Traité:Le chrétien et les dettes

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C.F. Recordon

Il n’est pas, dans les Écritures, un précepte plus clair et plus positif, que celui qui se trouve au verset 8 du chapitre 13 de l’épître aux Romains : Mêdeni mêden opheil, etc. Il n’y a point de variante ; ces trois mots ne sont pas susceptibles de deux ou plusieurs sens[2]. Aussi, est-ce à juste titre que toutes nos versions sont d’accord[3] pour les traduire ainsi : « Ne devez rien à personne ». Le verbe grec, rendu par devez, signifie bien cela, et rien que cela, ou : être « débiteur, avoir une dette » ; on trouve dans des auteurs grecs profanes la même phrase avec la même acception. Ainsi, par exemple, dans Lucien : « opheilein mêdeni ; ne devoir [rien] à personne ». — Ce passage est donc tout aussi simple et ce précepte tout aussi catégorique, que celui-ci que nous trouvons au verset qui suit : « Tu ne tueras point ». Tout lecteur qui respecte la Parole écrite, sans avoir la prétention de l’interpréter au gré de ses opinions ou de ses désirs, comprendra donc qu’ici il lui est formellement défendu de contracter des dettes.

Si l’on dit que la fin du passage modifie le sens que nous donnons au commencement, j’en conviendrai, si l’on veut, mais en ajoutant que c’est pour le renforcer encore davantage. Voici le verset dans son entier : « Ne devez rien à personne, sinon de vous aimer les uns les autres, car celui qui aime les autres a accompli la loi ». Qu’est-ce à dire si ce n’est ceci : toute dette vous est interdite, à l’exception d’une seule, dont vous ne sauriez jamais vous libérer, savoir l’amour pour vos frères et les obligations qui en découlent ? Il est clair que, tant que nous serons ici-bas, jamais nous ne pourrons dire que nous ne devons plus rien à nos frères, qu’il n’est plus pour nous de devoir résultant de l’affection fraternelle. À cette seule exception près, toute autre dette nous est formellement défendue : nous ne pouvons en contracter sans transgresser un des commandements les plus positifs de la Parole et, par conséquent, toute dette est un péché pour le chrétien.

Il y a pourtant quelques réserves à faire ou quelques explications à donner sur ce que nous entendons par des dettes.

Un chrétien, même fidèle, peut se trouver dans les dettes, par une suite de circonstances malheureuses — qui, sans doute, ne sont pas arrivées sans la volonté de Dieu, mais qui ne dépendaient nullement de la volonté de celui qui en souffre. Tel était, par exemple, le cas de cette veuve d’un des fils des prophètes qui, quoique craignant Dieu, était mort, laissant sa pauvre femme exposée à se voir tout enlever, jusqu’à ses deux enfants, par un créancier avide et cruel. — Que faire alors ? Précisément ce que fit cette femme, qui eut recours à Dieu en s’adressant à l’homme de Dieu et qui fut ainsi admirablement délivrée. Dans une semblable position, où nous voyons la main du Seigneur, nous pouvons nous confier pleinement en Lui et réclamer avec foi la délivrance qu’Il peut et veut toujours donner ; car alors cette position est pour nous une épreuve et non pas un état de péché.

Ensuite, lorsqu’un chrétien a par devers lui des valeurs quelconques qui font plus que représenter le montant de ce qu’il doit, on ne peut pas dire qu’il se soit mis dans les dettes ; puisque, au pis-aller, il ne ferait ainsi que vendre au-dessous de son prix ce qui lui appartient. Le meilleur et le plus sûr pour lui serait néanmoins de se libérer le plus tôt possible.

En dehors de ces cas et, peut-être, d’autres analogues, un chrétien ne peut contracter des dettes sans pécher, car, encore une fois, le commandement de Dieu est des plus formels. Et combien le mal qui se trouve dans une telle marche apparaîtra mieux encore, si nous en recherchons le principe et si nous en rappelons les conséquences.

Le principe ou le motif qui engage l’enfant de Dieu dans cette voie est opposé à ceux qui devraient le diriger. Au fond, ce motif revient presque toujours à ceci : orgueil, ambition, avarice, mondanité. En effet, comment concilier les dettes chez les chrétiens avec ces déclarations de la Parole : « Que votre conduite soit sans avarice, étant contents de ce que vous avez présentement ; car lui-même a dit : « Je ne te laisserai point et je ne t’abandonnerai point » ; de sorte que, pleins de confiance, nous disions : Le Seigneur est mon aide… » (Héb. 13, 5, 6) ? Si vous faites une dette, en empruntant par exemple, montrez-vous que vous êtes content de ce que vous avez présentement, que vous croyez à la promesse de Dieu : « Je ne te laisserai point », que vous pouvez dire pleins de confiance qu’Il est votre aide, et que c’est pour vous une précieuse vérité ? — N’est-ce pas, au contraire, la preuve que vous vous défiez de Dieu, que votre cœur se détourne de Lui à proportion qu’il s’appuie sur le bras de la chair et qu’il se confie en l’homme ?

Pourquoi, souvent, fait-on des emprunts ou des dettes ? Parce qu’on n’est pas content de l’état dans lequel on se trouve, parce qu’on veut en sortir pour s’élever plus haut, parce que, au lieu de s’accommoder aux choses humbles, on estime et l’on recherche les choses élevées. Sont-ce là les sentiments qui conviennent au disciple de Celui qui s’est anéanti Lui-même et abaissé jusqu’à la mort de la croix, de Celui qui était doux et humble de cœur ? Est-ce là suivre les traces de ce Jésus qui a été pauvre et méprisé sur la terre, qui n’y a trouvé qu’une crèche et une croix, et qui nous invite à marcher comme Il a marché Lui-même, à vivre comme Il a vécu ? À combien de chrétiens s’appliquerait encore ce que disait l’Éternel à Baruc (Jér. 45, 5) : « Et toi, tu chercherais pour toi de grandes choses ? Ne les cherche pas ; car voici, je fais venir du mal sur toute chair, dit l’Éternel ; mais je te donnerai ta vie pour butin, dans tous les lieux où tu iras ». Et encore ce qu’Élisée disait à l’ambitieux et cupide Guéhazi : « Est-ce le temps de prendre de l’argent, et de prendre des vêtements, et des oliviers, et des vignes, et du menu et du gros bétail, et des serviteurs et des servantes ? » (2 Rois 5, 26). Comme quelqu’un l’a si bien dit : « J’aimerais mieux être une statue de marbre dans le chemin de l’obéissance, que de faire les plus grandes choses aux dépens de la moindre portion de la Parole de Dieu ».

Et si vous alléguez qu’il faut pourtant bien que vous entrepreniez quelque chose pour subvenir à vos besoins et à ceux de votre famille, je réponds : Sans aucun doute, car Dieu nous ordonne à tous de travailler, en faisant de nos mains ce qui est bon — et cela non seulement afin de pourvoir à nos besoins, mais encore afin qu’avec le surplus nous ayons de quoi donner à celui qui est dans l’indigence (Éph. 4, 28). Quant aux entreprises, soit qu’il s’agisse d’œuvres collectives ou privées, pour répandre l’évangile ou dans un but philanthropique, soit qu’il ne s’agisse que de plans individuels ayant seulement en vue l’avantage temporel de ceux qui les forment, souvenons-nous que, si nous devons en faire, Dieu nous fournira les moyens pour cela[4]. À cet égard, Il nous dit comme à Gédéon (Jug. 6, 14) : « Va avec cette force que tu as ». — Avec cette force, ces ressources qu’Il t’a données — mais pas au-delà. Aller au-delà, c’est entrer sur le terrain des dettes et, par conséquent, du péché ; c’est chercher la prospérité dans un chemin où Dieu ne peut être avec nous et où nous ne pouvons pas réclamer et attendre Sa bénédiction — cette bénédiction qui seule enrichit, même sans aucun travail de notre part (Prov. 10, 22).

Ainsi donc, avant d’acheter une maison ou des terres, avant de fonder un établissement quelconque, grand ou petit, frères, nous vous en supplions, « asseyez-vous premièrement et calculez devant Dieu la dépense pour voir si vous avez de quoi la faire », et si, par conséquent, Dieu vous y autorise.

Que l’enfant du siècle réussisse parfois ou même fasse fortune dans la voie des dettes, nous le comprenons ; il ne connaît pas Dieu, il a ses biens en ce monde et il agit dans l’ignorance et dans l’incrédulité à l’égard de la volonté du Seigneur : il n’est pas, à cet endroit, sous la même responsabilité que l’enfant de lumière. Combien de ceux-ci qui, en suivant ce chemin d’infidélité, ont vu se réaliser pour eux ce que l’Écriture dit de ceux qui veulent devenir riches : ils sont tombés dans la tentation et dans le piège et dans plusieurs désirs insensés et pernicieux ! Combien qui, ayant ambitionné des richesses, se sont égarés de la foi et se sont transpercés eux-mêmes de beaucoup de douleurs !

Bien-aimés frères, qu’il vous soit donné d’éviter ces pièges, qui aboutissent trop fréquemment à une ruine désastreuse, par laquelle le beau nom du Seigneur est exposé à l’opprobre, et l’évangile blasphémé par plusieurs que de tels scandales éloignent ou détournent de la vérité, en leur faisant subir des pertes plus ou moins considérables, tandis qu’une marche intègre et fidèle aurait rendu honorable à leurs yeux la doctrine de notre Dieu Sauveur.

Demeurez donc dans la position, tout humble qu’elle soit — ouvrier, serviteur, employé subalterne — où Dieu vous a placés, si Dieu Lui-même ne vous ouvre pas la porte pour en sortir. D’un autre côté, si l’état où vous êtes vous obligeait à faire des dettes, que ce soit pour vous un indice évident que cet état n’est pas selon Dieu et qu’il faut au plus tôt y renoncer : car Dieu ne peut pas vouloir que vous demeuriez dans une position qui serait pour vous une occasion de péché, et c’est, pour autant qu’il y est avec Dieu, que chacun doit demeurer dans l’état dans lequel il a été appelé (1 Cor. 7, 24). Il faut en sortir, dès que votre conscience en comprendra le danger, de même que Pierre sortit en pleurant de la cour du souverain sacrificateur. Et si même vous aimiez votre position ou votre profession, si votre cœur y était attaché à un haut degré, ce serait une nouvelle raison de fuir un piège d’autant plus périlleux pour votre âme et d’obéir sans réserve à ce commandement du Seigneur : « Si ton œil droit est pour toi une occasion de chute, arrache-le, et jette-le loin de toi, car il est avantageux pour toi qu’un de tes membres périsse, et que tout ton corps ne soit pas jeté dans la géhenne ». Et si vous disiez : « Je dois attendre que Dieu me montre ce que j’ai à faire » — je réponds : « Vous êtes dans un train de péché », vous n’avez pas besoin que Dieu vous donne quelque signe de Sa volonté, puisque Sa volonté, vous devez le savoir, c’est que vous ne péchiez plus. — Mais si j’abandonne ma position, je ne sais pas que faire. — Commencez par cesser de mal faire. Voilà à quoi le Seigneur vous appelle tout d’abord. Quand vous aurez fait ce premier pas indispensable, Il vous fera faire le suivant. Confiez-vous en Lui ; marchez par la foi, c’est-à-dire sans savoir où vous allez. Ainsi vous serez délivré, conduit et dirigé d’en haut.

Puis, quelle que soit votre condition temporelle, contentez-vous-en si elle vous met à même de vivre, de nouer les deux bouts, comme on dit vulgairement. Peut-être que, au moyen de l’achat d’une maison, d’un fonds de terre, de quelques améliorations, réparations, agrandissements, de quelque instrument perfectionné ou machine, votre condition deviendrait plus favorable et vous permettrait de réaliser des bénéfices. Si vous avez de quoi vous les procurer, vous êtes libre de le faire ; mais si, pour cela, vous êtes dans la nécessité d’emprunter, c’est-à-dire de contracter une dette, soyez sûr que Dieu ne le veut pas ; sachez donc vous en passer et attendre en demeurant en repos. Laissez-vous diriger et soutenir par ces vérités si consolantes : « Confie-toi en l’Éternel et pratique le bien ; habite le pays, et repais-toi de fidélité, et fais tes délices de l’Éternel : et il te donnera les demandes de ton cœur. Remets ta voie sur l’Éternel, et confie-toi en lui ; et lui, il agira… Mieux vaut le peu du juste que l’abondance de beaucoup de méchants… J’ai été jeune, et je suis vieux, et je n’ai pas vu le juste abandonné, ni sa semence cherchant du pain… Prends garde à l’homme intègre, et regarde l’homme droit, car la fin d’un tel homme est la paix » (Ps. 37). « La piété avec le contentement est un grand gain. Car nous n’avons rien apporté dans ce monde, et il est évident que nous n’en pouvons rien emporter. Mais ayant la nourriture et de quoi nous couvrir, nous serons satisfaits ». « La piété est utile à toutes choses, ayant la promesse de la vie présente et de la vie à venir » (1 Tim. 6, 6-8 ; 4, 8). Et ailleurs : « Confie-toi de tout ton cœur à l’Éternel, et ne t’appuie pas sur ton intelligence ; dans toutes tes voies connais-le, et il dirigera tes sentiers. Ne sois pas sage à tes propres yeux ; crains l’Éternel et éloigne-toi du mal » (Prov. 3, 5-7).

Oh ! combien est heureux celui qui se confie ainsi en son Dieu et Père, ayant à cœur, avant tout, de Lui être agréable et de faire Sa volonté. Que de peines, que d’inquiétudes, que d’épreuves, que de douleurs il s’épargne en marchant avec Dieu, selon Dieu et près de Dieu ; en ne s’appuyant que sur Lui dans les difficultés, en ne recourant qu’à Lui dans la détresse ! Il peut être pauvre, dénué, malade, affligé : — sans doute, cela fait partie du lot sur la terre, que le Seigneur Jésus a promis au fidèle ; mais avec et malgré tout cela, il peut être heureux dans le Seigneur, jouir de Son ineffable paix, ne s’inquiéter de rien, se rappelant que son Père céleste connaît mieux que lui tous ses besoins et qu’Il est puissant et miséricordieux pour y satisfaire selon les richesses de Sa grâce. Celui qui lui a donné Son propre Fils, ne lui donnerait-Il pas aussi et à plus forte raison tout ce qui peut lui être nécessaire dans ce désert ? Il se soumet donc sans difficulté à cet ordre du Maître : « Ne soyez donc pas en souci, disant : Que mangerons-nous ? ou que boirons-nous ? ou de quoi serons-nous vêtus ? ». C’est bon pour les nations de s’inquiéter de toutes ces choses. Vous qui avez cherché premièrement le royaume de Dieu et Sa justice, soyez assuré que toutes les autres choses vous seront données par-dessus. Il n’est rien, dans les circonstances les plus pénibles que le chrétien vraiment fidèle peut traverser, qui trouble ou interrompe sa communion avec le Père et avec le Fils, rien qui l’empêche de s’adresser à Dieu avec une entière assurance, en rejetant sur Lui tout souci, car Il a soin de nous. Quel bonheur quand cette autre parole devient, en pratique, une vérité pour nous : « Que ceux donc aussi qui souffrent selon la volonté de Dieu, remettent leurs âmes en faisant le bien, à un fidèle Créateur » (1 Pier. 4, 19) !

Et, grâces au Seigneur, il y en a de tels ; il est des frères et des sœurs qui, en particulier, relativement au sujet qui nous occupe, ont compris qu’ils ne pouvaient faire des dettes sans transgresser un précepte positif des Écritures, et qui, par conséquent, ont pris devant Dieu la résolution de n’en plus faire. Et nous en connaissons qui ne s’en sont jamais repentis, qui, au contraire, sont dès lors beaucoup plus tranquilles et heureux dans ce chemin de la foi et de l’obéissance, lequel, quoi qu’il en soit d’ailleurs, est et sera toujours celui de la bénédiction. Quelle joie ils éprouvent quand, après avoir exposé leurs requêtes à leur Père, ils voient les délivrances arriver de Sa part au moment du besoin ! Ils apprennent toujours mieux que l’extrémité de l’homme est l’opportunité de Dieu, et peuvent dire, eux aussi, après et comme leur Sauveur : « Le Seigneur est mon berger : je ne manquerai de rien » (Ps. 23, 1) !

Il n’en est certes pas ainsi de celui qui, par incrédulité, par ambition, par mondanité, se laisse entraîner au péché de faire des dettes, de trafiquer ou de bien vivre selon le monde avec l’argent d’autrui. Il est sorti du sentier de la foi et de l’obéissance ; il ne peut donc pas compter sur Dieu ni se confier en Lui pour sortir d’un état de détresse, où il s’est placé en faisant sa propre volonté, sans consulter le Seigneur et en opposition avec Sa volonté.

Oui, coûte que coûte, quelque humiliant que cela puisse être, quelles que soient les pertes qu’entraîne avec elle la liquidation d’un établissement ou d’un commerce, tout chrétien consciencieux s’y résoudra pourtant, dès que sa conscience réveillée lui fera voir qu’il est dans un train de péché, où il ne peut marcher dans la lumière et avec Dieu. S’il ne prend pas et n’exécute pas promptement cette décision, il est d’autres conséquences funestes, auxquelles il s’expose et qui ne se manifestent que trop souvent dans de telles circonstances. En y persévérant malgré sa conscience, celle-ci s’émousse, se cautérise et s’endurcit, au point que l’on voit parfois des chrétiens — dans le vain espoir de sortir d’embarras et, en réalité, parce qu’ils ne veulent pas renoncer à leur mauvaise voie — en venir à des expédients peu honnêtes, même à des fourberies, auxquelles des mondains mêmes auraient honte de recourir. Ainsi, si l’on a des frères pour créanciers, on s’imagine qu’il n’est pas nécessaire de les rembourser, on fait des promesses et on ne les tient pas, on cherche à faire illusion à soi et aux autres sur son état, en ne retranchant rien à ses dépenses, si ce n’est en les augmentant ; à la veille même d’une faillite forcée, on fait encore des achats ou des emprunts en s’engageant à les solder dans peu. Ainsi un abîme appelle un autre abîme. Quelle vie d’ignominie et d’angoisses que celle-là — hélas ! et parfois ce n’est que la justice humaine qui vient y mettre un terme !

Voilà — et trop de faits lamentables prouvent que nous n’exagérons pas — voilà jusqu’où un croyant peut tomber peu à peu sur cette pente glissante, dès l’instant qu’il se permet de contracter sans scrupule des dettes et de vouloir faire des choses plus grandes que celles auxquelles Dieu l’appelle. — Plusieurs diront peut-être : « Ces paroles sont dures ». Nous les plaindrions d’autant plus. Dieu nous est témoin que c’est dans un esprit de sincère affection pour nos frères que nous les avons tracées. Oh ! si elles pouvaient porter la conviction dans quelques consciences et faire disparaître, du milieu de nous, ces tendances ambitieuses à s’élever dans le monde, ces aspirations à s’enrichir, cet esprit de mécontentement d’un humble sort, cette facilité à franchir les limites de la droiture, de la probité et de la dépendance de Dieu seul, pour mieux réussir dans ses affaires — nous serions heureux de les avoir écrites. Oh ! si elles pouvaient arrêter, ne fût-ce qu’un frère ou une sœur, entré, peut-être par ignorance et sans mauvaise intention, dans cette voie fatale — et lui faire rebrousser chemin avant que le mal fût devenu, en quelque sorte, irrémédiable, nous en bénirions le Seigneur dont nous réclamons la bénédiction sur ces avertissements.

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Il est des chrétiens à leur aise ou même riches qui, soit par insouciance, soit par oubli, négligent fréquemment d’acquitter sur-le-champ leurs petites dettes à leurs fournisseurs et ouvriers. À moins, comme c’est quelquefois le cas, de conventions contraires préférées par les créanciers, nous ne saurions trop blâmer ce mode d’agir. Il est tout ce qu’il y a de plus opposé à la vraie charité et dénote un manque de sympathie pour les classes appelées à vivre de leur travail. Cet usage, que je ne crains pas d’appeler barbare, peut se rencontrer chez des personnes d’ailleurs fort généreuses et sachant ouvrir largement leurs bourses pour des œuvres de bienfaisance. Nous leur dirions : « Il fallait faire ces choses-ci et ne pas négliger celles-là », ou plutôt : Avant de donner, il fallait payer ce que vous deviez. — Vous ne savez pas, ne vous étant jamais identifiés avec leurs circonstances, combien de peines, d’angoisses, de murmures apporte peut-être dans la maison du pauvre ouvrier votre négligence à le satisfaire. S’il avait compté là-dessus pour le pain de sa famille ; si vous l’aviez ainsi mis dans le cas de faire lui-même une dette… n’est-ce pas cruel ? N’est-il pas naturel que son cœur soit aigri contre celui qui n’aurait eu qu’à puiser dans sa poche ou à signer un ordre de paiement pour lui procurer ce qui lui est légitimement dû ? S’il y avait parmi nos lecteurs, ne fût-ce qu’un seul frère qui eût conservé cette impie habitude de quelques-uns des riches de ce monde, nous lui rappellerions que Dieu, qui prend, en amour, connaissance des circonstances des pauvres, avait donné cet ordre à Son ancien peuple : « Tu n’opprimeras pas l’homme à gages affligé et pauvre d’entre tes frères ou d’entre tes étrangers qui sont dans ton pays, dans tes portes. En son jour, tu lui donneras son salaire ; le soleil ne se couchera pas sur lui, car il est pauvre et son désir s’y porte ; afin qu’il ne crie pas contre toi à l’Éternel et qu’il n’y ait du péché sur toi » (Deut. 24, 14, 15). Souvenons-nous aussi de cette autre écriture : « Ne dis pas à ton prochain : Va et reviens, et je te le donnerai demain, quand tu as la chose par devers toi » (Prov. 3, 28). Or les disciples, les affranchis de Jésus Christ, devraient-ils être moins miséricordieux que les esclaves de la loi ?

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Encore un mot qui s’adresse à une tout autre classe de chrétiens. On dira et l’on m’a déjà dit : « Mais s’il est interdit à un frère d’emprunter, ne sera-t-il pas, par conséquent, interdit à d’autres frères de prêter ? ». Cette objection, conforme à la logique humaine, n’en est pas moins en opposition avec les enseignements les plus clairs de la Parole de notre Dieu. Et cela découle du passage même qui, après avoir dit : « Ne devez rien à personne », ajoute comme nous l’avons vu : « sinon de vous aimer les uns les autres ». Or cette dette de l’amour, dont nous ne pourrons jamais nous affranchir, consiste aussi évidemment à faire part de nos biens, soit par prêts[5], soit surtout par dons, comme nous le verrons bientôt, à nos frères dans le besoin. C’est ce que viennent confirmer un grand nombre de recommandations bibliques, dont nous citerons quelques-unes. Au psaume 37, 21 et 26, nous lisons : « Le méchant emprunte, et ne rend pas ; mais le juste use de grâce, et donne… Il use de grâce tout le jour, et il prête ; et sa semence sera en bénédiction ». — Psaume 112, 5 : « Heureux l’homme qui est use de grâce, et qui prête ! Il maintiendra sa cause dans le jugement ».

Écoutons encore le Seigneur Jésus Christ Lui-même sur ce point particulier de l’amour fraternel. Matthieu 5, 42 : « Donne à qui te demande, et ne te détourne pas de qui veut emprunter de toi »[6]. Luc 6, 34-36 : « Si vous prêtez à ceux de qui vous espérez recevoir, quel gré vous en saura-t-on ? Car les pécheurs aussi prêtent aux pécheurs, afin qu’ils reçoivent la pareille. Mais aimez vos ennemis, et faites du bien, et prêtez sans en rien espérer ; et votre récompense sera grande, et vous serez les fils du Très-haut ; car il est bon envers les ingrats et les méchants. Soyez donc miséricordieux, comme aussi votre Père est miséricordieux ». — Voilà qui n’a pas besoin de commentaire pour s’imposer à la conscience de tout disciple de Christ.

Enfin, quel plus puissant motif à la libéralité chrétienne peut-on présenter que celui que Paul offrait aux fidèles de Corinthe, à l’occasion d’une collecte pour les saints de Jérusalem, dans laquelle ils avaient donné selon leur pouvoir et même au-delà de leur pouvoir : « Vous connaissez la grâce de notre Seigneur Jésus Christ, comment, étant riche, il a vécu dans la pauvreté pour vous, afin que par sa pauvreté vous fussiez enrichis » (2 Cor. 8, 9).

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On nous écrit de divers côtés, de loin et de près, que cet article a produit de l’impression sur des frères qui, jusqu’ici avaient cru pouvoir entrer sans scrupules dans la voie des dettes. Gloire à Dieu qui seul bénit !

D’autres, en revanche, ont vu de grandes difficultés, des impossibilités même à l’observation de ce devoir. Nous ne croirons jamais qu’il soit impossible d’obéir à Dieu. Tout est possible à celui qui croit. Les difficultés viennent souvent de ce que l’on fait abstraction de Dieu, de Son amour pour nous, de Sa proximité et de Sa puissance pour délivrer. Oui, tout devoir est difficile, impossible même, quand on exclut Dieu de ce qui s’y rapporte ; quand on croit pouvoir diriger un commerce, faire des achats et des ventes comme le monde et mettre le christianisme en dehors ; quand on est dans son magasin, dans son atelier, dans son échoppe, en laissant Dieu et la volonté de Dieu à la porte. Veuille le Seigneur qu’il n’en soit jamais ainsi d’aucun de ceux qui lisent ces lignes ! « Prenez mon joug sur vous (celui de la soumission absolue à la volonté du Père), nous dit le Sauveur, et apprenez de moi, car je suis débonnaire et humble de cœur ; et vous trouverez le repos de vos âmes. Car mon joug est aisé et mon fardeau est léger ».


P.S. — Nous avons trouvé, dans une feuille écossaise, l’explication suivante donnée à un lecteur qui demandait comment l’on pouvait concilier Romains 13, 8 et Matthieu 5, 42. Nous croyons devoir communiquer cette explication ici à nos lecteurs.

« Romains 13, 8 est un principe qui s’applique à tout. « Ne devez rien à personne », que ce soit l’honneur à celui qui le désire ou le tribut à celui qui le réclame ; bref, tout ce qui peut être classé sous ce mot : « rien ».

Il n’est nullement nécessaire de chercher à concilier Matthieu 5, 42 avec ce passage. Chacun d’eux a son instruction propre pour l’entendement spirituel. Celui qui se laisse diriger par l’esprit du premier passage n’aura pas l’idée de se détourner du nécessiteux qui chercherait à emprunter de lui ; et, d’un autre côté, le dernier passage ne contient rien qui autorise qui que ce soit à emprunter.

Romains 13, 8 est une direction pour l’homme qui voudrait emprunter ; et Matthieu 5, 42 est une direction pour celui qui est en état de pouvoir prêter. Comme il serait heureux que l’emprunteur et le prêteur fussent également conduits par l’esprit de ces divins enseignements ! Combien l’efficacité de paroles telles que celles-ci : « Soyez contents de ce que vous avez présentement », ferait voir d’âmes paisibles et contentes dans toutes les circonstances ! Alors, au lieu de « prêteurs », nous trouverions, parmi le peuple de Dieu, davantage de compatissants « donateurs », ayant le cœur attiré par la grâce au-devant de ceux qui sont dans le besoin. Sans doute, ces enseignements de la Parole de Dieu ne conviendraient pas et ne conviennent pas au monde, qui a fait tous ses arrangements sociaux, religieux et commerciaux, de manière à se satisfaire lui-même en dehors de Dieu : — le chrétien doit traverser le monde (c’est bien triste quand il en suit le train et que, en pratique, il se conforme à ses voies) ; il doit le traverser, ayant les reins ceints de la vérité. En tous points et à tous égards, le monde est contre lui ; néanmoins, il peut y passer, comme un étranger, séparé de lui par la Parole de Dieu ».



  1. Publié dans le Messager Évangélique de 1867.
  2. Nous savons bien pourtant que le verbe grec est le même à la seconde personne du pluriel de l’indicatif présent, et qu’ainsi, grammaticalement, on pourrait traduire : « Vous ne devez rien à personne », mais logiquement ce n’est pas possible, puisque l’apôtre vient de dire : « Rendez à tous ce qui leur est dû ».
  3. Sauf Osterwald qui dit : « Ne soyez redevables à personne ».
  4. Le chrétien devrait toujours comprendre que, dans ce qui a rapport à cette vie, tout ce qui n’est pas possible n’est pas nécessaire.
  5. Ceux-ci ne devraient jamais constituer le frère auquel nous prêtons, en débiteur légal.
  6. Voir le P.S. à la fin de cet article.