que si tu me fais ainsi, je te prie, si j’ai trouvé grâce devant toi, de me faire mourir, de peur que je ne voie mon malheur ».
Le vœu qu’exprime Moïse, semblable dans la forme à celui de Jonas, en diffère beaucoup pour le fond. D’abord, Moïse ne demande à mourir que s’il doit continuer à « porter lui seul tout ce peuple », et parce qu’il appréhende de succomber sous le faix ; mais s’il reçoit des aides et qu’il « ne voie point son malheur », alors il consent à vivre, heureux de servir encore Celui qui l’avait honoré d’un si beau ministère ; au lieu que Jonas veut mourir, absolument mourir, que Dieu l’assiste ou non.
Il y a plus : Moïse, avons-nous vu, ne désire la mort que parce qu’il craint de fléchir sous le poids d’une administration difficile, fatigante, compliquée, que la dureté de cœur des Juifs lui rendait encore plus pénible, et dont seul il portait dès longtemps tout le fardeau ; Jonas, au contraire, veut mourir, mourir à l’instant même, après quelques jours d’un ministère peu difficile après tout et merveilleusement béni, d’un ministère que les heureuses dispositions des Ninivites lui avaient rendu si facile, et qu’elles auraient dû lui rendre si agréable.
Rapprochons de même le vœu de Jonas de celui d’Élie. « Achab venait de rapporter à Jézabel tout ce qu’Élie avait fait et comment il avait frappé de l’épée tous les prophètes de Baal ». Aussitôt Jézabel, dans sa fureur, envoie un messager vers Élie pour lui signifier de sa part que « le lendemain, à la même heure », elle « le mettrait » certainement « au même état que l’un d’eux ». Le prophète se lève donc pour s’enfuir au désert, et là, « assis sous un genêt », il épanche devant Dieu son angoisse en ces mots : « C’est assez, ô Éternel ! Prends maintenant mon âme, car je ne suis pas meilleur que mes pères » (1 Rois 19).
Le vœu d’Élie, comme celui de Moïse, ressemble pour la forme à celui de Jonas ; mais il en diffère encore plus quant au fond. Élie, en effet, poursuivrait avec joie son pénible ministère, s’il ne savait que la méchante Jézabel en veut à sa vie ; mais il aime mieux mourir sous la main de Dieu que de périr sous le glaive de la princesse sanguinaire. Puis, l’accablante pensée de l’inutilité supposée de son ministère augmente encore en lui le désir qu’il a de quitter un monde qui veut lui faire du mal, et à qui il se persuade de ne pouvoir faire aucun bien. Mais, Jonas ! Ni le roi de Ninive, ni son peuple, ni personne au monde, ne le recherche pour le tuer ; tous, au contraire, voudraient lui multiplier les témoignages de leur dévouement ; son ministère au milieu d’eux vient d’être béni comme jamais ne l’avait été ministère d’homme, et il ne tiendrait qu’à lui qu’il le fût encore davantage. Élie veut mourir quand on le poursuit, Jonas quand on l’honore ; Élie, parce qu’il ne voit pas, ou croit ne pas voir, le fruit de ses travaux ; Jonas, quand il le voit de ses deux yeux et qu’il en devrait bénir Dieu le front dans la poudre.
Ajoutons que, tandis que Jonas dépité veut absolument mourir, que Dieu le délivre ou non, Élie découragé, mais soumis, se contente de répandre devant Lui sa plainte, et, comme autrefois Moïse, de Lui présenter le vœu de son cœur ; aussi quand le Seigneur lui commande d’aller et d’oindre encore Hazaël et Jéhu pour rois, l’un sur Damas, l’autre sur Samarie, et Élisée pour prophète en sa place, le pauvre voyageur poursuit, résigné, son rude pèlerinage ; le journalier, accablé de fatigue, achève, sans mot dire, sa laborieuse journée. Autant, enfin, nous remarquons d’orgueil et d’insolence dans cette méchante exclamation du Gath-Hépherite : « La mort me vaut mieux que la vie ! », autant trouvons-nous, au contraire, d’humilité, de douceur et de soumission pieuse à la volonté de Dieu, dans cette touchante prière du Thishbite : « C’est assez, ô Éternel ! Prends maintenant mon âme, car je ne suis pas meilleur que mes pères ».
L’Ancien Testament nous offre encore d’autres vœux qui ressemblent plus ou moins à celui de Jonas ; par exemple, celui de Job et celui de Jérémie (Job 7 ; Jér. 20). La comparaison de ces vœux avec celui du prophète de Gath-Hépher donnerait lieu à des réflexions du même genre que celles que nous venons de présenter ; mais tous nous semblent plus ou moins empreints de l’esprit de la loi ; hâtons-nous d’arriver à ce qu’on pourrait nommer le vœu de l’évangile.
Paul, prisonnier pour Jésus à Rome, désire quitter enfin la tente passagère de ce corps mortel pour s’en aller auprès de son Sauveur : « Car », dit-il, « Christ est ma vie et la mort m’est un gain ; or s’il me vaut la peine de vivre dans la chair et ce que je dois choisir, je ne le sais pas ; car je suis pressé des deux côtés, ayant le désir de m’en aller et d’être avec Christ, ce qui est beaucoup meilleur ; mais il est plus nécessaire à cause de vous que je demeure dans la chair, et ce que je sais avec certitude, c’est que je demeurerai et continuerai à demeurer avec vous tous, pour l’avancement et la joie de votre foi » (Phil. 1). Tel est le vœu de l’apôtre. Or ce vœu, comme on le voit, n’est ni celui de la fatigue, ni celui du découragement ou de l’accablement, encore moins celui du murmure et de l’insolence ; c’est le souhait d’une piété tendre et soumise, d’un cœur tout dévoué à Jésus et à ses frères ; à bien des égards c’est vraiment le vœu modèle.
Remarquez d’abord l’état spirituel de celui qui l’exprime : « Christ », dit-il, « est ma vie et la mort m’est un gain ». Certes, avec une telle foi on peut désirer la mort, car on sait où l’on va après cette vie ; si donc, avec l’apôtre, nous pouvons dire : « Christ est ma vie et la mort m’est un gain », alors comme lui nous pouvons désirer le départ de ce monde ; autrement ce que nous demanderions à Dieu ce serait de fait le travail non le repos, l’échange des légères afflictions de cette courte vie contre les tourments éternels du monde à venir.
Puis, voyez tout ce qu’il y a de vérité, de simplicité chrétienne et de mesure dans le vœu de l’apôtre : il a, dit-il, « le désir de s’en aller pour être avec Christ » ; combien ce langage diffère de celui qu’inspire l’ardeur exagérée, l’impatience charnelle et fébrile d’une spiritualité prétentieuse et montée, qui s’est plus d’une fois démentie au dernier moment !
Considérez, en outre, pour quelle cause Paul désire déloger. Ah ! ce n’est pas seulement pour n’être plus dans ce monde, en butte à ses peines, à ses combats ; c’est avant tout pour être avec Christ ; c’est pour en avoir fini avec le péché qui L’offense, c’est pour Le contempler face à face, pour L’aimer enfin comme Il mérite d’être aimé et chanter éternellement Sa charité. Beaucoup moins préoccupé des fatigues de la route que du bonheur dont il jouira dans le sein du fidèle et tendre ami de son âme, Paul languit d’arriver à sa destination ; au lieu que, trop absorbés par les peines et les ennuis du voyage, d’autres voudraient le voir se terminer brusquement, dans le seul but d’en voir cesser les privations et les douleurs. Et tandis, enfin, que le vœu de l’apôtre respire l’oubli de soi et l’amour du Seigneur et de la perfection, le nôtre, hélas ! est trop souvent empreint d’un lâche égoïsme.
Admirons, enfin, comment Paul soumet à Dieu son désir, se montrant tout disposé à différer son départ aussi longtemps que le voudra le Seigneur. « Je suis pressé des deux côtés », écrit-il à ses chers Philippiens, « ayant le désir de m’en aller pour être avec Christ, ce qui est beaucoup meilleur ; mais il est plus nécessaire à cause de vous que je demeure dans la chair ». Figurez-vous une femme éloignée de son époux. Celui-ci lui écrit de venir le rejoindre, mais sans amener avec elle son petit enfant ; le cœur de l’épouse vole auprès de son mari, mais ses entrailles s’émeuvent pour la chétive créature qu’elle doit quitter et qui a besoin d’elle ; de sorte qu’elle se trouve péniblement tiraillée entre les deux objets de son affection, son amour conjugal la poussant vers l’un, mais sa tendresse maternelle la retenant vers l’autre. Eh bien ! telle est en ce moment la position de saint Paul. Il aspire de tout son être à s’unir à l’Époux divin ; néanmoins il est prêt à rester ici-bas avec ses frères, aussi longtemps que l’exigeront le bien de leurs âmes et la gloire de Dieu. Tandis que l’intérêt personnel règne plus ou moins dans les vœux que nous venons de rappeler, l’amour du Seigneur et de Son Église, le plus noble dévouement domine dans celui de Paul. Jonas de sa nature, mais Jonas soumis au joug de Dieu, l’apôtre subordonne entièrement son bien-être individuel aux grands intérêts de Jésus Christ.
Touchante et sublime opposition que celle que nous présente cette admirable page du Nouveau Testament ! « Bien qu’il me convînt personnellement à moi Paul de m’en aller auprès de Jésus et que cela me fût infiniment meilleur, cependant je suis tout disposé à demeurer encore avec vous pour votre affermissement et je sais aussi pour certain que j’y demeurerai ». Jamais, non, jamais le moi ne fut plus noblement sacrifié au vous. Et pourtant l’apôtre n’ignorait pas quelles seraient pour lui les conséquences du prolongement de son séjour sur la terre ; il avait déjà passé de nombreux jours de son pèlerinage dans les douleurs et dans les chaînes ; c’est encore d’une prison qu’il écrit, et il savait que l’affliction lui serait fidèle jusqu’à la mort ; mais il savait aussi que « la grâce de Jésus lui suffisait » ; il savait que « nul ne vit pour soi » ; et « sa vie ne lui était pas précieuse, comme d’achever avec joie sa course et le ministère qu’il avait reçu du Seigneur Jésus pour rendre témoignage à la bonne nouvelle de la grâce de Dieu ».
Il est écrit : « Imitons le bien, non le mal ». Que notre vœu de délogement ne soit donc, ni celui de Jonas dépité, ni même celui de Moïse fatigué, d’Élie découragé ou de Jérémie accablé, mais bien plutôt celui de Paul rempli de foi et d’espérance, de Paul étreint de la charité de Christ ; qu’il ait aussi pour fondement la foi vivante au Seigneur Jésus ; pour caractère distinctif, la vérité, la mesure et la sobriété d’un désir humblement soumis à la volonté de Dieu ; pour motif, le besoin de déloger afin d’être avec Christ, sans nulle distraction, sans nul partage, affranchis du fardeau du péché plus encore que de celui de la vie ; qu’il ait, enfin, pour tempérament et pour contrepoids ce généreux désintéressement d’un cœur qui se sacrifie noblement à la gloire du Sauveur. Si tel est notre vœu de délogement, certes, il n’a rien que de légitime ; nous pouvons nous y livrer avec confiance et c’est notre sûreté.
C’est aussi l’indice d’un bon état spirituel. Le chrétien selon le cœur de Dieu attend le départ, mais à son poste et pour le moment que le Maître a fixé. Il n’en devance pas l’heure par des vœux indiscrets, sachant que s’il y a de la piété à désirer la mort, il y en a quelquefois plus à endurer la vie. Ni la vanité des créatures, ni les peines de cette courte existence, ni même les afflictions de l’Église de Dieu, ne sont pour lui les vraies raisons qui doivent nous faire désirer de quitter ce monde. Il n’ignore pas non plus qu’il est d’un grand courage de consentir à vivre pour l’amour de Jésus et de Ses enfants. Si donc il souhaite le délogement c’est, avant tout, pour ne plus offenser Dieu et ne plus être témoin des outrages qu’Il reçoit chaque jour ; c’est pour être mis éternellement à l’abri de la séduction des sens, des pièges du monde et de son prince ; c’est pour aller enfin s’asseoir à la table du Seigneur, dont les miettes valent mieux que les festins des rois. Puis, le chrétien, le chrétien selon la Bible, a soif de la perfection ; or, tout en essayant d’imiter Jésus, de copier le divin modèle, sa faible main fait encore bien des fautes : il soupire donc après le moment où « il verra » le Sauveur « tel qu’il est », et « lui sera » rendu pleinement « conforme ». Il « ne connaît » d’ailleurs « qu’en partie », et il anticipe le beau jour où « ce qui est en partie sera aboli » et où « la perfection sera venue ». L’amour, enfin, veut l’union ; et, bien que le racheté sache qu’il est à Christ, cela ne suffit point à son cœur : il a besoin d’être avec Christ ; il a besoin de quitter enfin les bords de cet océan d’amour où jusqu’à maintenant il n’a fait que tremper la plante de ses pieds, pour s’avancer, se plonger et se perdre dans les éternelles profondeurs de la charité de Dieu. Tout à la fois attiré vers la céleste patrie par l’amour de Jésus comme par un aimant irrésistible, et chassé vers elle par les luttes et les orages de la vie présente, il s’écrie : « Tes autels, ô Éternel des armées, mon Roi et mon Dieu ! ». « Oh ! quand entrerai-je et me présenterai-je devant toi ! ».
Nous avons dit que le vœu de Paul est, à bien des égards, le vœu modèle. Nous en connaissons cependant un autre qui semble avoir plus de droits à ce titre : c’est celui que l’Esprit Saint a inscrit à la dernière ligne de la Bible et qu’Il inscrit encore dans le cœur de tous les rachetés. Ce vœu, le voici : « Viens, Seigneur Jésus ! ». Ce que l’Esprit nous incline à demander, si nous Le laissons agir en nous librement, c’est la vie non la mort, c’est la rédemption du corps, non sa dissolution, c’est le jour de Christ, c’est la résurrection et la consommation des saints, plutôt que notre départ de ce monde et notre bonheur individuel. Le chrétien que le Saint Esprit anime véritablement n’est pas une sorte de Jonas qui ne songe qu’à soi, à son bien-être, à son salut, et ne met qu’en seconde ligne la gloire de Jésus manifestée dans l’entière délivrance de « l’Église qui est son corps ». Il gémit, au contraire, il « soupire » par l’Esprit, en attendant « l’adoption », la « révélation des fils de Dieu ». « Il hâte » de toute l’ardeur de ses désirs « la venue du jour du Seigneur ». C’est le vœu par excellence, le vœu modèle. Ah ! veuille l’Esprit qui l’inspire à l’Épouse, le mettre aussi dans le cœur de chacun de nous ! Et comme Jésus a clos toutes les révélations par ce solennel avertissement trois fois répété : « Voici, je viens bientôt », « amen ! », puissions-nous Lui répondre dans un filial et saint empressement : « Oui, Seigneur Jésus, viens ! » (Rom. 8 ; 2 Cor. 5 ; Héb. 11 ; Phil. 3 ; 2 Tim. 4 ; 1 Thess. 3 ; 4 ; 5 ; 2 Thess. 3 ; Tite 2 ; 1 Jean 3 ; Apoc. 22 ; etc.).